Catherine Mavrikakis : Oscar de Profundis
roman de Science-Fiction, 2016
- par ailleurs :
Le hasard fait que deux romans d'auteures des “francophonies du nord” ont été publiés à peu de mois d'intervalle, avec des titres presque identiques, à un prénom près, et qu'ils annoncent tous deux des futurs guillerets, maladies contagieuses comprises. L'écriture de celui-ci est en apparence plus travaillée que chez Emmanuelle Pirotte,(1) mais pas plus que pour cette dernière je ne me sens compétence et légitimité pour en juger vraiment, même s'il y a sans doute là une plume, dont chacun jugera si elle est attractive ou répulsive (question de goût personnel) mais qui me semble pouvoir happer ou rejeter plutôt que se “laisser lire”, moins du fait des irruptions anglaises et des canadianismes dans les quelques passages en italiques renvoyant directement au discours ou au flux de conscience des personnages, que d'une tendance à l'accumulation.(2)Comme nous sommes dans KWS — ceci pour qui ne l'aurait pas remarqué —, voyons plutôt le côté “anticipation”. Celle-ci est à un peu moins court terme que dans le roman presque homonyme. On est à la fin de notre siècle, vers 2070 si l'on se fie aux indications données çà et là. Sans éléments technologiques innovants, ce qui simplifie le travail de l'auteure comme du lecteur. Dans une ambiance de fin du monde ordinaire, quasi-vivable pour la plupart des humains, mais où tout semble se liguer, y compris l'inutile pour le récit, la catastrophe aux dimensions cosmiques, assénée dès l'incipit,(3) même si les amateurs de hard science et d'astrophysique en resteront totalement pour leurs frais : c'est à peine un décor. S'ajoute le dérèglement climatique, assez inévitable et hélas plus que plausible, mais plutôt côté hivers rigoureux que réchauffement mondial, encore qu'on puisse lui lier les tornades sévissant « depuis 2018 […] d'avril à septembre »
; le Canada pourrait sans doute compter parmi les quelques bénéficiaires d'un réchauffement, et tout aspect positif, même catastrophique en bien d'autres lieux, viendrait perturber un décor chargé d'autres éléments dystopiques “soft”, politiques et sociaux ceux-ci : un « État mondial »
s'est mis en place, couvrant progressivement la planète entière (la Russie y adhère depuis peu, ré-annexant au passage d'anciennes dépendances), imposant de fait des « jargons mondialisants »
(p. 166) anglo-chinois grosso modo (mais les langues locales ne résistent pas si mal malgré leur marginalisation, qu'il s'agisse du français du Québec privé de statut ou de l'estonien des gardes du corps du personnage éponyme), gommant avec méthode le passé, et surtout ayant interdit « depuis près de quarante-cinq ans la publication de livres sur papier »
au nom de la nécessité de ne pas produire de déchets (la référence à Ray Bradbury était de rigueur) et en fait pour assurer le contrôle total sur la circulation des idées, l'internet ayant vite cessé d'être l'espace de liberté originellement promis « au début de la grande Réforme »
. Cet État a par ailleurs depuis longtemps « coupé les programmes sociaux et les subventions aux universités »
(p. 188-189), les entreprises ayant pris le relais pour ceux qui en dépendent — on ne saura pas grand-chose de plus sur la société “normale”. Il est aussi question au passage du souvenir de « pannes mondiales de l'internet [ayant] créé un chaos terrible en 2054 et 2055 »
. Dernière couche du mille-feuilles catastrophiste, la société est plus clivée que jamais, avec une géographie très nord-américaine et non européenne : populations riches ou réputées telles dans les banlieues, “gueux” dans des centres-villes plus que dégradés mais parfois visités au titre d'un tourisme ethnologique — tout ceci sans d'ailleurs que l'on ait trace d'une quelconque activité économique (en dehors d'un semblant de librairie semi-illégale dans celui de ces centres où se passe l'essentiel de l'action) mais on en a l'habitude aussi bien en SF qu'en littérature “légitime”.(4)
Les “gueux” sont par ailleurs voués à l'extermination par l'“État mondial” à travers une peste, la “maladie noire” qui noircit visages et mains avant une mort rapide, et apparaît dans telle ou telle ville, sans aucune logique de contamination, ne frappe que les “gueux”, semble pourtant naturelle, mais est arrivée « au moment où l'on avait cru à la possibilité d'une famine mondiale »
: « l'extermination des pauvres permettrait aux fortunés de s'approprier les produits de la planète et de se débarrasser de tout sentiment de culpabilité »
— schéma déjà vu côté SF, sans d'ailleurs plus de précisions sur qui travaille et qui produit.
