KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Dominique Douay : Car les temps changent

roman de Science-Fiction, 1978 & 2014

chronique par Pascal J. Thomas, 2015

par ailleurs :

La France des années 1960, ses fantasmes glorieux et la figure démesurée du général de Gaulle semblent revenir sous la plume de nos auteurs de SF. Syndrome générationnel ? Roland C. Wagner, Johan Heliot et Dominique Douay n'appartiennent pas à la même génération. Pourtant le même motif réapparaît de Rêves de Gloire à Françatome, en passant par ce Car les temps changent, retour inattendu autant que bienvenu de Dominique Douay à l'écriture.(1)

Paris est une pyramide, couronnée par l'Arc de Triomphe, parcourue par les énormes collecteurs qui charrient la Seine (et une multitude de plus petits tuyaux), des escalators, des métros en montagnes russes, et des avenues pavées de bois qui passent en balcon au-dessus des rues des quartiers inférieurs. S'y agite une population foisonnante, qui vit, mange, aime et travaille (ou croit travailler), tous soumis à une règle capitale : entre le 31 décembre et le 1er janvier de chaque année, chacun change de place dans la société, d'identité, de sexe et d'âge peut-être même, en perdant tout souvenir de sa vie antérieure. Histoire d'éviter que le citoyen moyen brûle la chandelle par les deux bouts en prévision de sa fin prochaine, une intense propagande l'incite à économiser à l'intention de la personne qui prendra sa place sociale l'année suivante.

Le roman accompagne une année (une vie) de Léo Le Lion, qui se rend compte pendant la nuit de la Saint-Sylvestre, avec une surprise mêlée de joie et d'horreur, qu'il a gardé son propre nom et se souvient de sa vie d'avant. Enfin, lui, oui. Mais il se rend vite compte que pour tous, il est quelqu'un d'autre, et que ni son appartement ni son travail ne sont plus les siens. Il va devoir échapper à la nouvelle identité qu'on voudrait lui faire endosser et survivre en marge de la société. Heureusement que le Paris artificiel abrite aussi une communauté de clochards, qui permet de subsister hors des rôles acceptés. Il ne sera en danger que quand lui prendra l'idée de secouer les puces à cette société amnésique (chaque année est l'année 1963, mais personne ne s'en rend compte : ils ont oublié l'année dernière) et aveugle à elle-même (les miroirs, et les surfaces aquatiques réfléchissantes, sont bannis, ainsi que l'art du portrait).

Univers truqué, retour sur sa vie antérieure (via la répétition d'une même année), isolation radicale du protagoniste — comme l'Impasse-temps, roman de Douay des années 1980, récemment réédité en "Hélios" —, découverte finale (et ambiguë) du marionnettiste : Douay reste fidèle à ses fondamentaux. Tout au plus notera-t-on une légère touche de steampunk dans le décor low tech du Paris recomposé, et un clin d'œil nostalgique aux succès musicaux de l'année 1963,(2) cités avec une précision documentée.

J'ai été gêné par le flou entretenu sur la mécanique du Changement : les esprits changent-ils de corps, ou les corps se déplacent-ils pendant la nuit pour trouver le nouveau domicile, les nouveaux vêtements même, qui accompagnent leur nouveau rôle social ? Ou s'agit-il entièrement, un peu comme dans le Congrès de futurologie de Stanisław Lem, du changement du regard que chacun porte sur les choses et sur ses voisins ? De nombreux indices sont donnés dans ce sens, sans que l'interprétation soit décisivement imposée. L'inquiétude des possédants, tout comme la joie des clochards, à l'approche du Changement, ne m'a pas non plus parue logique : aucun souvenir ne survivant au nouvel an, rien ne permet la constitution d'une identité continue au-delà de l'année, et on ne voit pas comment on pourrait se projeter dans le sort d'un moi qui a entièrement effacé le moi précédent. Mettons ceci sur le compte de la naïveté humaine des personnages concernés, ou de leur manque de réflexion.

Les images abondent qui évoquent une société répressive et muselée par sa propre ignorance. J'ai évoqué l'art, et Léo Le Lion croit un moment pouvoir ébranler les certitudes de ses concitoyens en violant les tabous artistiques, pour se rendre compte finalement qu'il est confiné au rôle d'une sorte de pornographe de l'esprit. De même, quand il tente de tester les limites physiques de son univers, en descendant jusqu'aux pieds de la pyramide ou en s'adressant aux “agences de voyages” qui ne vendent aucun billet, il se rend compte de l'indifférence totale de ses concitoyens au questionnement de leur réalité. L'infidélité conjugale, qui avait éclairé la fin de son année précédente, se démystifie tristement au prisme du regard du Léo expérimenté d'un an de plus.

Pas très gai, et la révélation finale n'arrangera rien, sans doute — je vous laisse libre de votre opinion là-dessus, une fois que vous aurez lu le livre. Mais peu importe, parce qu'on est emporté par une écriture efficace et sans fioritures dans le flot d'un univers absurde et pittoresque autant qu'oppressant. Et qu'on se dit qu'on ne s'était pas aperçu à quel point Dominique Douay nous avait manqué, pendant toutes ces années. "Hélios" est la collection poche des éditions Mnémos et voici que s'y glissent les Moutons électriques.(3) Merci à eux tous de nous avoir offert ce texte, que vous allez tous courir acheter.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 75, mai 2015


  1. Ou plutôt à la réécriture : la première version du roman a paru en cinq parties en 1978 dans le recueil Cinq solutions pour en finir.
  2. Le titre est un clin d'œil à la chanson de Dylan, bien entendu.
  3. Je me rends compte que j'ai écrit toute une critique sans (presque) râler comme un pou, violant ainsi l'implicite contrat avec mon lectorat. Mentionnons quand même dans ces petits caractères que, si les Moutons électriques nous avaient habitués à de beaux livres avec une orthographe parfois hésitante, le texte ici est presque impeccable mais la maquette surprenante : marges trop petites pour mes vieux yeux, et chapitres qui commencent parfois sur une nouvelle page (impaire), parfois en plein milieu d'une page quelconque, sans raison apparente. On espère que les autres volumes font mieux.

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