Laurent Binet : la Septième fonction du langage
roman de Science-Fiction, 2015
- par ailleurs :
On en a parlé dans la presse, sans évoquer la SF (et pour cause, peut-être) mais est-ce de la SF et qu'est-ce (qu'S, diraient certains personnages) que le S de SF ? Réponses dans l'ordre : peut-être bien, et on ne sait pas trop. Ou peut-être bien, parce qu'on ne sait pas trop. On pourrait parler de Sémiologie-Fiction, et les initiales tomberaient juste. D'Histoire secrète aussi. Et de thriller (Achtung spoiler!), avec poursuite d'une formule non moins secrète susceptible de changer sinon la face du monde, du moins la politique française, ce qui ne nous mènerait pas trop loin de ce que nous connaissons ici, si ce n'était que la formule ne relève pas de la médecine ou de la physique, mais de la linguistique, ou de la sémiologie. D'où peut-être une réticence, symétrique de celle de mundanes justifiant leur mépris pour la SF par leur sainte horreur devant toutes références aux sciences inhumaines, terminologie chimique par exemple, et leur incapacité à lui trouver quelque valeur littéraire (ce qui est oublier par exemple Raymond Queneau et le Chant du Styrène — on supposera que le refrain de la chanson de Jean Yanne, Cresoxipropanediol en capsule, ne sera pas tenue pour une bonne référence) — ce symétrique, donc, ne vaut peut-être pas mieux. Et la SF est par ailleurs représentée côté figurants, dans un cours de Michel Foucault et à l'enterrement de Roland Barthes, par deux jumeaux en costume de cosmonautes, non nommés même si rien ne vient explicitement indiquer que l'auteur les juge innommables.
De quoi s'agit-il ? D'une enquête sur la mort accidentelle de Barthes, fauché par une camionnette alors qu'il sortait d'un repas chez François Mitterrand, ce dont il n'était pas coutumier, et se rendait au Collège de France où il enseignait bien plus régulièrement. Mort (Achtung spoiler! de nouveau, quoi que ce soit de fait sur la couverture du volume) pas si accidentelle que ça. Avec au générique les vedettes intellectuelles de la période (1980-1981), dont certains ont résisté au temps (en plus des déjà nommés — ce qui exclut les jumeaux —, de BHL qui se prenait déjà pour lui-même et de Jean-Edern Hallier — même pathologie —, on croise en effet de façon plus ou moins durable Deleuze, Althusser, Sollers, Kristeva, Cixous, Lacan, Todorov, Searle, Jakobson, Umberto Eco, ou fugacement Lacan), plus des hommes politiques (en plus du déjà nommé, Giscard, d'Ornano et Poniatowski, Lang, Fabius, Debray ou Attali — malgré l'époque, Obama est même évoqué in fine). Avec des poursuites, le cas échéant en voiture, des assassinats au parapluie bulgare, des bagarres, deux Japonais salvateurs en deus ex machina récurrent. Avec une vraie enquête menée par un commissaire de police fortement beauf et un chargé de cours de linguistique réquisitionné comme guide-interprète, qui finissent d'une certaine façon par converger et sortir de leur caricature initiale. Avec sauna parisien, colloque américain, fac de Vincennes juste avant son déménagement à Saint-Denis, le Quartier latin, Ithaca, Venise et Naples. Avec tout ceci traité façon Guignols de l'Info, du moins du temps assez lointain où j'avais la télévision, c'est-à-dire plus vrais que nature. Avec des scènes de comédie comme lorsque quelques éminences intellectuelles lèvent les yeux au ciel, chacun à un endroit différent de l'annonce du décès par Poivre d'Arvor au Vingt heures. Avec aussi une société secrète façon Fight club (après tout, on a bien classé le roman de Chuck Palahniuk comme relevant de la SF), mais où les combats ne sont que verbaux. Avec la demi-explication de l'attentat de Bologne, celle de l'assassinat de l'épouse d'Althusser, et celle de la supériorité rhétorique de Mitterrand sur Giscard en 1981 — le tout parfaitement canularesque, mais qu'importe ? Avec aussi quelques distorsions d'avec la réalité, bien vérifiables, car Derrida n'est pas mort à cette époque-là en Amérique, tué par un chien d'assaut. Avec un côté éminemment “bande dessinée”, et canularesque. Reste encore une fois, pour ce qui nous intéresse ici, que si le secret volé et convoité était d'ordre matériel, le cousinage avec la SF ne ferait aucun doute. D'autant que le présent est affecté (cf. Obama) et sans doute le futur. Il est d'ordre “littéraire”, et on s'interroge. On a tort. Les commentaires sur la sémiotique, et même un pastiche d'époque(1) peuvent par ailleurs être parcourus en diagonale, surtout quand les personnages n'y comprennent pas grand-chose… Il arrive qu'il en aille de même pour d'autres discours en hard science. Surtout et de toute façon, la lecture est jubilatoire. Plus qu'un entartage de BHL. Sauf pour l'intéressé. Sauf aussi sans doute pour Sollers, pas plus ridicule qu'au naturel mais qui y laisse une partie réputée précieuse de sa personne, pour Julia Kristeva assez esquintée elle aussi par l'auteur (ils semblent avoir fait connaître leur mécontentement)… bref pour nombre de personnages (certains s'en sortent bien mieux que d'autres : Todorov, Jakobson, Eco…). Tant pis pour eux. Tant mieux pour le lecteur. Et après tout, quand on met bout à bout tous les éléments, on est bien dans la mouvance de la SF.
- Michel-Antoine Burnier & Patrick Rambaud : le Roland-Barthes sans peine (Paris : Balland, 1978).↑
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