Ann Leckie : la Justice de l'ancillaire (les Chroniques du Radch – 1)
(Ancillary Justice, 2013)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
Ce serait une litote que de dire que ce livre, le premier roman de son auteur, n'est pas passé inaperçu — couronné par les prix Hugo et Nebula de 2014, il est le premier d'une trilogie à succès. Il s'est aussi attiré l'ire de la faction réactionnaire du fandom connue sous le nom de “Rabid Puppies” (phallocrate et raciste, dira-t-on pour résumer) : pensez donc, un livre dans lequel on parle de tous les personnages au féminin et où, comble d'insolence, la marque d'une origine aristocratique est d'avoir une peau foncée !
Ce qu'il faut comprendre derrière ces coups d'épingle, bien entendu, est que le sexe d'une personne, ou sa couleur de peau, n'a guère d'importance en soi. Et que notre société, en dépit des efforts qu'elle affiche, ne s'est pas débarrassée de tous ses préjugés en la matière. Leckie s'en moque en passant. Breq, son protagoniste, pur produit de l'Empire Radch qui efface entièrement les différences de genre, doit s'y confronter quand elle(1) parle des langues étrangères. “Since we weren't speaking Radchaai I had to take gender into account—Strigan's language required it. The society she lived in professed at the same time to believe gender was insignificant. Males and females dressed, spoke, acted indistinguishably. And yet no one I'd met had ever hesitated, or guessed wrong.”
(p. 76-77). Précisons que le “she” dans la phrase ci-dessus ne signifie pas que Strigan soit une femme, c'est simplement le pronom générique en Radchaai. Breq s'efforce de deviner le genre de Strigan, pour lui parler de façon grammaticalement correcte, et se rend compte au bout de vingt-quatre heures qu'elle s'est trompée…
Celle qui se fait appeler Breq prétend qu'il vient du Gerentate, un des États qui ont échappé à l'annexion par l'Empire Radch. Mais nous savons tout de suite qu'il s'agit d'un ancien vaisseau de guerre Radchaai, ou plutôt de l'un des segments de One Esk, un des pelotons d'ancillaires qu'elle contrôlait. Car l'Empire Radch transforme une partie de ses prisonniers en robots de chair — leur personnalité est effacée, et remplacée par l'intelligence artificielle qui, grâce à d'efficaces systèmes de communication, peut gérer simultanément un vaisseau de guerre et des centaines de soldats présents à son bord. Le narrateur s'appelait Justice of Toren — les “Justice” sont les plus imposants des vaisseaux de guerre Radchaai. Comment Breq a été séparée du reste de Justice of Toren, nous l'apprenons au cours d'un récit rétrospectif égrené dans les chapitres pairs du livre. La profondeur historique de l'Empire Radch se révèle aussi progressivement. Depuis quelques décennies, il a perdu de sa superbe, sous la pression des Presger, une race étrangère avec qui la communication est presque impossible, mais qui ont clairement l'avantage sur l'humanité.
L'intrigue du roman est classique : une quête solitaire de vengeance, David Breq contre le Goliath Radchaai. Avec une originalité : Breq récupère en chemin Seivarden, un officier Radchaai, un humain donc, d'une famille noble, qui avait disparu depuis des siècles et réapparaît en junkie SDF — mais n'ayant rien perdu de sa morgue. Bien des romans qui dépeignent un système autoritaire le font par le regard d'un pion du système qui, grâce au hasard d'une rencontre décisive (souvent amoureuse) va changer de point de vue. La perspective est ici inversée, puisque Breq, narratrice, entreprend sans douceur de faire comprendre à Seivarden la nature de l'Empire.
Dont il serait temps de dire un mot. Leckie ne s'en cache pas, l'Empire Radch doit beaucoup à l'Empire romain. Ne serait-ce que parce que le mot radch lui-même ne renvoie pas à une origine précise, mais signifie citoyen ou civilisé (en latin aussi, les deux mots coïncident). Le statut de citoyen, accordé relativement aisément aux peuples conquis ; les relations de clientélisme (au sens originel) entre les familles nobles ; et l'intégration des polythéismes locaux à la religion impériale, tout cela rappelle précisément l'histoire romaine. Au sommet du système, un empereur, et c'est là que les choses se corsent : comme les ancillaires, l'empereur, Anaander Mianaai, occupe plusieurs corps simultanément, ce qui lui permet d'être partout à la fois dans son empire, et de considérer la mort éventuelle d'un de ses corps comme une gêne passagère, sans plus.
