François Jakobiak : l'Analphabète-conseil
roman de Science-Fiction, 2012
- par ailleurs :
J'avoue ignorer quelle main anonyme a posté de fort loin, à la fin de l'été suivant sa parution, un exemplaire de ce roman que ladite main avait feuilleté, à preuve un coup de crayon noir laissé par cette main ou par sa symétrique dans la marge d'une fin de paragraphe où il est question de la basilique néo-byzantine de Fourvière, un de mes grands mépris esthétiques pour le peu que je sois capable de juger en ce domaine — non point cette basilique en particulier mais le néo-byzantin en général, elle n'étant même pas ce qu'il y a de pire dans le genre.
J'aurais dû me méfier. L'Harmattan est une maison où l'on trouve d'excellentes choses, mais plutôt côté actes de colloque, thèses quelque peu résumées, productions universitaires trouvant ainsi sinon un diffuseur du moins un imprimeur à partir du moment où le producteur intellectuel se donne la peine de fournir une mise en page toute faite et souvent quelque monnaie, la recherche de crédits absorbant d'ailleurs une part appréciable de l'énergie des enseignants-chercheurs, du moins tant que la mise des travaux à disposition directement sur l'internet n'aura pas transformé ces pratiques en curiosités antédiluviennes et incité à la reconversion un certain nombre d'entreprises privées d'impression vivant des crédits publics donc des impôts de tous. On y trouve aussi — je parle toujours du même éditeur — des témoignages, des mémoires, qui font parfois beaucoup plus que flatter les égos de leurs auteurs. Je ne savais pas qu'on pouvait y trouver des romans, mais c'est dans la logique des choses.
L'auteur semble en être à son coup d'essai. En matière de roman, s'entend, car la présente chose est loin d'être sa première contribution à la déforestation globale. Il en indique neuf autres dans ce dernier quart de siècle, surtout aux éditions d'Organisation, plus un chez Dunod et un aux Presses Universitaires de France dans la collection "Que sais-je ?" : il y est question de veille technologique, d'intelligence économique, de brevets ou de recherche et développement. Toutes choses fort sérieuses, on en conviendra. Et qui sont certainement écrites avec quelque componction, pour ne pas dire pontifiage. Caractéristique que l'on retrouve en tout cas ici, même si elle est sans aucun doute beaucoup moins adéquate au genre romanesque. Reconnaissons toutefois des efforts pour caractériser une poignée de personnages, et d'abord leur vocabulaire, quitte par exemple à faire parler un gardien, décrit avec une rare originalité comme « un noir colossal au sourire éclatant tenant en laisse un malinois vindicatif »
, en remplaçant tous le "r" par des apostrophes, selon une méthode qui certes donnait de bons résultats chez feu René Goscinny, dont on aurait même des antécédents chez Balzac (plutôt du côté de l'accent germanique du baron de Nuncigen), mais que l'on pourra se permettre de juger légèrement rudimentaire. Pour le reste, l'allégresse du style est bel et bien celle d'un manuel de gestion, mâtiné d'infra-harlequinade. Même si l'auteur se gargarise un instant des « maîtres de notre littérature »
, il n'est pas tout à fait à la hauteur ; comme bien évidemment toute citation attire le soupçon d'avoir été choisie dans le pire, je ne peux qu'affirmer que la description du gardien qui précède n'est qu'un échantillon très représentatif, espérer être cru et dans le cas contraire inviter à juger par elle-même en ouvrant le volume au hasard toute personne qui d'aventure le rencontrerait, chose par ailleurs assez peu probable, l'éditeur imprimant plus qu'il ne diffuse comme il l'a déjà été dit plus haut.
Mais plus que la médiocrité du style, c'est celle de la pensée qui peut surprendre. En particulier l'autosatisfaction qui sourd de chaque paragraphe. La certitude de faire partie d'une élite. Du simple fait d'avoir fait des études au-delà du bac, semble-t-il, ce qui assurerait une supériorité intrinsèque et en particulier une plus grande résistance à l'abrutissement. Je dois avouer que mon expérience d'universitaire de base me rend quelque peu sceptique, à cause de certains collègues autant et plus que des étudiants, mais la simple lecture du roman peut aussi faire naître des doutes dès lors que l'on pense à l'auteur. L'autosatisfaction passe par la construction d'un monde imaginaire d'ilotes, regorgeant de sources d'abrutissement, télévision bien entendu et « la plupart des bandes dessinées et des “polars” »
(p. 61). L'auteur ignore manifestement l'existence de la Science-Fiction même s'il en fait sans le savoir, et je me demande s'il faut s'en plaindre ou plutôt s'en réjouir tant on peut frémir à imaginer ce qu'il serait capable d'en dire. Il ajoute à ses mépris la presse et particulièrement les hebdomadaires, en prenant la précaution d'indiquer qu'il fait quatre exceptions, prudemment non nommées, et les quotidiens quitte à imaginer un « journal vulgaire extrêmement quelconque, bourré de faits divers “à la une”, démagogique de A à Z, saturé d'analyses approximatives commises par des pseudo-journalistes superficiels et néanmoins bien payés »
