Paolo Bacigalupi : la Fille-flûte
(Pump six, 2008)
nouvelles de Science-Fiction
- par ailleurs :
Avant que Paolo Bacigalupi ne connaisse le succès que l'on sait avec la Fille automate, il mettait en place les éléments de son futur. Même si les nouvelles présentées ici — publiées à l'origine entre 1999 et 2008 — ne se situent pas dans le même avenir fictif, elles ont beaucoup en commun : des futurs aux ressources limitées, où notre planète a connu une dégradation écologique à grande échelle, et où les relations humaines, nécessairement durcies par la pénurie, sont empreintes d'une brutalité qui réserve souvent des surprises.
Nous passerons vite sur deux textes situés dans ce qui deviendra l'univers de la Fille automate, avec ses multinationales qui ont ravagé l'agriculture du monde entier à force de breveter le vivant ; on y trouve des variations sur le personnage du hacker génétique en rupture de ban ("l'Homme des calories") et sur celui du réfugié chinois à Bangkok, ayant perdu fortune et famille dans le génocide malais ("le Yellow card"). Dans chaque cas, les noms et les péripéties sont différentes, mais, surtout pour le second texte, qui a lu le roman retrouve un environnement bien connu.
Dans bonne part des autres textes, c'est l'eau qui est la ressource rare, celle pour laquelle on combat, et on se tue parfois. Dans "le Chasseur de tamaris", l'argument est presque drôle : le protagoniste se fait payer pour arracher, dans la vallée du Colorado en amont de la Californie, des plantes jugées trop gourmandes en eau par les clients d'aval. Mais il en replante clandestinement pour assurer ses futures fins de mois… sans que ni lui ni nous n'ayons le sentiment d'une malhonnêteté, tant la Californie a outrageusement pillé les ressources hydriques de l'arrière-pays. "Le Pasho" se passe dans ce qui pourrait être une sorte de Mongolie, où pour une fois guerre et cruauté semblent s'estomper dans le passé. Peut-être.
"Plus doux encore" n'est pas un texte spéculatif, mais il tire sa profonde étrangeté du comportement de son protagoniste, un homme qui tue sa femme presque par hasard, parce qu'il ne supporte pas qu'elle lui demande de faire la vaisselle — puis procède à une toilette funéraire démente en se baignant avec le cadavre de son épouse — voici l'eau qui suinte à nouveau —, et se rend compte que son nouveau statut de criminel, qui met fin à sa vie rangée, lui confère une paradoxale liberté. Car personne n'imagine qu'il ait pu commettre l'acte.
"La Pompe six" est un autre de ces textes où l'on ne sait s'il faut rire ou pleurer. Minée par la pollution chimique, l'humanité est devenue de plus en plus bête — il y a des indications que ce processus soit déjà en marche — et au bout d'un siècle, après l'effondrement de l'éducation et d'une bonne partie de l'infrastructure technologique, New York est frappée dans le dernier système qui la maintient en vie, sa station d'épuration. Le narrateur, Trav, essaie vaillamment de maintenir les choses en état de marche, en dépit de ses collaborateurs (et de ses patrons) qui sont d'une bêtise désespérante — quand ils ne sont pas méchants comme des teignes. Il y a des scènes burlesques, et pourtant, comme nous croyons à ce monde, il y a quelque chose de poignant à le voir s'effondrer.
Quand Bacigalupi braque le projecteur sur ses personnages, souvent broyés par un monde trop dur pour eux, il sait se faire encore plus poignant. Le Wang Jun de "du Dharma plein les poches", gamin des rues forcé à survivre par tous les moyens, légaux ou non, reste encore trop proche du protagoniste standard de ces récits de SF-noir qu'on appelle cyberpunk. En revanche, "the Fluted girl" (l'épithète verbale du titre anglais est bien plus expressive que le substantif qu'elle est devenue en français avec "la Fille-flûte") est une adolescente qui a été, comme sa sœur, patiemment transformée en instrument de musique vivant. Elles sont destinées à devenir esclaves de spectacles aussi sexuels que musicaux, dans un monde curieux où règne une cruelle féodalité à base médiatique : pour grotesque que cela semble, nous n'en sommes peut-être pas si loin. Mais la révolte est toujours possible.
Ce ne sont pas les protagonistes qui sont au centre de notre pitié dans les deux derniers textes, mais des êtres trop faibles pour avoir même une voix. Dans "Peuple de sable et de poussière",(1) les humains n'ont plus grand-chose de biologique. La planète, acide et minérale, a été massacrée par l'industrie minière. Des gardes miniers, machines à tuer humaines, trouvent un chien, qui a survécu par miracle (point faible du texte d'un point de vue SF). Autre miracle, ils le laissent vivre un moment. Mais il est si fragile pour ce monde-là…
Dans le futur ravagé par le changement climatique de "Groupe d'intervention", les villes de la Côte Est sont englouties depuis belle lurette, mais de nouveaux riches ont des villas extravagantes sur le nouveau bord de mer, et tout le monde est immortel et conserve le même âge apparent grâce aux traitements de réjuvénation. Du coup, chacun a le temps de perfectionner des pratiques artistiques très techniques — une paradoxale utopie esthétique. Mais il y a un corollaire à l'immortalité : il est interdit d'avoir des enfants. Vous penserez tout de suite à "Ceux qui partent d'Omelas".(2) Le narrateur est chargé de détecter et d'arrêter les mères illégales — et d'exécuter leurs enfants. Il n'a aucun remords. Aucun ?
Bacigalupi écrit avec verve et violence, il en rajoute parfois un peu dans les descriptions et dans la répétition des éléments-chocs de ses récits — car le choc est de toute évidence recherché. Je trouve quand même que l'intensité des scènes de violence peut devenir répétitive — à force de monter les potards jusqu'à 11, on devient sourd. Bacigalupi obtient ses meilleurs effets quand il me surprend, voire quand il m'apitoie. Ce qui se produit plus souvent dans ce recueil que dans la Fille automate (point de comparaison obligé).
- Texte grâce auquel j'ai découvert Bacigalupi dans un numéro du Fiction des Moutons électriques. Qu'ils soient ici remerciés, malgré les costumes bariolés dans lesquels les traducteurs de la revue engoncent les textes d'origine.↑
- "The Ones who walk away from Omelas" d'Ursula K. Le Guin (1973), à lire par exemple dans un récent Bifrost (nº 78, avril 2015).↑
Commentaires
Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.