KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Florian Besson ; Jan Synowiecki : Écrire l'Histoire avec des “si”

actes de la recherche à l'ENS, 2015

chronique par Éric Vial, 2015

par ailleurs :

L'uchronie ou/et l'Histoire contrefactuelle semblent intéresser les universitaires depuis quelques années : séminaire à l'E.H.E.S.S. en 2010, article des organisateurs de celui-ci dans la Revue d'Histoire moderne et contemporaine(1) et numéro de la revue Labyrinthes(2) en 2012, dossier réparti sur deux livraisons successives de sa consœur Écrire l'Histoire(3) en 2013, journée d'études à l'université de Cergy-Pontoise co-organisée par l'auteur de ces lignes la même année avec bientôt actes à la clé, séminaire à Normale Sup en 2013-2014. S'il reste à voir si ce ne sera pas un feu de paille, et quelle est la part inavouée du soudain succès du genre en bande dessinée dans cet intérêt, on aurait tort de faire la fine bouche. Et de ne pas signaler, aux presses de l'École (dite) Normale (et prétendue) Supérieure,(4) la publication découlant du dernier séminaire cité ; si on aura sans nul doute quelque mal à le trouver en librairie, c'est qu'il relève de l'impression à la demande et du livre électronique, et n'est guère difficile à trouver sur le site de l'éditeur.

Cette publication rappelle et l'ancienneté et la vogue du genre, sa diversité, et son utilité, définie par les préfaciers, Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, comme lié à un caractère subversif du point de vue épistémologique. On trouvera relativement peu de références à des livres de Science-Fiction stricto sensu, encore que la contribution de Pierre Lavielle, "le Tropisme de Christophe Colomb", mobilise Orson Scott Card, Kim Stanley Robinson et Robert Silverberg, ce qui n'est pas si mal. La SF est plutôt représentée par le feuilleton télévisé, avec Doctor Who étudié par Jean-Dominique Delle Luche dans "Voyages dans le temps et uchronies", par le manga avec Zipang présenté par Tristan Martine dans "Enjeux de l’uchronie dans la bande dessinée contemporaine", par la bande dessinée franco-belge à travers un entretien avec Jean-Pierre Pécau, un des scénaristes de la série Jour J. L'ancêtre éponyme est par ailleurs salué avec l'article sur Charles Renouvier dû à Jan Synowiecki. Mais c'est peut-être ce qui semblerait le plus loin de ce qui nous concerne ici qui sera le plus intéressant, tant l'uchronie est hybride et protéiforme et tant elle parvient à toucher à la fois la littérature “de genre”, celle “légitime” et l'essai historique sous toutes ses formes. D'où la possibilité de la débusquer dans des lieux originaux, les romans historiques de Michel Zévaco, où l'Histoire est astucieusement bousculée et qu'analyse Luce Roudier dans "Entre Histoire romancée et anarchie historique", le film la Vie est belle de Frank Capra, uchronie tout à la fois individuelle et collective travaillée par de nouveau Jan Synowiecki dans "Intervention divine et uchronie", regrets de Madame de Staël quant à la carrière de son père, Necker, mis au jour par Laura Broccardo dans "Comment réécrire l’Histoire avec des regrets…", travaux historiques de Robert Fogel et Kenneth Pomeranz, présentés respectivement par François-René Burnod et Florian Besson. Le panorama est hétéroclite parce qu'il reflète la réalité en fournissant exemples et pistes.

Bien entendu on peut tétracapillotomer (ou tétrapillectomer si l'on préfère). Regretter que Gérard Klein se retrouve prénommé Bernard, et l'historien Antoine Prost, Alain (même si ce dernier était surnommé “le professeur”). S'étonner de l'affirmation selon laquelle les romans uchroniques, fort minces jusque voici peu, ont récemment grossi — avec pour exemple Roma æterna qui n'est pas tout à fait un roman. Toussoter devant l'optimisme quant aux chiffres de vente des romans, même si le pessimisme quant à celui des travaux historiques est, hélas, bien fondé. S'interroger sur l'uchronie comme lieu de repli d'une Histoire étroitement nationale, ce qui est parfois exact du point de vue des auteurs, et parfois parfaitement erroné si l'on pense à Silverberg ou au Kim Stanley Robinson des Chroniques des années noires, et encore plus faux du point de vue du lecteur français lisant le Maître du Haut Château, Pavane ou Autant en emporte le temps. Il y aurait aussi lieu de ressusciter le vieux débat sur uchronie et marxisme, que l'on pouvait croire enterré,(5) mais à fronts renversés.

Naguère on expliquait que la première était incompatible avec le second [le genre serait « aux antipodes de la conception marxiste de l'Histoire qui considère le développement des forces productives comme la base du devenir historique »(6) « car l'individu y prend plus d'ampleur que les facteurs économiques »,(7) d'autres ont avancé le caractère intolérable du hasard pour un totalitarisme(8) ou le fait que « l'idéologie officielle fournit déjà un exemple trop réel de jeu avec le temps et l'Histoire, en remodelant sans cesse le passé proche pour le rendre conforme aux nécessités de la propagande »].(9) On nous expliquait que d'ailleurs le jeu avec le temps et l'Histoire était fort peu représenté dans les pays dominés par les héritiers autoproclamés et monopolistiques de celui-ci, même si l'on trouvera chez Marx lui-même de quoi théoriser l'uchronie.(10) [Les régimes, défunts ou pas, se réclamant de Marx, ont banni l'uchronie et se méfient des voyages dans le temps, avec semble-t-il un seul exemple dans la feue U.R.S.S., situé avec prudence sur une autre planète.(11) Les exclusives assez récentes lancées par le parti communiste chinois contre des feuilletons télévisés à base de voyage dans le passé qui « promeuvent le féodalisme, la superstition, le fatalisme et la réincarnation »(12) vont dans le même sens, encore qu'on puisse surtout y voir luttes de pouvoir et vendettas de clans.]

