Norman Spinrad : Il est parmi nous
(He walked among us, 1999)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
Texas Jimmy Balaban est un agent artistique blasé, et quand un plan drague passablement foireux le mène au fin fond des Catskills à écouter un comique fatigué dans un hôtel à la gloire plus que fanée, il se dit qu'il en a vu d'autres. Sauf que, bien sûr. Ralf, le comique en question, déballe un numéro de voyageur venu du futur, muni d'un message désagréable : si rien ne change, la planète va devenir invivable. Il le sait. Sa vie s'est passée à manger la merde éclaboussée par ses insouciants ancêtres. On rit un peu, on rit un peu moins quand on se rend compte que Ralf est assez fou pour ne jamais se défaire du personnage qu'il incarne. Et si ?
Texas Jimmy sait comment gagner de l'argent avec des artistes de dernier ordre, et il va assembler une équipe composée d'un auteur de SF sur le retour, Dexter D. Lampkin, et d'une coach d'acteurs aux convictions new age, Amanda Robin. Et vendre toute cette salade à un réseau de stations télé avide de temps d'antenne à bon marché. Et miracle, ça marche, et Lampkin se rend compte que la télé la plus merdique lui fait gagner plus d'argent que ses meilleurs livres. D'autant plus qu'il sait prolonger le (modeste) succès des émissions de Ralf, le comique venu du futur, en jouant sur le levier qu'il connaît le mieux : le fandom, enrôlé dans une bataille pour forcer la main aux responsables du Gold Network.
Neuf cents pages, cela peut sembler beaucoup pour une intrigue finalement assez linéaire, mais le cheminement de Ralf et de son destin médiatique est décrit avec beaucoup de détails — et avec la verve de Spinrad, qui ne sait jamais retenir une tirade là où un mot pourrait suffire. Détails auxquels s'ajoutent de nombreuses descriptions du fandom, des convictions et des réseaux new age d'Amanda, des coulisses de la télévision (avec les diverses formules du Monde selon Ralf). Plus un fil qui reste longtemps séparé du reste : la vie d'une paumée new-yorkaise, Foxy Loxy, qui s'enfonce dans la drogue et la prostitution.
Ce livre a une histoire. Écrit par Spinrad à la fin des années 1990, il a peiné dix ans à trouver un éditeur aux USA, au point d'avoir été d'abord publié en allemand en 2002 puis en français en 2009, dans la traduction de Sylvie Denis et Roland C. Wagner ici reprise, raccourcie avec l'accord de l'auteur par rapport à l'original — qu'est-ce que ça devait être ! Conséquence, certains détails datent déjà le livre : il n'y est pratiquement pas question de l'internet — alors que le fandom en faisait déjà un usage important en 1995 — ; certaines péripéties de l'intrigue sont totalement invraisemblables dans le monde d'aujourd'hui où tout un chacun est muni d'un téléphone portable…
On comprend que le roman ait eu du mal à trouver son public : il faut que ce soit des lecteurs qui s'intéressent à la SF, mais prêts à lire un long roman qui, au-delà de tout son teasing, n'abordera peut-être jamais les rives du genre. Et qui se fend régulièrement de commentaires pas toujours flatteurs pour cette pauvre SF, et surtout son fandom.
Il y a, a priori, deux aspects dans cette description : l'autobiographie de Spinrad, et un portrait à charge dudit fandom. Dexter D. Lampkin est une sorte de croisement entre Spinrad et Harlan Ellison. Comme le premier, il traîne sa frustration sur l'insuffisante réussite de sa carrière en SF, malgré les louanges récoltées par ses premières œuvres ; et il voudrait bien, comme le deuxième, gagner beaucoup d'argent en écrivant des scénarios pour la télévision — il y arrivera au cours du roman. Spinrad compte parmi ces auteurs de SF qui, à un certain point dans leur carrière, se sont insurgés contre les structures du genre, les ont dénoncées comme bridant leur créativité et la réception de leur œuvre par les lecteurs extérieurs au genre. Spinrad, en particulier, s'était fait une spécialité de venir dans des conventions de Science-Fiction pour y brocarder les outrances du fandom.