Elizabeth Bear — dans son blurb, une de ces mini-citations que les éditeurs anglophones aiment imprimer en couverture — intronise Leckie comme héritière d'Iain M. Banks. Certes, on trouvera ici des vaisseaux intelligents et au moins un paysage démesuré, mais l'affirmation est totalement exagérée. Banks avait un style qui n'était qu'à lui, marqué par d'occasionnels et réjouissants accès de logorrhée humoristique. S'il faut trouver des ancêtres spirituels à Leckie, je chercherais plutôt du côté de C.J. Cherryh (qui a apporté sa profonde connaissance de la civilisation romaine à ses space operas) et surtout John Varley, pour la déconnexion radicale qu'elle opère entre corps et identité.
S'il n'éblouit pas de feux d'artifice verbaux, la Justice de l'ancillaire est un roman qui fait un usage très original des pronoms personnels. Tout le monde a parlé de ceux de la troisième personne du singulier : she ; là, nous aurions (parfois) he (et la même substitution pour les possessifs his/her) — ce sont presque les seules marques de genre en anglais ; la troisième personne du pluriel est indifférente (they, their), ce qui lui vaut d'être employée à la place du singulier quand on ne veut pas préciser le genre dans un usage contemporain, et à peu près tout ce qui n'est pas personne humaine relève du neutre, seuls quelques substantifs connaissant des marques de genre (king/queen, horse/mare…). Il est intéressant de noter que Leckie n'a pas rendu le féminin systématiquement générique ; ainsi Aatr est une divinité nourricière, dont les attributs sexuels secondaires rendent le genre évident (les militaires Radchaai jurent à tout bout de champ par “Aatr's tits!”, les nichons d'Aatr). Or voici la description d'un rituel censé assurer un futur favorable à un bébé : “an infant they had laid at the breast of Aatr—the image being constructed to allow this, its arm crooked under the god's often-sworn-by breasts.”
(p. 295). Vous aurez remarqué god et non goddess, malgré l'indiscutable (pour nous) féminité d'Aatr. Une nouvelle fois, la société Radch de Leckie est aveugle à toute marque de genre, et on peut supposer que god est choisi comme nom générique des divinités parce que goddess est un dérivé, forcément moins naturel et plus lourd.
Leckie rudoie notoirement un autre pronom, le I de la première personne. Dès le début, nous savons que Justice of Toren/One Esk possède une sorte d'ubiquité : “That accounted for almost half of my twenty bodies.”
(p. 15). One Esk a aussi sa marotte, le chant choral — qu'il peut pratiquer avec lui-même. Il fallait bien que le personnage ait ses amusantes particularités, et en l'occurrence il s'agit aussi d'un hobby d'Ann Leckie, qui apprécie le shape note singing.(2) Mais quand un sabotage coupe les communications entre le vaisseau et les divers corps ancillaires, ils restent capables d'action et de pensée indépendantes, voire d'opinions divergentes. Car, pour des raisons techniques qui relèvent de la construction d'une intelligence suffisamment avancée, les vaisseaux ont aussi des sentiments (feelings) ; cela aide, par exemple, à la prise de décision.(3) Les divergences que One Esk peut connaître ne sont rien en face des problèmes de synchronisation d'Anaander Mianaai, qui possède des centaines de corps dispersés dans son empire interstellaire, et vit depuis trois mille ans. Comme le dit page 351 un officier de sécurité complètement dérouté : “Why is there a them?”
(encore un prénom crucial ! L'homme n'avait connu que des us). Creusez vos souvenirs : l'Empire romain a connu bien des guerres civiles, la succession entre empereurs ayant rarement été un long fleuve tranquille. Je vous laisse imaginer, et aller lire le livre.
Sachez seulement que les événements dramatiques de la fin du récit sont l'occasion de poser la question de la légitimité de l'autorité, et du sort des lanceurs d'alerte (je vois dans le livre un clair écho de Bradley/Chelsea Manning, par exemple). Et que les questions qui se posent aux Radchaai sont proches des débats américains actuels (ou de ceux de bien des pays occidentaux, au demeurant) sur la nostalgie d'une époque où la nation aurait été plus forte, plus victorieuse (et moins permissive avec ses citoyens). Ajoutez à tout cela une intrigue riche et rondement menée : la Justice de l'ancillaire mérite son succès.
- Si le narrateur n'a sans doute pas de genre, et de doute façon ne se soucie pas de ce détail, les étrangers qui ne parlent pas Radchaai le considèrent comme féminin (cela se produit deux fois dans le récit). Comme, à la différence de la narration du livre, la présente chronique n'est pas censée être traduite du Radchaai, je suivrai leur point de vue.↑
- Une tradition américaine dont on ne risque pas d'avoir entendu parler si on se contente de sauter d'une côte à l'autre ; enracinée dans le chant religieux (Sacred Harp singing), elle poursuit une vie profane… dont je n'avais aucune idée avant de lire l'entretien avec Leckie sur le site d'Orbit.↑
“Without feelings insignificant decisions become excruciating attempts to compare endless arrays of inconsequential things. It's just easier to handle those with emotions.”
(p. 88).↑
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