KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Johan Heliot : Françatome

roman de Science-Fiction, 2013

chronique par Éric Vial, 2015

par ailleurs :

Bien que j'approuve le bien qui en a été dit par Pascal J. Thomas dans KWS, je voudrais revenir sur le roman de Johan Heliot. Par goût de la ratiocination sans doute. Parce qu'il faut que rien ne se perde et que je lis désormais trop peu de SF pour me résoudre à ne pas parler de ce que j'en ai lu. Par mesure de représailles contre un rédacteurenchef qui demande des articles et qui est également, même si c'est ici à titre accessoire, le chroniqueur déjà cité. Et puis, comme le dirait la publicité et tout simplement, parce qu'il le vaut bien. Ou parce que, professionnellement embarqué parfois dans des considérations sur l'uchronie, je suis amené à en explorer les marges et les limites, et à chercher à formaliser mes impressions de lecture.

Si je parle de marges et de limites, c'est que, tout comme dans Rêves de Gloire de Roland C. Wagner, l'on n'a pas affaire à une uchronie traditionnelle ordonnée à partir d'un point de divergence, que celui-ci soit affiché d'entrée ou que le lecteur le découvre peu à peu. Ou alors, il y en a eu plusieurs, avec peut-être une origine lointaine commune mais que rien ne vient indiquer. La France a certes réussi à récupérer beaucoup plus de savants allemands que dans notre réalité avec l'opération “Agrafe”. Elle les a même trustés, laissant les Américains et sans nul doute les Soviétiques le bec dans l'eau. C'est explicite. On peut imaginer que c'est le développement des technologies ainsi annexées qui a impliqué des ponctions budgétaires très lourdes, un maintien du système des restrictions alimentaires (tickets…) bien au-delà de ce que fut la réalité, d'où des tensions sociales énormes et un appel au général de Gaulle précoce, lié à ces dernières et non aux soubresauts de la décolonisation comme ce fut le cas dans la réalité. Cela peut se défendre, de même que l'on peut imaginer que découle du même point de départ une militarisation de la société expliquant que des moyens supérieurs soient alloués à l'armée en Indochine, d'où la prolongation de la guerre au-delà de 1954, et qu'en Algérie les activistes indépendantistes soient étouffés pratiquement au sortir de l'œuf la même année, même si un déploiement de force n'est peut-être pas un moyen très efficace contre ce genre de guérilla. Mais en même temps, dans l'ambiance d'après la Libération, et avec une Guerre froide dont on ne voit pas pourquoi elle serait encore exacerbée par l'émergence d'une troisième puissance entre les deux “Grands”, on comprend mal comment on en arrive là. Et si, avant l'appel à de Gaulle et les catastrophes qui en découlent, les élections, formes normales d'arbitrage, ne se font pas dans des conditions normales, il faudrait aussi l'expliquer ou le suggérer. Bref, encore une fois, il faudrait imaginer des divergences en amont… De même, s'il peut être amusant, ou frappant, de faire du “quarteron” de généraux du putsch d'Alger de 1961, « au savoir faire expéditif et limité »,(1) l'État-major de de Gaulle à l'Élysée et ses successeurs après sa mort, et si dans la réalité, par exemple, les colonels de l'état-major particulier de l'Élysée ont, avant d'être écartés, beaucoup contribué à faire croire à leurs camarades sur le terrain que les déclarations gaulliennes menant au bout du compte à l'indépendance algérienne n'étaient qu'enfumage pour calmer l'opinion internationale,(2) cela manque tout de même assez fortement de réalisme, l'attelage en fait hétéroclite dudit “quarteron”, devant dans notre réalité beaucoup aux circonstances, n'aurait sans doute pas été reproductible à l'identique dans un autre contexte. Cela manque plus de réalisme en tout cas que le coup d'État de 1958, pas illogique si l'on admet les prémices ci-dessus, et qui a, lui, le mérite de faire écho à une réalité de même nature, car dans notre réalité, la partie proprement militaire du retour de de Gaulle au pouvoir ne fut abandonnée, pour inutilité, qu'au tout dernier moment…(3) On a affaire à un vrai coup d'État, allant jusqu'au bout, et plus concret que le “coup d'État permanent” de mitterrandienne mémoire ;(4) chez Heliot, le modèle factuel semble par ailleurs plutôt à chercher du côté de la seconde République et du « 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte »,(5) l'appel comme chef de gouvernement en 1954 jouant le rôle de l'élection présidentielle de fin 1848 : les parallèles n'ont pas manqué d'ailleurs, et la réhabilitation historiographico-politique de Napoléon III(6) a aussi quelque chose à voir avec le gaullisme puis sa digestion ou sa métabolisation par la société française. Au total, l'historien, amateur ou pas, a de quoi s'occuper, ergoter, se satisfaire ou tétracapillotomiser. Et peut-être intégrer ce livre à une historiographie spontanée du gaullisme, plus complexe que ce qui vient d'être dit de la métabolisation pourrait laisser supposer.

