KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Johan Heliot : Françatome

roman de Science-Fiction, 2013

chronique par Pascal J. Thomas, 2014

par ailleurs :

Jamais exempt de subjectivité, le critique s'effeuille autant qu'il révèle au lecteur les bonnes feuilles des œuvres dont il croit rendre compte. Je dois donc faire un aveu : si ce livre résonne en moi, c'est qu'il choisit de revenir sur une période historique cruciale dans ma vie personnelle. Je suis né, pour vous situer par rapport aux “repères chronologiques” fournis en fin de volume,(1) entre le moment où René Coty fit appel au général de Gaulle pour reprendre en main la IVe République finissante, et celui où ce dernier prononça à Alger le fameux « Je vous ai compris ! ». Mon enfance fut bercée par la lecture dans les journaux des épisodes de la course à la Lune livrée par Américains et Soviétiques, mais je me souviens de notre (petit) moment d'exaltation patriotique à l'annonce du lancement par la fusée Diamant d'un satellite baptisé Astérix, fin 1965. Pas de Kourou à l'époque ; cela se passait sur la base de Hammaguir, dans l'Algérie nouvellement indépendante (comme les premiers tirs nucléaires, à Reggane dans le Sahara, avant de partir pour la Polynésie). Vers la même époque (1966), je dévore Langelot et le satellite, dans lequel Vladimir Volkoff (qui signait “Lieutenant X”) emmène son jeune espion près de Hammaguir à la poursuite du mystérieux engin… Pendant quelques années, j'en ai gardé le goût pour les romans d'espionnage pour la jeunesse, même si c'était le satellite du titre qui m'avait piégé.

Revenons à Heliot. Le récit se situe dans une Histoire parallèle où l'Algérie n'est pas devenue indépendante en 1962, de Gaulle ayant employé la manière forte contre les rebelles, avec l'appui du puissant programme spatial militaire français, développé avec l'aide providentielle d'un savant allemand récupéré en 1945, Magnus Maximilian, ancien Nazi sans scrupules. Tandis que le professeur Clain se consacrait à un ambitieux programme énergétique nucléaire et thermonucléaire, Magnus Maximilian construisait une énorme station spatiale française, la Roue, qui pouvait menacer le monde entier. Mais les troubles intérieurs, malgré la brutale répression, ont miné la prospérité française, une junte militaire a pris le pouvoir à la mort du Général, et l'Afrique du nord a fini par s'émanciper. Et pendant ce temps, Vincent Clain, fils du professeur et narrateur du roman, choisissait d'échapper autant à sa famille qu'à l'État français et de trouver la liberté en Amérique du nord.

Le roman commence quand la petite sœur de Vincent lui demande de revenir en France pour les obsèques de leur père. Ce n'est qu'un prétexte : les militaires ont besoin de lui pour une mission très risquée sur la Roue, où Clain et Maximilian se sont retranchés, et qui risque de tomber sur Terre avec pollution radioactive à la clé. Le livre suit alors deux fils de narration, dans le présent avec les étapes de la préparation de Vincent, et surtout les révélations sur son histoire familiale qui se succèdent au cours des conversations avec sa sœur Alice et le vieil ami de la famille, le lieutenant (maintenant colonel) Boissier ; et dans le passé auquel ces conversations renvoient, quand Vincent était enfant puis adolescent sur la base de Hammaguir, adorant sa mère mais de plus en plus éloigné de son père, et fasciné par les mystérieux Hommes Bleus qui rôdent dans le désert environnant.

Rédigé dans un style direct et efficace, le livre se lit sans temps mort. On y trouvera des références à la littérature populaire — le Phénix français, avion nucléaire qui peut faire office de navette spatiale, évoquera immanquablement l'Espadon d'Edgar P. Jacobs — et les clins d'œil propres à l'uchronie ; Mehdi Ben Barka, par exemple, y tient un rôle sympathique et surprenant.(2) Johan Heliot — que je n'avais pas eu l'occasion de lire depuis quelques années, et c'est dommage, mais le temps me manque de plus en plus — me semble avoir atteint la maturité littéraire qui lui permet d'écrire des œuvres qui semblent couler de source, terriblement séduisantes dans leur apparente transparence. Il y a ici, peut-être, une sorte d'hommage à Rêves de Gloire de Roland C. Wagner : la période, l'uchronie algérienne, l'inévitable fascination pour la figure de Charles de Gaulle… jusqu'à cette période de dictature sur le sol français, et même (une fois dans le livre) l'expression « le train de la réalité », dont j'ai du mal à croire qu'elle ne soit qu'une coïncidence.

Mais le cœur du livre, c'est le regard rétrospectif que Vincent Clain jette sur sa famille, le père dévoré d'ambition, la mère qui avait choisi une échappatoire discrète mais est rattrapée par les retombées des expériences de son apprenti-sorcier de mari, et la construction conflictuelle de la personnalité du narrateur — qui par contraste finit par sembler bien étriqué pour le costume de héros contraint qu'il endosse dans le présent. Sans doute parce que le livre le place en position d'être l'œil de l'auteur, et qu'il a du mal à être plus que cela. On peut regretter un dénouement qui clôt trop vite (à mon goût) un texte dense en révélations et en promesses. Mais on aurait mauvaise grâce d'en tenir rigueur à un livre aussi riche et plaisant.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 74, septembre 2014

Lire aussi dans KWS une autre chronique de Françatome par Éric Vial


  1. Une initiative pédagogique et sympathique, tant la lecture d'une uchronie incite souvent à rechercher frénétiquement des précisions sur l'Histoire commune de l'époque concernée.
  2. Voici quelqu'un qu'il aurait fallu inclure dans les repères chronologiques, car je ne suis pas sûr que le lecteur contemporain ait nécessairement entendu parler de l'affaire Ben Barka… et je ne dis pas ça parce que, professeur de mathématiques, il était en quelque sorte un mien collègue.

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