Jacques Sapir ; Frank Stora ; Loïc Mahé : 1941-1942 – et si la France avait continué la guerre…
Essai d'alternative historique, 2012
- par ailleurs :
Suite du volume quasi homonyme, mais concernant 1940. Avec un peu moins de retard pour ce qui est du compte rendu, et beaucoup moins si l'on se réfère à la récente réédition en format de poche. Cette fois, on va de janvier 1941 à mai 1942, après l'aveu d'une difficulté pour construire une histoire au fur et à mesure que l'on s'éloignait du point de divergence. Ce qui pourra étonner l'amateur de SF, habitué à des conjectures bien plus risquées. Une postface nourrie (une cinquantaine de pages) s'en explique, et explique les options suivies : hypothèses basses en matière économique, attaque allemande contre l'URSS reportée au printemps 42, choix inchangé en revanche des dirigeants japonais. C'est hypothétique — et comment faire autrement ? — mais c'est bien le plus plausible au vu des conditions développées dans le premier volume. Cette même postface reprend les grandes lignes mises au point : développement économique de l'empire colonial, avec ses conséquences sociales, évolution globale de la France vers un capitalisme d'État planificateur, dictée par les besoins de la guerre, importance de l'aide des États-Unis et d'autres, mais aussi apports militaires français, développés dans la réalité malgré les doctrines calamiteuses du haut commandement… S'y ajoutent des combats essentiellement en Méditerranée, ce à quoi sont contraints les Alliés par le “Grand Déménagement” français imaginé pour 1940 (et la nécessité d'une attitude offensive), et l'Allemagne qui doit ainsi retarder l'attaque de son objectif essentiel, les grandes plaines russe et ukrainienne, réserve de nourriture et de sources d'énergie. D'où une offensive alliée en Grèce, mais surtout une concentration des attaques, à partir de la Corse et sur l'Italie, dans l'espoir de la faire sortir du conflit, comme dans la réalité mais plus vite, ceci tandis que la menace japonaise se dessine en Orient. L'Allemagne, elle, doit régler les problèmes corse et sarde, et contrôler les Balkans, ce dernier point ne nous éloignant pas vraiment de notre réalité, et étant aussi difficile à réaliser que dans cette dernière, avec pour effet de retarder l'offensive contre l'URSS, plus que dans la réalité (mais aussi de la placer plus tôt dans l'année — l'année suivante). S'y ajoute aussi l'attitude des pays qui vont très vite entrer en guerre, Japon, États-Unis, URSS.
Les données des raisonnements sont très militaires, en termes de production et d'utilisation des armes. Une sorte de Kriegspiel raconté, avec bien entendu quelques clins d'œil, comme quand le Casabianca, dans la réalité le plus connu des rares sous-marins à avoir quitté Toulon et rejoint la France Libre plutôt que de se saborder, coule un cargo japonais bourré d'armes dans le golfe du Siam, avant d'autres faits d'armes ; une affaire d'avion-espion allemand intercepté au-dessus de l'URSS renvoie implicitement à l'U2 américain, abattu en 1960 ; Điện Biên Phủ fonctionne vraiment en camp retranché et en épine dans le pied de l'ennemi — mais ce dernier, c'est l'armée japonaise occupant l'Indochine ; Alistair McLean écrit après guerre un roman dont un film à succès est tiré en 1961 et dont le titre est les Canons de Limnos, et non de Navarone. L'actuelle station du métro parisien Bir Hakeim s'appelle Kumanovo, du fait d'une bataille au déroulement assez semblable mais sur un tout autre théâtre d'opérations. Tout cela égaie, d'une certaine façon. J'aurais tendance à considérer que les références politiques aussi. Mais elles sont assez peu nombreuses. Même si on voit naître le Monde en 1942. Même si le maintien d'une autorité française libre fait que la police parisienne se comporte correctement et sabote avec conscience la rafle du Vel’ d'Hiv’. Même si l'immense historien Marc Bloch, résistant fusillé par l'occupant dans la réalité, participe entre autres au débarquement au Pirée avant de publier après guerre un livre intitulé l'Étrange victoire, ce qui renvoie de façon plus que directe à son ouvrage posthume l'Étrange défaite, d'être élu au Collège de France, et de diriger seul la revue des Annales à la mort de Lucien Febvre. (Très corporativement, et ayant quelques préventions de diverses natures sur Febvre,(1) j'avoue que j'aurais aimé que les auteurs se risquent à imaginer l'historiographie française animée par un homme de l'envergure et de l'ouverture de Bloch, avec sans doute une école des Annales qui aurait ouvert plus de portes et en aurait fermées bien moins). Même si la scène où de Gaulle engueule Mendès France parce que celui-ci s'engage dans les troupes combattantes est transposée de notre réalité à une autre date et un autre lieu. Même si l'on soupçonne le Komintern de ne pas être étranger à l'arrestation de Gabriel Péri par les collaborationnistes. Même s'il aurait été dommage de ne pas rappeler les plus notables de ces derniers. Même si les accointances avec les nazis de Nasser et Sadate sont elles aussi rappelées. Même si l'on voit Tito chercher l'aide des Alliés contre les staliniens de son parti, à un moment où Moscou prône l'attentisme. La liste n'est pas close.
Mais ce ne sont à mon goût que les épices sur le Kriegspiel, et en quantité que, de façon purement subjective, je juge insuffisante. Ce dernier est pourtant bien cuisiné. Remarquablement même, sans doute. La question me semble donc de savoir si l'on aime assez ce type de plat principal. Si c'est le cas, on sera satisfait. Et au-delà. On pourra s'en goinfrer. Même sinon, en s'intéressant à cette période de l'Histoire, ou aux mécanismes de l'uchronie, on trouvera sa pitance. Mais un peu comme l'orpailleur : il faut bien chercher. Et tant pis si je ne cherche pas à concilier cette dernière image et celle, gastronomique ou tout au moins culinaire, de quelques lignes plus haut : « Vous m'avez compris. », comme n'a pas tout à fait dit l'un des principaux protagonistes du livre, et comme il ne l'aurait sans doute pas dit dans l'univers décrit ici et arrêté à ses prémices, où l'histoire de la décolonisation semble devoir s'être déroulée tout autrement, et de façon sans doute plus rapide mais moins insatisfaisante pour tous… encore un de ces points noyés entre des descriptions d'opérations terrestres, aériennes ou maritimes… Mais après tout, ces dernières aussi ont leur public — qui sera, lui, satisfait et en qualité et en quantité.
- Voir par exemple la présentation par Peter Schöttler de la vie, et les œuvres, de sa collaboratrice et maîtresse, intellectuelle remarquable, morte dans un total abandon sous l'occupation, Lucie Varga : les Autorités invisibles : une historienne autrichienne aux Annales dans les années trente (Paris : le Cerf, 1991). Une polémique sur Febvre, les Annales et leur évolution par rapport à l'avant-guerre, du vivant de Bloch, etc., excéderait de loin le cadre de KWS. Et pourrait excéder aussi le lecteur. On n'ironisera qu'à peine sur sa grande thèse consacrée à la Franche-Comté espagnole parue en 1911 et réalisée sans une seule des sources espagnoles ; étudiées bien plus tard par François Pernot : la Franche-Comté espagnole : à travers les archives de Simancas, une autre histoire des Franc-Comtois et de leurs relations avec l'Espagne de 1493 à 1678 (Besançon : Presses universitaires de Franche-Comté, 2003).↑
Commentaires
Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.