Iain Banks : Transition
(Transition, 2009)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
Comme les récits de mer et de voyage, la Science Fiction, pour être efficace, maintient un délicat équilibre entre le familier et l'exotique. L'exotique, raison d'être de tels livres, bariolé et surprenant, bardé d'extrêmes — de richesse et de pauvreté, de froid et de chaleur, et que sais-je encore ; incompréhensible, et souvent dangereux. Et le familier, le soulagement du retour dans la cabine du marin, de la tente de l'explorateur, de l'espace pressurisé du vaisseau spatial ; sans lequel le lecteur, naufragé, ballotté par la houle de la nouveauté indécryptable, finirait par ne plus trouver sens à sa lecture.
Ces contrastes sont présents dans la série de la Culture, d'Iain M. Banks — au milieu des paysages galactiques, en interaction avec les intelligences artificielles et les non-humains de toute sorte, nous trouvons des sociétés médiévales ou capitalistes qui, nées à des millénaires et des parsecs de la nôtre, en retrouvent les recettes éprouvées, les beautés et les laideurs. Ces contrastes se retrouvent dans l'onomastique même de Banks — les noms à rallonge de ses personnages sont truffés de références et servent, dans leur structure ou dans leurs sons eux-mêmes, à annoncer les chimères historico-sociales dont ils sont le fruit.
Transition n'est pas le premier roman d'Iain-sans-le-M.-Banks à relever de la SF (on pourra citer à tout le moins the Bridge, connu en français comme ENtreFER, et Song of stone, roman de guerre civile et d'effondrement social dans un futur proche). La signature “Iain M. Banks” semble réservée au space opera, plutôt qu'à la SF en général. Ce roman est peut-être la première œuvre de SF “blanche” d'Iain Banks (et, hélas, la dernière) à nous offrir autant d'exotisme en contrepoint à ses abondantes doses de familiarité. Qu'on en juge à l'aune onomastique : Temudjin Oh, Mr Marquand Ys, Snr Marquan Dise, Dr Marquand Emesere, M. Marquan Demesere, Mark Cavan, Aiman Q'ands ; Plyte, Jésusdottir, Krijk, Heurtzloft-Beiderkern, Obliq, Mulverhill — ces deux listes figurent page 50 (55 et 56 en français) et, oui, la similitude de bon nombre des noms de la première liste a une raison précise. Ajoutez à ceci Madame d'Ortolan, Lady Bisquitine, qui réside à Aspherje, Mr Kleist, Adrian Cubbish, et Lord Harmyle — ce dernier passant ses journées au Perineum Club, sur Vermyn Street. Banks ne reculait jamais devant un peu d'humour, noir ou pas.
Il est clair dès les premières pages que Transition relève de la SF — même si le texte de présentation et résumé, sur le premier rabat de couverture de l'édition originale, se livre à d'étonnantes contorsions pour dissimuler ce fait (et l'extrait en quatrième de couverture réussit l'exploit de rester totalement en marge du fil principal du livre). L'action se déroule dans un certain nombre d'univers parallèles, et oppose entre elles des personnes qui ont la (rare) faculté de se déplacer entre les mondes. Aucun objet physique, aucun corps vivant ne se déplace d'un univers à un autre : l'esprit des voyageurs se transfère dans des corps d'accueil, en laissant dans leur monde de référence un corps d'origine qui poursuit en leur absence une vie de débile léger ; quant aux hôtes involontaires, ils se réveillent après leur possession, quelque peu désorientés, mais sans souvenir de leurs visiteurs.
Dans la plupart des univers (le nôtre compris), la majorité des gens n'ont pas la moindre idée qu'il puisse en exister d'autres, et encore moins des gens capables de faire la transition. Mais il est une version de la Terre, qui s'appelle Calbefraques, où l'ensemble de la population est au courant, et où l'art de la Transition (et d'autres spécialités liées, comme le pistage ou le brouillage) est enseigné. Calbefraques sert aussi de base au Concern (ou l'Expédience, en “français” dans le texte), une sorte de société secrète servie par une organisation paramilitaire qui intervient sur des événements-clé de l'Histoire des univers auxquels ils ont accès pour en optimiser le cours. On retrouve ici un ingrédient qui pourrait rappeler les récits d'Histoire secrète, à ceci près que Banks ne met jamais en scène un personnage historique connu ; on pensera plus banalement aux romans d'espionnage, et bien entendu à un roman précédent d'Iain Banks, le Business, qui ne relevait pas tout à fait de la SF — mais est néanmoins chroniqué dans KWS…
La narration suit plusieurs fils parallèles, mais pas simultanés, dont les liens ne deviennent clairs qu'au fur et à mesure de la progression du livre. Temudjin Oh, “the Transitionary”, est un agent du Concern. Un assassin hors pair, car un esprit tué pendant qu'il réside dans un hôte humain meurt définitivement, mais pas seulement. Adrian Cubbish vit dans notre monde, c'est un jeune homme aux dents longues qui s'est fait une place dans le monde des traders malgré ses origines modestes et son manque de diplômes. Le “Patient 8262” feint l'amnésie, car l'hôpital où il est soigné lui paraît une excellente cachette contre ceux qui sont à ses trousses. “The Philosopher” est un tortionnaire professionnel, qui raconte sa vie depuis son enfance. On a droit à quelques autres fils de moindre importance.