Voilà donc le concentré global d'angoisses, qui mêle l'air du temps à des éléments bien propres à satisfaire l'égo malheureux de tout membre de la chaîne du livre, lecteur compris. Le décor matériel, lui, est résolument montréalais, même si d'autres lieux sont évoqués dans les discours, parc d'attractions à Tokyo ou bunker au Texas : c'est le lieu d'origine, le lieu du retour, le lieu de l'enfermement, le lieu de l'action, avec des références à usage interne, sans doute — de ce côté de l'Atlantique, on n'ira pas vérifier l'existence et l'histoire de tel bâtiment, ancien cinéma géant ou propriété de luxe —, mais aussi à usage externe, à commencer par la rue Sherbrooke,(5) plusieurs fois nommée.
Dans ce lieu, en chapitres alternés, deux histoires se développent, clairement vouées à se rencontrer au bout du compte, selon une formule éprouvée — une référence aux romans de Pierre Pelot/Suragne au Fleuve noir du milieu des années 1970 ne sera pas ressentie comme élogieuse côté littérature “légitime”, et pourtant… D'un côté, donc, les “gueux”, SDF, squatters, clochards, surveillés voire espionnés par l'État : ceux qui sont tombés hors de la société, ou ne s'y sont pas adaptés, qui ne la contestent d'ailleurs même pas ou plus, sauf quelques individus, dont une femme qui, chef d'un petit groupe hétéroclite, cherche la voie de la révolte oubliée depuis quelques décennies (l'auteur semble par ailleurs en avoir, pour notre passé et notre futur très proche, une vision quelque peu restrictive, théorique et livresque, limitée à une mouvance réputée marxiste-léniniste, mais c'est là une autre affaire) ; de l'autre côté, le personnage éponyme, rock star mondiale revenue le temps d'un concert dans sa ville natale, qu'il n'aime pas, qu'il fuit même, et qui est marquée pour lui par l'assassinat de son petit frère voici bien longtemps. Cet Oscar de Profundis, est lui-même un personnage marginal, d'une certaine façon étranger à cette société “normale” qu'on ne verra jamais, entre ses excès de star et un culte du passé qui lui fait amasser des livres dans un monde qui les rejette, transférer les dépouilles illustres dans un cimetière privé à l'heure où les tombes sont supprimées, et truffer ses concerts de citations, jusqu'au "De profundis clamavi", sonnet baudelairien tatoué sur son dos ; ses références parcourent le roman, outre Baudelaire, Sade, Artaud, Beckett, Lautréamont, Breton, Crevel, sans préjudice d'autres pas seulement littéraires, Wagner massivement écouté et, quand sont cités les morts illustres qu'il réunit, Man Ray, Ossip Zadkine, Beethoven côtoyant Cioran ou Tzara. On notera une place éminente de Joris-Karl Huysmans et de ses Esseintes, et la quasi-absence de référence vraiment contemporaine, pour ne rien dire d'auteurs imaginaires futurs — les deux exceptions, sauf erreur, pouvant d'ailleurs nous intéresser directement, puisqu'il s'agit d'Antoine Volodine, « auquel Oscar vouait une admiration toute particulière »
(p. 89) et d'une romancière « mondialement connue pour ses récits de Science-Fiction interminables, extrêmement pessimistes et publiés en version longue sur l'internet »
(6) qui, « dans les quinze dernières années […] avait écrit trois vastes sagas, des dystopies »
d'abord passées inaperçues puis ayant connu « un succès mondial »
grâce à « leur adaptation cinématographique et en jeu vidéo »
(p. 210), et qui collabore avec la rock star sur un projet d'album à base de fin du monde et de dernier homme hermaphrodite — la persistance du concept d'album peut surprendre, mais surtout, malgré le clin d'œil aux tétra-et-plus-logies, nous est épargné tout commentaire fielleux sur notre genre de prédilection, de quoi rendre un peu honteux de l'ironie manifestée plus haut à propos de la structure du roman. Tout ceci est par ailleurs de nature à gagner la sympathie du lecteur, tout autant que le discours sur l'interdiction des livres : l'aristocratisme culturel, dans sa version dépressive, se porte assez bien.
