KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Stephen King : 22/11/63

(11/22/63, 2011)

roman de Science-Fiction

chronique par Éric Vial, 2015

par ailleurs :

J'exciperais volontiers de la réédition au Livre de poche de ce roman pour compléter quelque peu le compte-rendu récent de Philippe Paygnard sur 22/11/63 par quelques remarques. Organisées selon un plan en trois parties, parce qu'on ne se refait pas. Et ne portant pas vraiment sur sa chronique — même si la tétracapillotomie est toujours tentante — mais sur d'autres aspects.

D'abord, sur la relative vanité des classifications. Si l'on s'en tient à la définition classique de Todorov, nous sommes en plein fantastique : un élément irrationnel fait irruption dans la réalité quotidienne, mais constitue une parenthèse qui se referme, et laisse le monde inchangé. C'est on ne peut plus le cas ici, mais comme l'élément irrationnel est une sorte de porte temporelle, l'amateur de Science-Fiction peut affirmer que la thématique l'emporte et procéder à une de ces opérations d'annexion qui, il faut bien le reconnaître, nous sont chères, mais de fait, les estomacs trop délicats pour notre pitance préférée n'y trouveront rien à redire, tant l'impossible non justifié leur est plus acceptable que le conjecturel rationnel ou simplement que les artifices technologiques habillant depuis Wells le voyage temporel. D'un autre côté, l'essentiel (et de très loin) des pages (très nombreuses même si elles sont assez peu denses du point de vue typographique : tous les publics sont ainsi ménagés) relève d'une littérature parfaitement mimétique, avec des éléments sentimentaux que l'on pourra juger un peu mièvres mais que j'ai fort subjectivement trouvés émouvants, en dehors du fait que le personnage principal y est déplacé et nous représente en tant qu'êtres du xxie siècle. Ce personnage est le classique explorateur à travers lequel le lecteur découvre un monde étranger, ce qui est assez courant dans une Science-Fiction en partie héritière du voyage extraordinaire, mais ce monde étranger est l'Amérique autour de 1960 — cela a sans doute la vertu de rendre le récit digeste à nombre de lecteurs. Lesquels découvriront de fait une uchronie, sous-genre commun à la Science-Fiction et à la littérature “blanche”, de Dick à Roth et de Giscard à Bordage, donc lui aussi acceptable — et je ne m'en plaindrai pas — et par ailleurs certes esquissée au début du livre sous forme d'hypothèse, mais arrivant réellement tout à la fin, quand le poisson est plus que ferré, ou fatigué et distrait, aux pages 974 à 1011.

Ensuite, mais on entre là dans la “spoilation” — et certains lecteurs peuvent passer au compte rendu suivant (mais revenez me lire quand vous serez arrivés au bout du pavé, ne serait-ce que pour voir si vous êtes d'accord avec moi ou si j'ai raconté un monceau de bourdes) — sur les mécanismes du voyage temporel et de l'uchronie, effectivement, avec un discours moins, lisse, moins facile, qu'on ne l'imagine au départ. Certes le compteur est remis à zéro à chaque arrivée, qui se fait toujours le même jour à la même heure, et de façon comparable mais non symétrique, le retour se fait juste après le départ quelle que soit la durée du séjour, toutes choses qui facilitent sans nul doute de façon considérable le fonctionnement de l'histoire ; cependant, il est bien question du paradoxe barjavélien du grand-père, et plus profondément, la remise à zéro est très vite manifestement imparfaite, et les voyages finissent (spoiler) pour le moins par avoir quelques effets sur la trame même de la réalité, ce que j'aurais tendance à interpréter comme post-dickien. Le modèle n'est donc pas le jeu électronique réinitialisable dans les limites du vieillissement du joueur. Certes, les règles réelles de fonctionnement n'apparaissent que de façon progressive, partielle et en fait très tardive, et ne sont pas réellement justifiées, mais dans le fond, c'est le cas pour tous les voyages temporels, qui constituent de ce point de vue un cas particulier en Science-Fiction. S'y ajoutent deux éléments qui ne sont simplificateurs qu'en apparence, une certaine inélasticité de l'Histoire et (spoiler de chez spoiler) le fait qu'in fine ladite Histoire ne sera pas modifiée malgré le presque millier de pages passé à se préparer à le faire. D'une part, l'inélasticité n'est pas l'inéluctabilité, et d'une certaine façon toute l'histoire est un combat contre elle, c'est donc un efficace ressort dramatique, mais cela ouvre sans doute quelques perspectives métaphysiques, certes implicites ; par ailleurs, il se pourrait (et la tétracapillotomie montre ici tout de même le bout de son mufle) que cela infirme la « morale à tirer de ce livre » selon mon honorable prédécesseur en ces pages, à savoir que « toute action, même si elle peut sembler insignifiante, peut avoir d'incommensurables conséquences, surtout quand on se pique de vouloir jouer avec l'Histoire », car l'action qui pèse plus que toute autre est tout de même celle qui consiste, le 22 novembre 1963, à empêcher l'assassinat du président des États-Unis, ce que je n'appellerais pas plus une action “insignifiante” que le personnage joué par Sean Connery n'appelle archéologie les aventures d'Indiana Jones. D'autre part, l'absence de modification in fine, c'est-à-dire le dernier coup de gomme qui efface tout, a de façon manifeste une vertu consolatoire en laissant entendre que nous vivons sinon dans le meilleur du moins dans le moins mauvais des mondes possibles, mais d'une façon qui n'est pas exactement ce que l'on pourrait attendre, et qui va contre quelques clichés.

