Cory Doctorow ; Charles Stross : the Rapture of the nerds
roman de Science-Fiction inédit en français, 2012
- par ailleurs :
Nous sommes dans le premier siècle après la Singularité. La plupart des humains se sont téléversés dans le nuage informatique qui est en train de dévorer le système solaire pour constituer un “cerveau matriochka” constitué de sphères de Dyson emboîtées. La Terre a été gardée, comme une sorte de réserve naturelle où vivent encore environ un milliard d'humains organiques, qui entretiennent des relations régulières avec le Nuage : des missionnaires leur rendent visite pour essayer de les convaincre de se numériser, des logiciels ou des artefacts incompréhensibles et potentiellement périlleux se matérialisent sur la planète…
On se doute que ceux qui sont restés avaient des raisons idéologiques fortes. Une vaste partie du Sud des USA est sous la coupe de fondamentalistes religieux — ceux justement qui croient à la Rapture au sens original, c'est-à-dire l'ascension massive des vrais croyants au Paradis des chrétiens. Huw Jones, lui, est un écologiste plutôt technophobe — son seul gadget avancé est un vélo dernier cri — qui passe son temps à créer des poteries dans son Pays de Galles natal. Il n'est pas pour autant ignorant des affaires du monde, et accepte toujours les invitations à être juré. Entendons-nous bien : les tribunaux pénaux n'existent plus en tant que tels — on peut supposer que les machines ont pris leur place — mais on a besoin de juges et de jurés pour déterminer quels artefacts, et quels logiciels, peuvent être autorisés dans l'espace humain. Ces décisions ne sont pas techniques — les jurés reçoivent néanmoins quantité d'informations sur les aspects techniques du cas considéré — mais politiques, et doivent impliquer des citoyens ordinaires. Et Huw prend au sérieux ses devoirs civiques. Convoqué, notre potier Gallois part donc avec joie pour la Nouvelle Libye, malgré toutes les vexations physiques et morales que cela implique — la Nouvelle Libye est un joyeux fatras anarcho-capitaliste, le juge qui préside au tribunal une psychopathe assoiffée de publicité, et surtout, la veille de son départ, Huw s'est réveillé d'un lendemain de fête avec la gueule de bois et, tatouée sur son épaule, la marque infamante d'une contamination biologique. Conséquence : obligation de porter une tenue d'isolation complète, particulièrement peu seyante et peu confortable par 45 degrés à l'ombre.
Huw se rend assez vite compte qu'on l'utilise comme un pion. Il rencontre trop souvent les mêmes personnes, dont Bonnie, sous les deux genres possibles, qui était déjà présent(e) à la fête susmentionnée, et Adrian, un prétendu touriste trop impromptu pour être honnête. À peine sorti de Libye, il est emmené (contre son gré) en Caroline du Sud, enfer radioactif, dévoré par des hordes de fourmis mutantes, et soumis à la loi de fondamentalistes protestants qui feraient ressembler Daech à une émission de variétés de TF1. Finalement, Huw est numérisé, et c'est dans le Nuage qu'il retrouve un tribunal où, cette fois-ci, il doit témoigner en faveur de l'espèce humaine tout entière — organique et, on s'en rendra compte, numérique itou.
L'action du roman se déroule sur un tempo frénétique, souligné par les épanchements verbaux des auteurs — Stross est coutumier du fait, accumulant étalage de culture techno-scientifique et regard acerbe sur celle-ci. Ainsi, en arrivant dans le Nuage, Huw est un peu perdu et se demande où trouver un fichier d'aide : “Of course, as Huw eventually realizes, going in search of a helpfile is only the start of an interesting and distracting quest for enlightenment that is likely to end in tears, a nervous breakdown, or a personal reboot”
. Le Nuage post-Singularité ressemble beaucoup aux logiciels pré-Singularité, à ce que je vois. Cette surabondance verbale et de détail de l'action finit par surcharger tout le récit, et empêcher l'implication émotionnelle. Il ne manque pas aussi de clichés, autant sur l'écofanatisme de Huw que sur une Libye future que les événements de 2011 ont déjà rendue obsolète ou sur les fous religieux du Sud américain (ceux-là, hélas, semblent être avec nous pour longtemps).
On l'aura compris, ce livre est structuré en trois parties qui pourraient presque être autant de récits indépendants — à cela près que la troisième tient compte des deux premières, et représente un saut en matière de sérieux dans le propos. À tout le moins, elle m'a bien plus accroché ; le débat entre existence matérielle et numérisation est au cœur d'une bonne partie de la SF d'aujourd'hui, et de tout ce qui concerne la singularité. Tout cela est présenté sous forme de procès de pacotille, parodies de la forme procédurale dont est si friande la fiction populaire américaine (par écrit ou par écran), mais les questions vont plus profond.
La présence d'un protagoniste pétri de viande humaine ordinaire est-elle seulement un procédé littéraire imposé par le besoin de parler au lecteur d'aujourd'hui, ou est-ce une nécessité si on veut préserver ce que l'Humanité a d'humain ? Prosaïquement, si on a la possibilité de se faire convertir en simulation informatique, en supposant que cela permette effectivement la continuité de l'identité (et le livre ne dissimule pas les doutes que l'on peut avoir à ce sujet), peut-il y avoir des raisons de ne pas faire le saut ? Huw doit trancher ce débat, pour lui, mais aussi pour le monde qui l'entoure, et pour être capable de trancher, il doit se doter des capacités que seul peut acquérir un être numérique, tout en conservant son âme d'humain de chair non augmenté, chose à laquelle il parvient, à grand-peine, en simulant avec luxe de détails son atelier de poterie des environs de Monmouth. Sur un plan plus personnel, les aventures judiciaires galactiques de Huw — oui, oui, l'Humanité passe en jugement devant le tribunal de la fédération galactique, mais Doctorow et Stross réussissent à pasticher le cliché sans tomber dans la pantalonnade — l'amènent à se confronter à ses parents qui s'étaient téléversés dans le Nuage depuis des années, à son grand dam. Résoudre par le dialogue les rancœurs que l'on retient contre ses parents, y compris le fait qu'ils soient décédés, voilà bien une idée à la Cory Doctorow, soit dit en passant. Et ça passe bien !
Au total, si comme beaucoup de collaborations, ce livre est quelque peu en dessous des meilleures réalisations de chacun de ses deux auteurs, il tient ses promesses de nous emporter dans une course effrénée sur des montagnes russes de l'imagination, avec un sourire en coin. À ne pas mettre entre les mains des passionnés de Proust, sauf s'ils veulent prendre le risque que leurs madeleines soient infestées de nanorobots.
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