Jo Walton : Morwenna
(Among others, 2011)
roman de Fantasy
- par ailleurs :
À première vue, Jo Walton fait partie de ces auteurs issus du fandom, nourris d'abondantes lectures du genre, et qui plaisent naturellement beaucoup aux fans. D'où, peut-on penser, le prix Hugo qui a couronné ce livre, et l'actuelle vogue de l'auteur.
Mais rien n'est jamais aussi simple.
Le roman se présente comme le journal de Morwenna — les épisodes sont découpés en journée, le récit porte souvent sur la journée précédente, avec des irrégularités de découpage attribuées au manque de temps pour écrire… Morwenna est une adolescente précoce et boulimique de lecture, mais surtout, c'est une fée en devenir ; elle parle (en gallois) aux arbres et aux divers esprits de la Nature, elle jette des sorts pour effacer du monde les objets menaçants (comme une usine très polluante), et surtout, elle mène une lutte à distance mais désespérée contre sa mère, qu'elle voit comme une sorcière maléfique.
Dès le début du livre, on sait que Morwenna avait une sœur jumelle, morte dans des circonstances qui seront éclaircies plus tard, et qu'elle-même est obligée de marcher avec une canne à cause d'un accident. Mais elle est heureuse d'être envoyée en pension, loin de sa mère haïe, et aux bons soins d'un père qu'elle ne connaît guère — il a déserté sa famille — mais qui, divine surprise, est lui-même un avide lecteur de SF. Les livres qu'il lui prête (ou accepte de lui acheter) l'aident à supporter cette nouvelle école qu'elle méprise en son for intérieur, mais ce qui la sauve, et lui fournit une vie sociale, est le cercle de lecture SF dans le village voisin, où elle va découvrir une fois par semaine une brochette de personnages aussi décalés qu'elle, et parfois sur la même longueur d'onde. Et une bonne partie du récit (avant et après la rencontre avec les camarades lecteurs) est consacrée à la description des livres que lit Morwenna, à un rythme très soutenu.
On pourra se demander de quelle catégorie ce livre relève vraiment. En surface, la présence des lutins et de la magie en fait de la Fantasy — impression renforcée par l'ambiance celtique ; Morwenna (les bretonnants reconnaîtront Mor Gwen) revient souvent dans sa famille préférée, ses grands-parents, au Pays de Galles, et elle s'y replonge dans un paysage à la fois familier, magique, et modelé par l'industrie autant que par la nature. Mais un doute subsiste toujours sur les éléments surnaturels relatés par la narratrice, qui pourraient n'exister que dans sa subjectivité ; le monde extérieur est exactement celui que nous connaissons ; et de ce point de vue, le livre relève du Fantastique, et répond à la définition todorovienne du genre.
Cependant, tout en lisant Tolkien (en se plaignant qu'il ait inventé des choses, et déformé la réalité du Petit Peuple), Morwenna lit énormément de SF, Le Guin, Delany, Zelazny, Vonnegut, Dick, Tiptree, mais aussi Heinlein — auquel elle se réfère quand elle se pose des questions sur sa vie sentimentale, sans toutefois lui conférer le statut de guide spirituel ! On peut dire que la logique qui guide la démarche de Morwenna, qui se pose beaucoup de questions sur sa vie, sur les gens (toujours un peu inquiétants), et sur la réalité de la magie, est celle d'une lectrice de SF, toute imprégnée de méthode scientifique. En ce sens, si le livre ne relève pas de la SF, il joue le rôle d'un essai sur la SF, catégorie mémoires personnels.
L'affaire est-elle entendue ? Objection votre Honneur ! Où Jo Walton a-t-elle réussi de façon imparable ? Où a-t-elle touché le cœur de sa cible émotionnelle ? Dans la déchirante nostalgie d'une enfance envolée : “I don't miss my childhood toys, I miss my childhood.”
dit la narratrice. Et la mort de sa sœur jumelle est la mort symbolique de son enfance, traduite en termes concrets par son passage du cadre familial à un orphelinat (à peine évoqué) puis à la pension où l'envoient les sœurs de son père — père qui n'avait guère vécu avec ses enfants. En lisant ses souvenirs, je ressens bien entendu un intense sentiment de renvoi à mon propre vécu, moi qui me suis mis à lire de la SF de façon intensive un peu avant (1974 au lieu de 1979), avec un mix d'auteurs un peu différent, en raison notamment de l'effet de filtre de l'édition française (puisqu'alors je lisais des traductions), mais avec les mêmes effets émotionnels et relationnels. Sans aucun doute, une bonne partie de la force du livre, surtout auprès des amateurs de SF, réside dans cette mise en abyme de la nostalgie, dans ce miroir qu'il nous tend, dans ces aspects autobiographiques que Walton récuse en ouverture du livre en affirmant : “I've found that writing what you know is much harder than making it up […] there was never such a year as 1979, no such age as fifteen, and no such planet as Earth”
. Et comme on ne la croit pas une minute, on devrait ranger ce roman, poliment mais fermement, sur l'étagère de la littérature générale, nourrie de SF, comme Iain Banks a pu la pratiquer.
Pardonnez ma marotte classificatrice. Retenez que ce livre se lit d'une traite, avec délices, et enseigne une leçon que je ne peux m'empêcher de longuement savourer : si la Fantasy est le royaume de l'enfance, le pénible passage vers l'âge adulte qu'on appelle adolescence est accompli de façon diablement plus efficace avec l'aide de la Science-Fiction.
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