Là, comme indiqué plus haut, on ne se refait pas, et ce n'est plus le mufle de la tétracapillotomie qui pointe, mais celui du prof’ d'Histoire, encore que l'un ne soit peut-être qu'un cas particulier de l'autre et réciproquement. D'abord, et afin d'ouvrir une nième parenthèse, il faut dire que la reconstitution historique est bougrement intéressante. On voit certes les ficelles et on sent les fiches quand, pour bien faire sentir le bond dans le passé, les prix d'époque sont assénés de façon un peu répétitive (ainsi que les programmes des cinémas). Mais ça a le mérite de rappeler aux réalités. Pour d'autres réalités, Philippe Paygnard a rappelé la misère ouvrière de l'époque, qui relève plutôt d'ailleurs de l'assez fantastique expansion des années 1960, du changement de société, largement fondé sur l'électroménager, ce que le roman ne dit pas vraiment, évidemment plus entamé en 1959 chez King que de notre côté de la Mare aux harengs, mais sur le point d'y survenir alors et d'être la base de la “seconde révolution française”.(1) Il a rappelé aussi la ségrégation raciale. On peut ajouter l'antisémitisme “ordinaire”, beaufesque, la lourdeur des “blagues”, qui feraient même passer le politiquement correct pour un moindre mal ou un contrepoison, le sexisme ou le virilisme bovin et non moins ordinaires qui font partie du même paquet-cadeau, et puis cette autre expression du mépris d'autrui, elle aussi signalée dans le roman même si c'est très brièvement, qu'a été pendant très longtemps l'interdiction morale de soulager la douleur des agonisants par des produits au nom peut-on supposer du danger d'accoutumance pour l'au-delà (d'où le caractère tardif des soins palliatifs et une bonne partie des débats sur l'euthanasie), et encore la pudibonderie, la sexophobie ambiante, qui peut être ordinaire avec l'idée que jamais l'Attrape-cœurs de Salinger ne rentrera dans une bibliothèque de lycée, ou pathologique avec un personnage dont la sexualité et les convictions en ce domaine rappellent celles, à peu près contemporaines, du général fou de Dr Folamour… L'Amérique passée qui est décrite attire certes le personnage principal, mais ses tares n'en sont pas moins apparentes. Ainsi, King ne joue pas entièrement sur la nostalgie. Et (spoiler encore) il se paie le luxe de prendre le lecteur à contre-pied.

Ce qui est d'ailleurs nécessaire pour remettre les compteurs à zéro : il faut bien que la survie de J.F. Kennedy aboutisse à une catastrophe. Ou à plusieurs. Peut-être aurait-il été préférable de choisir. Mais il était difficile d'écarter l'idée de trous dans la réalité, même si le fait qu'ils aboutissement de façon très matérielle et peut-être simpliste à des catastrophes telluriques risque d'apparaître comme un expédient qui n'est acceptable par le lecteur que du fait de sa fatigue ou de son anesthésie aux alentours de la millième page. Et il aurait été curieux de mettre à l'écart l'uchronie politique. Parfaitement logique et parfaitement dérangeante. Kennedy est une icône assassinée. Johnson, un apparatchik parlementaire roué, passablement cynique, et ne relevant pas exactement du jeune premier. D'où peut-être la bonne réputation de l'un, la mauvaise de l'autre. Sans compter que les débuts de la grande protestation estudiantine, américaine puis mondiale, contre la guerre du Việt Nam sont inévitablement postérieurs au drame de Dallas. Mais en politique intérieure, Johnson a piloté des progrès considérables, qu'il s'agisse de mesures sociales ou de déségrégation. Et parallèlement, le parti démocrate a hébergé des ténors que nous classerions volontiers à l'extrême-extrême-droite. L'action d'un Kennedy survivant à l'attentat aurait pu être bien moins positive que celle de son vice-président, et sa succession totalement calamiteuse. Sans espoir pour Bill Clinton, entre autres. Au point de faire ensuite apprécier Reagan, moins faucon que ses prédécesseurs. Mais arrivant trop tard pour que l'histoire du monde ne vire pas au grand cirque nucléaire. Pourquoi pas ? D'une certaine façon, on peut effectivement trouver ceci doublement apaisant et facilement consolatoire, parce que d'une part la fin du roman épargne d'imaginer un monde autre que le nôtre et de nous demander, chacun, ce que nous y serions devenus, et que d'autre part elle nous dit que le nôtre, justement, est en fin de compte assez satisfaisant. Et en même temps, de façon parfaitement contradictoire, elle amène à revoir quelques certitudes, ce qui n'est jamais mauvais. Elle rappelle aussi que les années 1960 mythiques ont mis quelque temps à se dégager, qu'elles correspondent sans doute à moins d'une décennie et empiètent sur celle qui a suivi, jusqu'à ce que la crise économique devienne une évidence pour tous, puis perdure, bref qu'elles ont très probablement commencé après 1965…

Mais soit dit en passant, au total, le roman nous parle bel et bien de ces années, en se plaçant avant, en montrant en partie ce qui a changé, et en esquissant des espoirs déçus, qui sont ceux du protagoniste et son mentor quand ils rêvent, au début, d'une Amérique qui serait née de la survie de Kennedy… On pourrait penser à Norman Spinrad et à d'autres, à notre ami Roland C. Wagner en particulier chez nous même s'il a vécu ces années-là par procuration, après coup, bref aux enfants du flower power et de la NASA, qui ont rêvé d'un avenir jamais advenu… En creux, le roman pourrait bien parler aussi de ça : d'espoirs brisés. Ce qui n'est pas particulièrement consolatoire, et ne le place pas tout à fait du côté de la littérature alimentaire…

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 76, octobre 2015


  1. Henri Mendras : la Seconde révolution française : 1965-1984 (Paris : Gallimard › Bibliothèque des sciences humaines, 1988), réédition refondue en 1994 (Paris : Gallimard › Folio essais).

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