Coulez mes images, disait l'opinion
éditorial à KWS 76, octobre 2015
L'eau coule sur Mars, a-t-on appris cette semaine. Enfin, l'eau salée. Et il n'y en a pas beaucoup. L'eau de la Méditerranée est salée aussi, mais il y en a suffisamment pour se noyer. Sur tous ceux qui perdent la vie en s'embarquant dans une aventure désespérée, je n'ai rien de plus pertinent à dire que ce que vous aurez pu lire dix fois déjà. Ce n'est pas la substance de l'affaire qui est mon propos, mais sa perception. Un peu avant la succession de déclarations et d'ouvertures et de fermetures de frontières qui ont marqué septembre 2015, je discutais du rôle des media dans la perception collective de la réalité avec quelques connaissances du milieu de la SF, qui faisaient fort justement remarquer que l'internet avait explosé la notion de moyen de communication, en dissolvant le monopole de l'image que pouvaient détenir les chaînes de télévision sur la fin du xxe siècle.
Vers mi-septembre aussi, un camion avait été découvert en Autriche, avec les cadavres de soixante-dix personnes mortes étouffées, victimes de leurs passeurs qui avaient abandonné le véhicule hermétiquement verrouillé. Peu de photos avaient été prises, et aucune publiée : il paraît que ces vues de corps en état de décomposition étaient trop écœurantes pour le public. Tout le monde, cette semaine-là, se moquait bien du sort des migrants, ou réfugiés, ou fuites d'eau.
Aylan Kurdi était lui un charmant garçonnet, bien habillé. Sa mort sur la plage, une semaine plus tard, était assez jolie pour faire la “une” de la plupart des grands journaux européens. L'image serait-elle devenue virale via les réseaux sociaux sans l'existence des media qui l'ont diffusée ? J'ai envie de dire que c'est du pareil au… mème, mais je pense que, encore une fois, la dernière ?, le coup a été médiatique. Et ses effets sur la réalité, qu'on s'en réjouisse ou qu'on s'en désole, ont en revanche, été immédiats : les gouvernants, tous l'œil sur les sondages de nos jours, ont débloqué des moyens, autorisé des voyages, à un niveau dont on n'aurait pas rêvé un mois avant. On peut penser que pour une fois, la médiatisation a ouvert les yeux du public, ou l'a à nouveau berné ; c'est en tout cas elle qui a façonné la réalité perçue de tous, ou presque.
Il reste, à mon sens, un vaste espace à la SF pour fantasmer les façons dont les images nous conduisent à réinterpréter le monde, et à inventer la réalité. Stanisław Lem l'avait fait dans le Congrès de futurologie, Dominique Douay le fait dans Car les temps changent ; on attend leurs successeurs, volontaires ou involontaires.
KWS, par choix, et par la force de mon incompétence, se prive d'image.(1) J'espère que cela ne va pas le rendre totalement invisible. À en juger par son nombre d'abonnés, il en prend peut-être le chemin. Mais je choisis de le voir loin encore de l'asymptote fatale. Au prochain numéro, donc !
- Du moins dans la version papier.↑
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