Eileen Gunn : Questionable practices
nouvelles fantastiques, de Science-Fiction et de Fantasy inédites en français, 2014
- par ailleurs :
S'il avait fallu attendre une vingtaine d'années pour avoir en mains le premier recueil d'Eileen Gunn, le deuxième ne nous arrive que dix ans plus tard ; il y a du progrès ! L'auteur elle-même attribue l'augmentation de sa “productivité” à ses fréquentes collaborations avec Michael Swanwick, dont l'approche de l'écriture manifeste, certes, plus d'allant. On prendra toutefois cette déclaration d'influence avec un grain de sel, voire avec un éclat de rire en lisant le reflet ironique (et désopilant) renvoyé par les auteurs eux-mêmes sur leur relation de travail dans la nouvelle épistolaire "“Shed that guilt! Double your productivity overnight!”". Si l'on regarde les choses à froid, on constate que les quatre textes du recueil co-signés avec Swanwick représentent environ un tiers de sa longueur, ni négligeable, ni majoritaire.
Plus encore qu'auparavant, les sources des textes du recueil sont diverses et inhabituelles. À côté de revues connues de tous comme Asimov's science fiction ou the Magazine of fantasy and science fiction, on notera la montée en puissance du site web Tor.com ; mais aussi la revue Foundation (qui ne publie pas d'habitude de textes de fiction), des anthologies… et deux textes qui connaissent ici leur première parution (et sont parmi mes préférés du recueil, soit dit en passant : je dois m'être éloigné des goûts dominants dans l'édition de SF et de Fantasy).
En parlant de goûts dominants… Tor.com est probablement un site de référence pour les genres qui nous intéressent aux USA. Et le steampunk, de lubie, s'est mué en niche — c'était une mode, c'est devenu un mode —, sans doute aidé par ses riches possibilités graphiques, relayées par une armée de dessinateurs japonais. En provenance de Tor.com, on trouvera dans ce recueil les quatre courtes nouvelles du Steampunk quartet qui (sous-genre oblige) sont chacune faites à la manière d'un autre auteur… mais (esprit de contradiction oblige) il s'agit d'auteurs contemporains, et de leurs incursions dans ledit steampunk. De chez Tor.com aussi, mais plus long, plus ambitieux, le récit "Zeppelin City", co-signé avec Michael Swanwick, n'a pas réussi à me captiver. Tous les ingrédients y sont pourtant, les références à la culture populaire comme à la politique, les personnages historiques à peine déguisés, la préhistoire de la radio, et les combats aériens à faire tourner la tête. Mais pas la mienne.
Autre collaboration avec Swanwick, autre texte relativement long publié par Tor.com, "the Trains that climb the winter tree" relève d'une tout autre atmosphère. On pourra dire que c'est du merveilleux (les jouets de notre quotidien se transforment en transport bien réel vers un autre monde), que c'est de la terreur (ne jamais faire confiance aux elfes), que c'est une version cauchemardesque du Magicien d'Oz… Quoi qu'il en soit, en grossissant les terreurs de l'enfance, le texte m'a donné un coup de poing émotionnel, et je le tiens pour un des plus prenants du recueil.
Dernière des collaborations avec Swanwick ici présentées, "the Armies of Elfland" relève aussi de ce courant de la Fantasy où le Petit Peuple est, tel qu'à ses origines, un impitoyable et plus que cruel ennemi de l'Humanité (pensez à the Infinity concerto de Greg Bear, par exemple). L'essentiel ici réside dans une histoire d'amour contrariée aux dimensions d'une vie entière. Inévitablement, le texte est long. Déplorablement, il m'a paru long.
Paru comme le précédent dans Asimov's, "Hive mind" (co-signé avec Rudy Rucker) est un texte de SF de bonne facture, qui ne transcende pas ce qu'on peut attendre de chaque auteur.
On retrouve la touche d'Eileen Gunn dans le chapelet de textes courts et humoristiques parsemés dans le recueil. J'ai déjà parlé des pastiches steampunk et de "“Shed that guilt!”" ; il faut y adjoindre des textes très référencés comme "No place to raise kids: a tale of forbidden love" (les fans de Star trek apprécieront, et les autres mêmes riront aux larmes), "Michael Swanwick and Samuel R. Delany at the Joyce Kilmer Service Area, March 2005" (ai-je besoin d'ajouter quelque chose ?) ; et dans une certaine mesure "Speak, geek!" (paru dans Nature et déjà repris dans leur anthologie de SF, Futures from ‘Nature’), et "Thought experiment", brillante et acerbe variation sur un thème que l'on aurait cru épuisé de trop de variations — le voyage dans le temps.
Restent trois nouvelles qui, chacune à sa façon, montrent les forces de l'auteur."Up the fire road" met en scène l'humain sauvage mythique du Nord Ouest Pacifique, le bigfoot (de temps en temps, il faut bien qu'on s'aperçoive que Gunn vit à Seattle depuis une quarantaine d'années…). Mais il met surtout en scène les différences de point de vue entre hommes et femmes, les décalages des attentes et les déceptions qui s'en suivent. Tandis que notre bigfoot, ambigu et sans entraves, tient avec sérénité le rôle de l'observé transformé par l'observateur. On rit, on relit, on rit jaune.
"Phantom pain"(1) est beaucoup plus difficile d'accès (et peut-être est-ce pour cela qu'il apparaît ici pour la première fois). Je pense à Gene Wolfe, qui a su réinventer et la mémoire et les fantômes dans un roman comme Peace. On n'en sort pas indemne. "Chop wood, carry water" (l'autre inédit du recueil) est finalement bien plus léger, en dépit des quintaux d'argile que représente son protagoniste, le fameux golem du ghetto de Prague. Nous vivons son histoire de son point de vue, et s'il n'a jamais l'ambition de revendiquer une âme, il gagne au cours du récit, au-delà de la conscience de soi, une conscience morale. Ce n'est qu'un conte, en fin de compte, mais son protagoniste est, dirais-je, le plus vulnérable de tous, plus sans doute que les enfants des "Trains that climb the winter tree" (dans un recueil truffé de personnages décidés, sinon héroïques) ; j'en reste l'œil humide.
Vous devez avoir compris qu'il est plus qu'improbable qu'Eileen Gunn règne un jour par la terreur sur les listes des best-sellers ; si vous souhaitez découvrir son œuvre, le cheminement sera vôtre. Et richement récompensé.
- Le concept me fait immanquablement penser à la chanson de Suzanne Vega, "Men in a war", sans doute à cause de sa récente et très réussie relecture de son œuvre dans the Close up series. Oui, ça n'a rien à voir.↑
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