Je me souviens de comment, il y a fort longtemps de cela, Gregory Benford avait au cours d'une conversation fait remarquer qu'un cliché quasi-permanent du roman dystopique, autant que de la SF “politique” des années 70, est que la lutte contre la dictature, menée par un homme plus ou moins jeune, s'incarne dans une idylle avec une jeune femme séduisante. Dans cette optique, l'intrigue de base est sans réelle surprise. Le Concern a pu se développer à partir du moment où l'on a découvert qu'une personne pouvait en entraîner une autre dans la transition, à condition qu'elles soient physiquement très proches, voire qu'elles s'étreignent. Temudjin Oh est depuis longtemps amoureux de Mrs Mulverhill, amour consommé dans des scènes… amoureusement décrites, et avec une luxure de détails. Or Mrs Mulverhill est devenue une rebelle, opposée à Madame d'Ortolan, qui manigance depuis longtemps pour s'assurer une domination totale sur le Conseil Central. Et veut utiliser Temudjin comme son arme mortelle.
Si l'intrigue est au fond ordinaire, la construction du roman est virtuose. Un prologue nous offre un fascinant échantillon des aspects du livre, et un aperçu de sa fin — à ceci près que les apparences peuvent être trompeuses… Et on se prend au jeu de la réapparition dans le texte des informations données dès le début. Les renseignements sur la mécanique du transfert entre les mondes et l'histoire du Concern sont distillés au fur et à mesure du récit, entre des descriptions de paysages — physiques et culturels : langues, religions et systèmes politiques… John Brunner avait émis l'opinion que la SF, avec son cortège bigarré de planètes étrangères, n'arriverait jamais à la hauteur de la diversité des cultures qui existent ou ont existé sur Terre. Les mondes parallèles évoqués par Banks, souvent au détour d'une phrase, arrivent à être aussi divers que ceux du space opera, parce qu'ils puisent dans ces cultures existantes.
Au passage, Banks nous donne bien entendu quelques leçons de morale politique. En passant, de façon ironique, quand nous nous rendons compte que, dans la plupart des mondes visités, la religion que l'on associe immédiatement au terrorisme est le christianisme. Par l'exemple, avec la description de notre monde vu au travers de l'ascension sociale d'Adrian Chubbish, personnage parfaitement dénué de scrupules qui traite ses affaires de cœur comme les marchés, et passe de dealer de cocaïne pour les gosses de riches à confident de banquier, puis employé de société financière — sans avoir de connaissance particulière de la finance. Comme le dit Temudjin, qui s'adresse de temps en temps au lecteur, “that single embodiment of a world crippled by its legacy of recent cruelties and a self-lacerating worship of the proceeds of selfishness and greed. Again, this was your world”
. La troisième leçon, sur la torture, est administrée de manière presque platement didactique, avec la mise en scène du dilemme classique du policier face au terroriste qui détient l'information sur le lieu d'un attentat à la bombe imminent (chapitre 11). À ceci près que la situation est compliquée par plusieurs retournements… je vous laisse découvrir.
Paradoxalement, Temudjin, qui adore sa maison de Flesse (dans une Suisse de Calbefraques — l'article indéfini est intentionnel), finit par s'attacher à notre monde, mais uniquement via la ville de Venise, dont la fragre (l'odeur mentale, si vous voulez) lui paraît unique. Alors que le monde où vit le Patient 8262, noyé dans la grisaille sordide de son hôpital, se débrouille très bien en matière de justice sociale, d'après les quelques indications qui nous sont données. On pense à la célèbre et historiquement inexacte réplique d'Orson Welles dans le Troisième homme : “In Italy, for thirty years under the Borgias, they had warfare, terror, murder and bloodshed, but they produced Michelangelo, Leonardo Da Vinci and the Renaissance. In Switzerland, they had brotherly love, they had five hundred years of democracy and peace – and what did that produce? The cuckoo clock.”
Un cynisme en pleine contradiction avec l'éthique banksienne. Mais on doit tout de suite ajouter que le monde d'où vient “the Philosopher” (tortionnaire convaincu, je le rappelle) est lui aussi aussi gris que la Grande-Bretagne des années 1950 ; que la paisible Calbefraques (explicitement comparée à la Suisse) a érigé les parcs et les dômes scintillants de l'UPT, University of Practical Talents, où s'enseigne la transition entre les mondes ; et qu'une des raisons pour lesquelles Venise séduit sinon Temudjin, du moins Mrs Mulverhill et sans doute l'auteur du livre, est sa farouche tradition républicaine, qui interdit à tout Doge de se prendre pour un monarque.
Finalement, le leitmotiv moral du livre est une dénonciation de l'égoïsme sous toutes ses formes. La version grossière et financière d'Adrian, que nous ne connaissons que trop bien. Le mépris pour la vie d'autrui, tout entouré qu'il est d'hésitations, d'excuses et de références à une autorité supérieure, que manifeste “the Philosopher”. Et l'appétit monstrueux de pouvoir et d'immortalité de Madame d'Ortolan — car à partir du moment où l'on change de corps pour changer d'univers, il devient possible de changer de corps pour s'assurer une jeunesse éternelle. Et de devenir une sorte de vampire, tenté par la version absolue de l'égoïsme, le solipsisme (lui aussi réfuté au détour d'un cours de l'UPT…).
Bref, du grand Banks, à la fois bourré de l'exotisme qui a assuré le succès de la série de la Culture, et décrivant les détails sordides de notre monde familier, comme il a pu le faire dans Complicity ou the Steep approach to Garbadale. Un livre qu'on aime, avec ou sans M.
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