Le monde des “gueux” et la société extérieure peuvent se rencontrer à l'occasion de concerts, ou — mais c'est aussi une forme de marginalité — dans la mesure où l'université McGill est restée en centre-ville et où les derniers hurluberlus intéressés par les lettres ou les sciences humaines sont en contact avec la dernière librairie (produire est interdit, vendre des livres imprimés autrefois est sans doute mal vu, mais non pas explicitement interdit). Cependant, la convergence se fait surtout avec la rock star, d'abord parce qu'il exige de jouer en centre-ville pour des raisons assez nébuleuses, ensuite parce qu'il y est pris dans une brève quarantaine (huit jours) imposée par l'armée le temps que la “maladie noire” extermine les occupants habituels du centre de Montréal, enfin parce que certains de ces derniers entreprennent de l'enlever, épisode final d'ailleurs assez vite expédié avant une dernière annonce de la prochaine fin du monde — on n'ose parler de happy end.
L'amateur de Science-Fiction n'a pas lieu de s'indigner. Il peut toujours convoquer comme plus haut des références au genre désormais anciennes, y compris pour la scission de la société, mais il lui faut bien convenir de l'originalité de certains aspects, ou du fait qu'il n'y est pas habitué, à commencer par le portrait du personnage éponyme, son univers, sa culture et ses excès, ses courtisans et ses amants — avec plus classiquement pour nous, sans doute, ses rêves de robots remplaçant ceux-ci, sous le patronage explicite de l'Ève future et de Villiers de L'Isle-Adam plus que de Michel Houellebecq, ce dont on ne se plaindra guère. Et l'écriture vaut sans doute le détour. Reste un sentiment de manque, de “tout ça pour ça”, d'absence de dépassement qui est peut-être celle des perspectives d'avenir infinies qui nous consolent des malheurs prochains (et de notre propre finitude) si l'on en croit Gérard Klein. Reste donc ce qui fait que la littérature générale n'est pas la Science-Fiction (Umberto Eco faisait remarquer qu'elle ne travaille pas les mêmes aspects que la littérature de genre) — mais cela n'empêche qu'elle s'en approche parfois, qu'il me semble valoir la peine d'aller y voir, en particulier dans le cas de ce livre, d'où, par exemple, le présent compte rendu.
- Voir le compte rendu de De profundis dans le présent numéro de KWS.↑
- Un échantillon, qu'on jugera ou non significatif, p. 17 :
« Les membres des petites communautés arbitraires, grotesques, construites à la hâte selon des affinités fugaces, des hasards peu plausibles, des voisinages fortuits, tentaient de défendre leurs compères en s'en tenant à des codes d'honneur, des serments et des loyautés impossibles. La vie sur la chaussée, dans les cours sombres, puantes, les terrains vagues ronceux et souillés, sous les viaducs nauséabonds des autoroutes, demande sans cesse de petits accommodements et d'invisibles compromis qui conduisent le plus fier et vaillant individu à déchoir de ses principes et à décevoir ses proches. »
↑ « Cette nuit-là, la Lune grosse, blafarde, s'était encore éloignée de la Terre. Son refroidissement s'était vraisemblablement accusé. Elle semblait grelotter dans le ciel éteint. Depuis des années, les planètes prenaient leur distance. Dans leur course, elles accentuaient un écart de plus en plus évident, comme si l'ici-bas ne séduisait plus l'immensité cosmique. Les jeunes étoiles avaient disparu. En catimini, les astres foutaient le camp. Les corps célestes répugnaient à s'approcher de la vieille croûte terrestre. »
↑- Il ne s'agit pas là de plaider pour un quelconque jdanovisme, et la littérature peut fort bien se passer de considérations économiques, de chaînes de montages ou de moissonneuses-batteuses — mais cela peut poser problème quand elle entend raconter le fonctionnement de la société, même si c'est de façon tacitement symbolique.↑
- L'amateur d'uchronie se rappellera les paroles de Daniel Thibon pour une chanson de Robert Charlebois où, si Jacques Cartier
« avai[t] navigué à l'envers de l'hiver »
, le Canada aurait été tropical avec« Toute la rue Sherbrooke bordée de cocotiers ¶ Avec, perchés dessus, des tas de perroquets »
.↑ - Petite inadvertance de l'auteure, on peut se demander où serait disponible une autre version, faute de livres.↑
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