(p. 55) – la seule indication plus précise vise manifestement France-Soir et l'effondrement de son tirage avant sa disparition, mais cet effondrement même ne semble pas avoir quelque chose de satisfaisant pour l'auteur, et de toute façon il ne s'agit pas de ce seul titre. Je ne sais pourquoi, le quotidien décrit plus haut m'a fait penser au Figaro, et le ton général des récriminations à quelques bien-pensances de professeurs de collège d'après 68, dont les stéréotypes sont désormais manifestement passés du côté droit de l'échiquier politique car l'auteur ne serait sans doute pas très heureux de leur être assimilé et n'a pas vraiment leur profil, tant on le voit figariser sur « notre sécu hors de prix »
(p. 25), sur un énarque « gaucho-anarchiste »
et « aigri jusqu'à la moelle »
(p. 74), sous-catégorie qui ne me semble pourtant guère fréquente, ou sur « un intellectuel de gauche, émacié et pâle, affublé de l'inévitable collier de barbe brunâtre, peu fournie, malsaine, [et qui] lit avec ferveur le quotidien sérieux du soir, en jetant des regards indifférents à cette base bruyante qu'il adore sans doute, dans l'abstrait, de tout son cerveau tourmenté »
(p. 174). Au hasard, on ajoutera une diatribe contre les abréviations, une fixation contre les chansons paillardes, étape semble-t-il évidente de l'abrutissement, certitude que maints vieux ou moins vieux médecins pourraient pleinement apprécier, un discours lancé à tout hasard sur notre monde supposé « sans idéal, sans morale, sans but, sans sanction »
(p. 19), un autre sur un actuel triomphe du son et de l'image préludant à la liquidation de l'alphabétisation – ce qui suppose une connaissance du passé assez peu adéquate aux infinies prétentions de l'auteur, et en tout cas légèrement lacunaire, tout comme l'est par exemple sa vision éminemment spinalienne (de l'imagerie d'Épinal) de l'homme supposé des cavernes.
« Et la SF dans tout ça ? » aurait demandé Jacques Chancel à propos de tout autre chose. Il y en a, même s'il y a aussi de la betterave. Et qui a un rapport direct avec une bonne partie de ce qui a été raconté auparavant, juste récompense pour qui a poussé la lecture jusqu'aux présentes lignes. Le narrateur, fort peu différent de l'auteur, fait en effet le tour des activités d'une société privée baptisée Sertaz (on appréciera l'originalité de l'anagramme), appuyée matériellement comme il se doit par les pouvoirs publics, et spécialisée dans l'abrutissement organisé et volontaire, le « décyclage partiel »
qui est un « simple traitement de durée variable pour devenir cool, sans stress »
(p. 49), le séminaire régressif (avec des notations pour une fois effectivement corrosives sur ses modèles réels), voire une intéressante expérience de retour aux alentours de l'âge de pierre, au moins sous forme d'un film publicitaire, dont l'artificialité est d'ailleurs mise en évidence, ce qui n'est pas, loin de là, le pire du roman, et qui permet par exemple une réflexion assez éloignée des platitudes spinaliennes antérieures, à propos de l'état de santé réel, et non fantasmé, des peuples dits primitifs… Qu'une entreprise puisse faire de l'argent ainsi, dépassant aussi franchement le stade encore artisanal de TF1 et consorts, ne peut que relever d'une sinon science- du moins speculative-fiction satirique que certains trouveront certes un peu datée, mais qui reste encore sur le principe tout à fait acceptable. Elle se fonde d'ailleurs sur au moins une réalité, car l'envie de tout laisser tomber et de régresser joyeusement en est une fort tangible — conséquence par exemple des “certains collègues” plus haut évoqués, je ne sais pas s'il en va de même pour le jésuite présenté comme « professeur de théologie appliquée à l'IUT de Toulouse »
(p. 173), poste que l'on voudra bien croire imaginaire mais qui aurait probablement l'avantage de produire moins de nuisance que ceux à base d'économie dogmatique et de management approximatif. Et elle pourrait déboucher sur une hypothèse de plus grande ampleur, puisqu'il est suggéré que tout cela doit préparer l'Humanité pour un après-catastrophe inéluctable, même si la piste n'est pas suivie plus avant, et surtout si l'on peut soupçonner qu'il s'agit du traditionnel pendant prédictif des vaticinations sur la décadence généralisée.
Reste évidemment la question d'entre les questions, des rares primordiales auxquelles la réponse ne soit pas “42”, et qui peut se résumer ainsi : « Pourquoi parler aussi longuement d'une daube pareille ? ». D'autant que les probabilités de tomber dessus par inadvertance sont minimes. Peut-être votre serviteur est-il indécrottablement bavard ? Peut-être se venge-t-il d'un rédacteurenchef qui lui réclame des textes ? Peut-être a-t-il effectivement lu la chose et considère donc qu'il n'y a absolument aucune raison pour qu'il en soit la seule victime ? Peut-être de temps en temps faut-il faire un exemple ? Peut-être dézinguer les importants a-t-il ses vertus ? Peut-être est-il doux de passer à la mitrailleuse des textes qui se prennent pour plus qu'ils ne sont, et de se demander si la littérature générale n'est pas un sous-genre ? Peut-être aussi faut-il souligner que les éditeurs chez qui cela n'a pas été publié font bien leur travail ? Et sans doute tout ceci est-il vrai à la fois.
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