Simon Bréan : la Science-Fiction en France : théorie et histoire d'une littérature
essai, 2012
- par ailleurs :
Il paraît peu d'ouvrages théoriques qui envisagent l'ensemble de la SF française, et encore moins qui soient issus de thèses de doctorat. Celui de Simon Bréan se devait donc d'être examiné ici.
Même si les cinq cents pages du livre se répartissent à peu près à égalité entre une partie historique (qui court, grosso modo, de 1945 à 1980) et une partie théorique, qui vise à cerner les spécificités et les mécanismes constituants de la Science-Fiction française, même s'il y a ici une somme documentaire importante avec de nombreuses analyses de romans et de textes secondaires (critiques, correspondance), on sent que c'est la construction théorique qui est ici la préoccupation première. Elle est à visée explicative, et certes pas gratuite.
Le livre commence donc par fixer ses conditions initiales et les limites de l'étude. La Science-Fiction relève d'un régime ontologique poétique, matérialiste, spéculatif, ce qui signifie (respectivement) qu'elle ne prétend ni décrire ni prescrire le monde réel, qu'elle porte attention à la matérialité du monde fictionnel décrit, et qu'elle propose un monde dont le lecteur peut imaginer qu'il puisse se substituer au monde réel. On retrouve ici un analogue de la définition versinienne du genre (la conjecture rationnelle), mais le mot "monde" est essentiel : Bréan écarte de son corpus non seulement les œuvres qui se limitent à l'introduction d'une invention, d'une péripétie extraordinaire qui rentre vite dans le rang (la « littérature de l'anomalie », qui constitue la matière de tant d'œuvres de proto-SF) ; mais encore toutes les œuvres qui se posent en créations isolées, qui rebâtissent leur univers sans faire appel à la présence d'un collectif d'œuvres autour d'elles. Dans le sens où il l'entend, la SF n'est née aux USA qu'à partir de la parution des pulps consacrés au genre dans les années 1920, et en France qu'au début des années 1950 avec les premières collections de romans et la revue Fiction. On n'avait auparavant que de la « littérature d'imagination scientifique ». Ceci n'est pas sans rapport avec les considérations auxquelles je me livrais dans l'éditorial de KWS 68. Nous y reviendrons.
Bréan prend soin de préciser le contexte de ce qu'il considère comme l'émergence de la SF française, en brossant à grands traits un tableau de la SF américaine des années 1930 et 1940, et de façon plus précise un état des lieux de l'anticipation, ou imagination scientifique, d'avant-guerre en France. Puis il donne trois chapitres consacrés respectivement aux années 1950, 1960 et 1970, en dégageant les thématiques dominantes au travers de descriptions d'œuvres significatives, sans oublier les conditions de production (état de l'édition) et de réception — avis des revues, essentiellement Fiction, qui était la seule à avoir une rubrique critique significative et porteuse d'opinions affirmées. Il est sans doute dommage que l'auteur n'ait pas eu accès aux fanzines de l'époque, ou pas le temps de les dépouiller (mais on ne peut tout faire). Je regretterai un peu plus le découpage étroitement chronologique, qui regroupe sans doute artificiellement un certain nombre d'œuvres ou de phénomènes. Par exemple, la mort du "Rayon fantastique" n'est arrivée qu'en 1964 (même s'il avait commencé à péricliter avant) et les publications Opta ont pris le relais presque immédiatement, ce qui relativise le bien réel “creux” éditorial de la SF pendant les années 1960(1). Cette partie se conclut par un “Bilan historique” qui donne quelques aperçus sur la période qui a suivi.
La deuxième partie du livre entreprend l'analyse, en insistant sur la fonction de création de mondes de la SF. Comment instaure-t-elle la distance vis-à-vis de l'univers consensuel où se déroule le gros de la production littéraire ? Bréan commence par les mots qui introduisent des objets nouveaux (néologismes, mais pas seulement), et qui mènent le lecteur à se constituer une “xéno-encyclopédie” au fur et à mesure qu'il progresse dans un texte.
Mais la constitution de cette encyclopédie virtuelle n'est pas circonscrite aux limites d'un seul texte, comme nous le savons : il y a des lecteurs de SF qui aborderont un roman, disons d'Iain M. Banks ou de Philip K. Dick, de façon différente d'un lecteur non-initié. Samuel R. Delany analysait cela, entre autres, par l'idée de l'interprétation littérale des images. Bréan fait appel à la notion introduite par Damien Broderick de mega-text : “the coding of each individual sf text depends importantly on […] a mega-text of imaginary worlds, tropes, tools, lexicons, even grammatical innovations borrowed from other textualities”
(cité par l'auteur p. 358). Le macro-texte, au sens de Bréan, renvoie à une réalité un peu plus délimitée : le caractère objectif prêté au corpus (des œuvres considérées comme de la SF) par les amateurs du genre. Le « rapport [du lecteur] à son macro-texte local conditionne la réception d'une œuvre »
(p. 359). « Un macro-texte correspond à la fois à une réalité objective, à savoir les textes eux-mêmes, […] et à une représentation subjective partagée »
(p. 360). En conséquence, s'il y a un méga-texte SF, il y a des macro-textes distincts pour les SF américaine et française (le premier influençant le deuxième, tandis que la réciproque n'est pas vraie). Et — j'en reviens ici à la question qui me préoccupait dans l'éditorial de KWS 68 — « un macro-texte se constitue en résonance avec une communauté particulière »
(p. 360, toujours). Il y a une boucle de rétroaction entre la production du genre et ses lecteurs, qui passe par les moyens de communication qui lui sont associés (au xxe siècle, essentiellement les revues). Bréan décrit la création du macro-texte de la SF française, ce qu'il accompagne par un nouveau regard sur les œuvres de deux écrivains significatifs (Gérard Klein et Pierre Pelot). Cela peut mener à des répétitions, mais Bréan, qui a beaucoup lu de SF française, veut aussi donner envie à ses lecteurs de découvrir le domaine, et je dois dire que dans mon humble cas de lecteur fort occasionnel du Fleuve noir "Anticipation", il a réussi : j'ai regretté les lacunes de mes lectures (reste à savoir si je trouverai le temps de les combler).
En tout cas, toute personne qui s'intéresse sérieusement à la SF française se doit de lire, ou au minimum d'avoir sur son étagère, prêt à consulter, cet ouvrage revigorant et systématique.
- Ces précisions étant tirées des abondantes annexes du livre lui-même — précision destinée à souligner l'utilité et le sérieux du travail, et à minorer le reproche implicite dans ma remarque.↑
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