Post-cerveau
éditorial à KWS 79, janvier 2017
Mon vieux copain Francis Saint-Martin (oui, le Francis "Z" Saint-Martin, collectionneur redoutable, héroïque contempteur de gémellité bogdanovienne) aime la bagnole, mais n'aime pas l'autofiction. Et je le comprends, même si je peux avoir un faible, qu'il ne partage pas, pour l'Arabe du futur : démarquer sa propre vie sera toujours pour moi un exercice intellectuellement et artistiquement inférieur au périlleux exercice de l'imagination. Quand on a le droit d'inventer, qui est celui du raconteur, que l'on invente ! et qu'on prenne le risque d'attirer par les ruses et les surprises de sa propre création, et non en cherchant à séduire ce public qui frissonne à la vue de la mention based on a true story. Et quand on lit, on doit savoir qu'on exerce cette willing suspension of disbelief théorisée par Coleridge et chère aux amateurs de SF.
Je crois d'ailleurs m'être déjà exprimé sur cette question. Hélas, il y a aujourd'hui plus grave. La fiction est prise à revers par l'âge de la post-vérité. Ou du post-fact. Les citoyens de grands pays prennent leurs décisions en se fondant sur des informations qui cachent à peine qu'elles sont fantaisistes. Les hommes politiques mentent, ce n'est pas neuf, mais face aux preuves de leurs mensonges, répondent comme des gamins colériques que non, ils n'y croient toujours pas, et donc il reste un doute. Et ça marche : ils ont le pouvoir. Même les auteurs de SF n'avaient pas osé prévoir ça.
Enfin, si. Joe Haldeman, qui a une ou deux fois esquissé un futur d'imbécillité encouragée par les médias. Ou le film Idiocracy (2006), qui imagine, sur un mode comique, une Amérique future peuplée de crétins. Pour prendre des exemples plus pertinents à ce numéro de KWS, lisez la nouvelle "la Pompe six" de Paolo Bacigalupi dans son recueil la Fille-flûte, ou le roman Weighing shadows de Lisa Goldstein : dans les deux cas, les humains du futur sont clairement bas de plafond.
Mais dans les deux cas que je viens de citer, la bêtise généralisée est expliquée par l'effet de la pollution. La question commence à être posée sérieusement aujourd'hui sans que, à mon avis, nous disposions des outils intellectuels nécessaires pour tester la réponse. Et je doute fort que le crétinisme citoyen dont nous sommes témoins dès maintenant ait pour cause essentielle des cerveaux physiquement défaillants ; c'est plutôt, à mon avis, un cas de garbage in, garbage out : tout se passe comme si, à force de biopics romancés et de faux documentaires, l'idée même de la différence entre fiction et information s'était érodée, au point de nous faire accepter l'une et l'autre comme également utilisables à la fois comme distraction et base de notre jugement.
Des catégories bien conçues sont indispensables à une analyse du monde. De même que le reportage est un édifice cohérent, qui repose entre autres sur le croisement des sources et l'accord avec les autres informations disponibles et vérifiables, la fiction authentique, celle qui ne prétend pas décrire la réalité, a une vérité bien plus forte ― émotionnelle, morale, mythique. Et les critiques, dans tout ça ? Ni écrivains ni journalistes, placés quelques degrés plus bas sur l'échelle de la respectabilité, nous pouvons au moins le dire franchement : nous émettons de pures opinions sans preuves, à propos de textes qui ne prétendent pas à la vérité. Mais nous le faisons sincèrement. C'est déjà beaucoup.
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