Roland C. Wagner : le Train de la réalité et les Morts du Général
Fragments de l'univers de Rêves de Gloire, 2012
- par ailleurs :
Restons dans l'analogie discographique : si les univers parallèles (comme celui où se déroule Rêves de Gloire, précédent et excellentissime livre de Wagner) ont leur pendant dans ces versions alternatives, retrouvées bien plus tard, de disques bien connus, le présent recueil doit être vu comme une collection de bonus tracks, de créations issues de la même matière que l'épais roman de l'an dernier. Une demi-douzaine de “fragments”, comme le dit le complément de titre en page de titre du volume, d'histoires, plus ou moins longues, qui apportent un nouvel éclairage à divers aspects de l'univers de Rêves de Gloire. Parfois, elles expliquent un point uchronique, parfois elles mettent le projecteur sur des personnages anonymes qui n'ont pas trouvé place dans les sept cents pages du récit principal qui tournait autour du Collectionneur et de sa quête du 45 tours des Glorious Fellaghas.
J'ai écrit recueil. L'ouvrage ne s'avoue pas ainsi, se dispensant de tout intertitre, de toute table des matières. Toutefois, la structure est clairement celle d'un recueil ; les textes se suivent linéairement, sans le découpage surprenant et les références croisées (et parfois complexes) qui caractérisaient Rêves de Gloire. Seuls la série de textes courts sur l'attentat de la Croix de Berny (rappelez-vous les dernières paroles du Général : « On aurait dû passer par le Petit-Clamart… »), semés tout au long du volume, maintiennent un semblant de fil conducteur, et induisent la confusion plus que l'éclaircissement (il y a une raison, mais on priera le lecteur de cette chronique d'être patient, et de se référer au livre).
Éclaircissement est une exagération, sans doute. On ne peut employer ce mot qu'à propos d'un des premiers textes, qui fournira l'arrière-plan de l'une des divergences uchroniques clairement exploitées par Rêves de Gloire, la survie d'Albert Camus (qui ne sera pas victime d'un accident de la route). Texte plein d'humour, au demeurant, qui se développe avec logique et suspense.
On pourra parler charitablement d'éclairage à propos des fragments épars d'histoire (alternative) du rock qui nous sont présentés dans le Train de la réalité : le destin tordu de la famille Manson, inspirée cette fois-ci non par Helter Skelter (on se souviendra que dans cet univers, les Silver Beetles se sont séparés au bout de trois 45 tours obscurs), mais par un Hocus Pocus curieusement attribué(1) aux Yardbirds période Jimmy Page, qui était il est vrai grand amateur de magie noire ; l'irruption avortée du punk yougoslave dans la Casbah d'Alger ; les galères de l'unique groupe de vrai rock 'n' roll, graisseux, cuiré et banané, qui ait jamais joué dans la même Casbah… Tout est très drôle pour l'aficionado de rock (que je suis), sans avoir de rôle décisif dans la construction de l'univers parallèle.
Le fragment sans doute le plus long du livre, de la page 59 à la page 102, retrouve l'ambiance des communautés vautriennes qui sont centrales dans Rêves de Gloire. On suit les pas d'un groupe de jeunes gens qui ont commencé dans le happening anarchiste, genre peinturlurage de statues vénérables, et lentement dérivé, sous la pression de la dictature au pouvoir en France, vers l'action violente. C'est, à l'instar du texte sur l'accident manqué de Camus, ce qui se rapproche le plus d'une nouvelle dans ce livre, avec ses tragiques révélations finales. Je n'ai pu m'empêcher de penser Tarnac, Tarnac, sans doute parce que le récit relayé par nos media des faits et gestes supposés de ce groupe installé dans le Limousin relève du story telling plus que de l'information. Finalement, le fossé se comble entre littérature engagée et collectage de contes… si on n'oublie pas d'analyser les contes.
Comme dans Rêves de Gloire, la plupart des fragments ici rassemblés sont racontés à la première personne (c'est d'ailleurs ce qui donne l'impression que certains d'entre eux auraient pu prendre place dans une autre version du roman). À deux exceptions près : le texte final sur la famille Manson, très classiquement narré à la troisième personne ; et celui qui occupe les pages 115 à 138, qui est aussi le plus expérimental du recueil, où toutes les personnes de la conjugaison sont convoquées pour restituer l'état mental d'un “zéro”, d'un homme qui a pris trop de drogues et y a perdu sa santé mentale. Ce n'est pas la narration la plus directe qui soit, mais on y gagne une image saisissante de la dislocation mentale.
Ce livre est à recommander en priorité aux passionnés de Roland Wagner… et comme traitement de substitution pour vous aider à quitter doucement l'univers de Rêves de Gloire, qui est une drogue trop forte.
- Comme vous le savez tous, dans notre univers, un morceau de ce titre a valu un succès passager au groupe hollandais Focus.↑
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