Ce roman ne décevra pas ceux que le fandom rebute : il en donne, de façon répétée, une description hyperbolique mais fidèle. Même dans un pays aussi touché par l'obésité que le sont les USA, la proportion d'obèses parmi les fans est la première chose qui frappe l'observateur extérieur (américain ou européen) ; et la frustration sexuelle que l'on devine dans la vie quotidienne du fan moyen donne lieu, durant le temps et l'espace limités des conventions, à une furieuse décompensation — ce qui permet aux auteurs en vogue, pendant un temps, d'avoir une vie sexuelle de rock star. Si on admet les groupies un peu enveloppées…
Ce premier abord du fandom, agrémenté des déguisements hauts en couleur de quelques individus, est celui que retiennent les médias quand ils rendent compte d'une convention. Faut-il croire que Spinrad, vieux briscard des conventions, s'en arrête à cette image ? Certes pas. Il la démonte avec maestria dans les pages du livre où une convention de SF est racontée par le biais du reportage télévisé qui en est tourné (et des choix de montage opérés par l'équipe). Il souligne aussi l'intelligence aiguë (mais parfois dévoyée) et l'indéniable érudition (mais parfois obsessionnelle) de nombreux membres du fandom. Oui, ils parlent trop et trop fort, mais au moins ils lisent, et réfléchissent. Jean-Jacques Régnier, dans un article dont le propos principal est de postuler une SF dégagée de l'influence sociale de son lectorat organisé,(1) prend pour point de départ Il est parmi nous et semble s'arrêter au constat négatif sur le fandom : « un groupe d'individus excentriques, farfelus, déjantés et, pour lui [Spinrad], assez fatigants »
.
Or, au-delà des anecdotes sur le fandom, ce roman est aussi une peinture au vitriol du paysage intellectuel et culturel de notre monde. La vision du livre est articulée par la tension entre l'auteur de SF rationaliste, Dexter D. Lampkin, et la coach d'acteurs et organisatrice de retraites new age, Amanda Robin. Et même si ce que représente cette dernière, grosso modo une dose de mysticisme et d'altruisme, est présenté comme bon et nécessaire, on sent que Spinrad a beaucoup plus de mal à se mettre dans sa peau, à lui donner des arguments naturels, que pour Lampkin, son alter ego.
L'un comme l'autre, cependant, sont en opposition avec la vraie force obscure du livre : la télévision, présentée dans toute sa puissance décervelante et cynique. Un thème que Spinrad a maintes fois pratiqué, voir Jack Barron et l'éternité ou Rock machine. Les auteurs de Science-Fiction mis en scène dans le livre n'ont aucune difficulté à être plus intelligents et plus raisonnables que les personnalités télévisuelles — mention spéciale doit être faite de George Clayton Johnson, personnage bien réel qu'il m'est arrivé de rencontrer dans une convention, co-auteur de Quand ton cristal mourra, et dont Spinrad tire un portrait plein de respect et d'admiration. Mais les fans de base eux-mêmes, au-delà de leur couche de graisse, sont infiniment plus éveillés et compatissants que le téléspectateur moyen. Spinrad en donne une illustration exemplaire quand il confronte Foxy Loxy, junkie meurtrière, à un fan déguisé participant à la convention dans laquelle elle s'est glissée.
En fin de compte, et quelle que soit la vérité sur l'avenir du globe ou l'origine de Ralf, Il est parmi nous est une lettre d'amour paradoxal adressée à la SF : comme la vérité profonde cachée dans les blagues idiotes, la SF a raison, mais n'est pas prise au sérieux ; et même le fandom avec ses oripeaux (constamment caricaturés) est plus intelligent que la masse des téléspectateurs (dont on peut voir une caricature outrée dans le personnage de junkie, droguée chimique comme on peut être drogué de télé, entraînée dans une descente aux enfers physique en parallèle magnifié d'autres descentes aux enfers des consommateurs piégés, par le surendettement par exemple). La télévision est le véritable ennemi, et la culture générale, même intellectuelle et irritée par l'audiovisuel, n'a peut-être pas autant de ressources pour identifier les maladies de notre société que la SF. Évidemment, ce message de Spinrad risque de ne pas arriver jusqu'à ceux qui en auraient le plus besoin — en un sens, ce sont les auteurs de SF qui se lancent dans les entreprises les plus commerciales, comme Iain M. Banks, qui ont le plus de chance de faire entendre leur musique politique — mais espérons qu'au moins il sera compris par ce qui reste le cœur de l'auditoire de Spinrad : les amateurs et, oui, même les fans de SF, parmi lesquels je n'ai pas honte de me compter.
- "En être ou pas…" dans Fiction 11.↑
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