Hors uchronie, un(7) autre aspect mérite ici l'attention, sans que je sache ni s'il doit être porté au crédit ou au débit de l'auteur, ni comment le développer ici sans “spoiler” de façon éhontée. Les oscillations entre le présent du personnage principal et son passé, qui font découvrir petit à petit et ses souvenirs et ce qu'il ne savait pas et découvre, mènent presque jusqu'aux dernières pages. Là, tout à coup, de nouveaux suspenses s'ajoutent à l'histoire et aux problèmes qu'elle pose avec une trahison caractérisée de la part des services spéciaux ; de plus, dans la grande tradition du roman populaire suractivée par la Science-Fiction, c'est l'identité, voire la nature même de ce narrateur, qui se trouve mise en question, sans que des prémices l'aient réellement annoncé auparavant, en dehors des imprécations finalement justifiées d'une nourrice berbère. Et à l'univers uchronique décrit, s'en ajoute brutalement un autre, qui ne peut pas être le nôtre, plus un arrière-monde quelque peu vertigineux. Et j'avoue ne pas savoir s'il faut féliciter Heliot pour le tour de maître qu'il réalise en faisant tout cela en si peu de pages et en laissant le lecteur pantois, ou s'il faut le blâmer pour le tour de cochon fait au même lecteur prié de se débrouiller avec les éléments qui lui sont chichement octroyés. À moins que ce soit le point de départ de développements futurs…

Tout ça pour quoi ? Pour confirmer s'il en était besoin l'intérêt de ce qu'écrit Johan Heliot. Pour le plaisir d'en reparler. Pour celui de parler une fois encore d'une uchronie. Pour dire aussi qu'il y a nombre de lectures à faire de ce bref roman, et que bien des gens y trouveront sans doute des pitances différentes. Ceci au cas où vous ne l'auriez pas encore lu.

Codicille : parmi les autres aspects qui méritent l'attention, au hasard, il serait intéressant de chercher les échos et les clins d'œil, comme celui, me semble-t-il, à "Déchiffrer la trame", la nouvelle de Jean-Claude Dunyach.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 75, mai 2015


  1. Discours du général de Gaulle, 23 avril 1961.
  2. François Flohic : De Gaulle intime : un aide de camp raconte (Paris : l'Archipel, 2010), p. 40.
  3. Cf. par exemple "Mai 1958, l'armée de l'Air et l'opération Résurrection" de François Pernot dans Revue historique des armées, juin 1998, p. 109-123.
  4. François Mitterrand : le Coup d'État permanent (Paris : Plon, 1964).
  5. Karl Marx : der 18te Brumaire des Louis Napoleon (New York : die Revolution, n°1, 1852).
  6. Pour l'évolution historiographique, voir en particulier Napoléon III de Pierre Milza (Paris : Perrin,‎ 2004).
  7. Pas qu'un dans l'absolu, bien entendu.

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