Or ici, on apprend que la pratique de l'uchronie standard découlerait d'une « conception de l'Histoire propre à notre temps, dans laquelle on reconnaît très nettement la lecture marxiste qui fait de la violence l'accoucheuse de l'Histoire », formulation effectivement marxienne ou sans doute plutôt engelsienne,(13) mais assez peu compatible avec l'image de l'économisme forcené. L'Histoire-bataille avait plutôt la réputation d'être conservatrice et il est un peu étrange de la voir opposer aux néo-conservateurs, explicitement Fukuyama ou Mme Thatcher. Encore que l'on puisse conclure que l'expression de la liberté humaine face aux déterminismes, comme l'entendait Renouvier, si elle n'est pas incompatible avec l'idée selon laquelle les hommes font l'Histoire mais ne savent pas l'Histoire qu'ils font, est en revanche propre à donner de l'eczéma aux adorateurs du fait accompli, à ceux pour qui tout changement, et de façon générale tout ce qui n'est pas eux, est obscène et impie. Ils sont malheureusement nombreux sous toutes les bannières et aux postes de commande.

Foin de tétracapillotomie (ou tétra-pillectomie). Il y a sans doute quelques points à rectifier ou à développer, mais cela n'a pas grande importance face à l'émergence de recherches variées sur cette interface concernant aussi la Science-Fiction qu'est l'uchronie. Et cela en aura encore moins si ces travaux universitaires récents — peut-être appuyés en catimini sur les albums de bande dessinée de la série Jour J — ne sont ni feu de paille, ni demi-vol d'hirondelle impropre à faire le printemps. Ce que l'on peut tout de même espérer.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 76, octobre 2015

Lire aussi dans le même numéro de KWS la chronique du Guide de l'uchronie par Éric Vial


  1. Quentin Deluermoz & Pierre Singaravélou : "Explorer le champ des possibles : approches contrefactuelles et futurs non advenus en Histoire" → Revue d'Histoire moderne et contemporaine, vol. 59/3, juillet-septembre 2012, p. 70-95.
  2. Dossier « Et si‥? » : la cause du contrefactuelLabyrinthes, nº 39 (2012/2).
  3. Dossier Uchronie [ 1 ] [ 2 ]‪Écrire l'Histoire, nos 11 & 12, printemps & Automne 2013.
  4. Dont sont par ailleurs échappés l'auteur de ces lignes et le (vénéré) rédacteurenchef de KWS. Il est déconseillé de répercuter devant eux les persiflages qui peuvent leur échapper par inadvertance.
  5. On trouvera quelques remarques, ce qui ne rajeunira personne, d'Éric Vial et Stéphanie Nicot : "les Seigneurs de l'Histoire" → Univers 1988 (Paris : J'ai lu, nº 2354, 1988), p. 227-239, version modifiée lisible sur nooSFere.
  6. Denis Guiot : "Uchronie" → la Science-Fiction (encyclopédie de poche sous la responsabilité de Denis Guiot, Jean-Pierre Andrevon & George W. Barlow ; Paris, M.A. › le Monde de…, 1987), p. 220.
  7. Jacques van Herp : "l'École soviétique" → Panorama de la Science-Fiction (les thèmes, les genres, les écoles, les problèmes ; Verviers : André Gérard/Marabout, 1973), p. 304.
  8. Jean-Luc Gautero : "le Hasard dans la Science-Fiction" → Cahiers de Narratologie, nº 18, juillet 2010 : Littérature et sciences
  9. Alexis Lecaye : "Tuer le temps" → les Pirates du paradis (essai sur la Science-Fiction ; Paris : Denoël/Gonthier › Bibliothèque médiations, 1981, p. 149).
  10. Par exemple, une lettre du 17 avril 1871 où il écrit que les « hasards fortuits rentrent naturellement dans la marche générale de l'évolution et se trouvent compensés par d'autres hasards. Mais l'accélération ou le ralentissement du mouvement dépendent beaucoup de semblables “hasards” parmi lesquels figure aussi le “hasard” du caractère des chefs appelés les premiers à conduire le mouvement »Correspondance de Marx et Engels (Moscou : éditions du Progrès, 1971), cité entre autres par Edward Hallett Carr → Qu'est-ce que l'Histoire (conférences prononcées à l'Université de Cambridge, janvier-mars 1961 ; Paris : la Découverte, 1988), p. 161.
  11. Cyrille Boulytchev : Mission sur la planète morte (Paris : la Farandole › 1000 épisodes, 1979), cité par exemple par Christian Grenier : la Science-Fiction, lectures d'avenir ? (Nancy, Presses Universitaires de Nancy › Littérature jeunesse, 1994), p. 81 ; une histoire illustrée du genre par Dieter Wuckel, datant de la non moins feue R.D.A. (1986), traite le thème de très haut et très approximativement : Science-Fiction (Leipzig : Leipzig, 1988), p. 244 et suivantes.
  12. Voir les inRocKs ou le Point.
  13. Friedrich Engels en 1888 : le Rôle de la violence dans l'Histoire (Paris : Éditions sociales, 1962, par exemple).

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