Sibylle Grimbert : Avant les singes
roman de Science-Fiction, 2015
- par ailleurs :
Quand peut-on dire qu'un livre truffé des tropes de la SF est vraiment de la SF ? Réponse au choix : quand il est écrit par un auteur déjà connu comme auteur de SF ; quand il paraît dans une collection de SF ; quand KWS en parle (non !) ; quand l'auteur s'inscrit dans un dialogue avec le corpus des autres œuvres de SF (le mégatexte SF, si vous préférez). On le sait, j'ai un faible pour la dernière réponse. Le livre présentement posé sur mon écritoire m'amènera peut-être à l'affiner.
Sabine doit se rendre dans un hôtel de Zermatt pour assister à la remise d'un prix d'innovation à son mari, Romain. Il a mis au point une étonnante pilule, baptisée Yourself, qui, nous l'apprendrons au cours du récit, permet à chacun de donner à sa personne une importance démesurée.
Rien, hélas, ne se déroule comme prévu. Sabine s'est sentie bridée toute sa vie par sa mère Valérie, qui lui avait fait accepter un emploi dans sa compagnie de papiers peints dans la foulée de l'accident bénin qui avait mis un terme à ses espoirs de carrière de danseuse. Puis qui l'en avait débarquée quand elle avait revendu l'entreprise. Or voici que Sabine trouve le nom de sa mère dans le programme de la soirée, et croise dans l'ascenseur Séverine, une femme qui ressemble étrangement à elle-même, mais a le physique d'une danseuse expérimentée. Les choses vont empirer, avec le comportement pervers de Séverine, la découverte que Paula, organisatrice de la soirée, est peut-être une autre de ses doubles, et surtout que chaque personne rencontrée semble provenir d'un univers parallèle, légèrement différent pour chacun, ou à tout le moins pour chaque famille.
Le livre prend un tour hautement comique lors du repas, où les membres de la tablée de Sabine comparent leurs souvenirs sur les mondes d'où ils semblent provenir (pages 65 à 78 environ). Cela commence par la pizza — pour la plupart des convives, la pizza est soit inconnue, soit totalement exotique, une spécialité culinaire napolitaine qu'il faut vraiment avoir visité la Campanie pour connaître. Chez eux, c'est l'omelette, version normande, qui s'est imposée comme nourriture populaire mondialisée. Mais les changements vont plus loin — les omelettistes, par exemple, n'ont en général connu ni Hitler ni la Deuxième Guerre mondiale.
Des pistes émoustillantes pour un lecteur de SF. Mais qui ne seront pas suivies. Le roman s'engage dans une sorte de fuite, au propre comme au figuré. Nous apercevrons des instantanés de différents futurs, y compris celui, sans doute apaisé mais probablement imaginaire, où règnent les singes du titre ; un autre où les montagnes se font immeubles, parsemées de fenêtres comme autant d'yeux ; un autre encore où les rôles sexuels sont inversés… mais tous passent sans qu'on s'y arrête, et l'accumulation leur coûte leur effet de réel.
La constante, finalement, c'est Valérie, la mère de Sabine, la seule à maintenir son unicité et à enjamber tous les univers, toute à son entreprise de domination sur sa descendance. Et plus encore les retours de Sabine sur sa vie, ce qu'elle a été, ce qu'elle aurait pu ou dû être… Nous sommes avec ce livre dans le domaine déjà bien établi de l'uchronie personnelle : les points de bifurcation qui comptent sont ceux qui ont décidé du cours ultérieur d'une vie, et sont souvent revus sur le mode du regret, le “ah si !” plutôt que le “et si ?” cher à la SF.
Sibylle Grimbert ne manque pas de verve ni d'imagination, et ses créations d'univers, pour être éphémères, n'en sont pas moins bien tournées. Elle ne méprise pas la SF, et la quatrième de couverture se réclame explicitement de Philip K. Dick : début de dialogue avec le mégatexte ! Mais j'ai l'impression qu'elle, à la différence de l'auteur qui pique une tête dans le torrent écumeux de la SF, reste dans le fleuve tranquille de la littérature générale, et n'attend pas de réponse du mégatexte SF. Autrement dit, ses créations d'univers ne sont qu'accessoires à son propos principal, qui est la vie et les émotions de sa protagoniste. Dans la majorité des textes de SF, cette relation serait inversée, et le lecteur attendrait plus l'explication de l'élément surprenant que le sentiment du personnage qui le découvre.
Ce qui ne signifie pas que je me sois ennuyé à la lecture du roman. Simplement que vous n'y trouverez pas ce que les références à la SF peuvent faire attendre — et que vous y trouverez autre chose, qui pourra vous intéresser autant.
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