Jean Viviès : Revenir/devenir : Gulliver ou l'Autre voyage
essai, 2016
Nous connaissons tous Gulliver. Pour beaucoup d'entre nous, nous croyons le connaître du fait d'une double page dans un album de contes, d'une lecture d'enfance, voire d'un dessin animé. Ceci même si nous le reconnaissons comme un ancêtre de ce qui nous intéresse ici, ou de ses abords, de l'entre-deux cher à Francis Berthelot des littératures légitimes et de celles de l'imaginaire (supposées illégitimes) — s'il en était besoin, cet ouvrage confirmerait d'ailleurs l'apparentement en mettant sur la piste d'analyses par Orwell et Borges, d'une édition du texte par Asimov, d'une lecture par Wells, d'une autre évidemment bien antérieure par Voltaire qui, même s'il a trouvé les Voyages trop longs, s'en est inspiré pour son Micromégas — côté franchement légitimes ou supposés tels, sont rappelées les références dans les Bijoux indiscrets de Diderot, chez Dostoïevski ou Joseph Conrad ; en sens inverse, l'ombre de Lucien et de l'Histoire véridique est présente, avec entre autres la rencontre d'Homère, autre base de nos imaginaires, soustrait à l'au-delà, mais muet.
Le même ouvrage, qui est largement une concaténation d'articles comme bien des romans de l'“âge d'or” de la SF l'étaient de nouvelles, ouvre d'autres pistes. Sur l'écriture, le pastiche des récits de voyage très répandus à l'époque, les effets de réels nés du paratexte, des titres et commentaires, les pastiches successifs de styles différents, « conte philosophie, aventure picaresque à la Lazzarillo ou extraordinaire à la Cyrano de Bergerac, allégorie politique, documents juridiques, utopie ou dystopie, satire ménipée, livre pour enfants, style héroï-comique, parodie de compte rendu scientifique, etc. » (p. 31). Sur le parallèle et le dialogue polémique avec Robinson, jusque dans des détails soulignant des inconséquences de De Foë, mais aussi dans le contrepied global des retours (thème chronique du volume) si facile chez ce dernier, fort difficile chez le marin qui l'inspira, catastrophique chez Gulliver qui ne supporte plus les humains, et dans le refus voire le sabotage du roman d'apprentissage puisque le héros-narrateur, chirurgien qui ne soigne personne, puis marin calamiteux allant de naufrage en naufrage, non seulement se déconstruit plutôt, s'effondrant in fine, mais n'est pas pourvu d'une cohérence psychologique minimale, est « tour à tour polyglotte et sot, prétentieux et craintif, espiègle et raisonneur » (p. 89), et de plus, alors qu'il est supposé tout raconter au terme de son quatrième et dernier voyage, livre des histoires strictement séparées les unes des autres, sans allusion les unes aux autres alors que de véritables perches se présentent régulièrement, et sans que rien ne reste d'un épisode à l'autre (le puissant géant face aux Lilliputiens devient ainsi un petit animal traqué devant se défendre quand il est lui-même un nain) alors que chacun a ses effets sur l'état d'esprit au retour immédiat (tous les humains semblent des nabots juste après ce même deuxième voyage), et surtout sans que rien ne vienne laisser présager l'état psychologique final — la misanthropie radicale et même la folie dans lesquelles il est supposé écrire : si l'on ne veut pas que cet éclatement psychologique qui fait de lui un miroir des circonstances et de ses rencontres puisse résulter d'une maladresse, il faut y voir un refus radical d'une forme de modernité. D'autres remarques se situent du côté du jeu de mots plus ou moins lacanien, avec quelques facilités en ce qui concerne l'île de Laputa (mais l'auteur nous épargne d'autres considérations sur Lilliput), mais des choses plus intéressantes sur un Gull-ever “toujours dupe”, ou l'écurie (stable) dans laquelle il se réfugie in fine et qui est, de fait, le seul lieu stable pour lui.
Sans doute plus intéressantes pour l'amateur de voyages extraordinaires, d'exotisme imaginaire et (disons-le) de Science-Fiction, sont les considérations sur l'usage des mots et de langages inventés, dont des unités de mesure. Et encore davantage celles sur le totalitarisme du pays des chevaux intelligents, les Houyhnhnms : représentants supposés d'une rationalité totale, ils sont montrés avant tout comme ceux d'une unanimité automatique, dont Orwell a dit qu'elle était le stade supérieur du totalitarisme, avec par ailleurs une pression de tous sur l'individu (on aurait pu y voir une prémonition de la critique tocquevillienne, libéral-conservatrice, de la Démocratie en Amérique) qui se manifeste en particulier lorsqu'il s'agit de bannir Gulliver : la rationalité absolue semble déboucher sur un désir de mort ou d'annihilation de l'individu, et s'y ajoute même l'autre face du totalitarisme, non plus l'unanimisme fou, mais la violence absolue, les deux étant à la fois liés et antithétiques puisque la seule chose sur laquelle il y ait débat politique, une fois tous les quatre ans, est la possibilité d'extermination des Yahoos, ces animaux à allure humaine, possibilité qui ne dépasse à vrai dire jamais le stade de la velléité, même si la chasse ou la mise à mort individuelles ne constituent manifestement pas des problèmes. Viviès invite toutefois, et à raison, à éviter l'anachronisme, à se rappeler qu'il était difficile de penser un totalitarisme réel dans le cadre de l'État élémentaire et faible de l'époque moderne, et à ne pas faire comme si Swift avait écrit après la Shoah — et il ajoute que le débat quadri-annuel qui n'aboutit jamais n'est pas la conférence secrète de Wannsee ; mais il n'en reste pas moins que certains détails, une fois extraits du récit où on les a volontiers oubliés, sont glaçants, d'autant que c'est bien Gulliver, et non pas un cheval pensant, qui fabrique des chaussures et un canoë en peau de Yahoo, avec une préférence annoncée pour celle des enfants, sans avoir à expliciter qu'il les tue — on pourra toujours prétendre y voir un anti-“spécisme” radical… Dernière remarque ici, renvoyant moins à la Science-Fiction qu'au Fantastique selon feu Todorov : est indiquée l'impossibilité absolue de savoir si, au terme du livre, Gulliver est fou ou non, et d'une certaine façon si les voyages ont bel et bien été effectués ou s'ils n'ont eu lieu que dans sa tête, s'il a tout inventé tel l'Ulysse réécrit par Jean Giono dans Naissance de l'Odyssée : on sait l'intérêt personnel de Swift pour les problèmes psychiatriques, et est souligné l'ambiguïté du titre, le fait que le personnage principal n'est nommé qu'alors et jamais dans le récit, bref que Gulliver peut être ce personnage, ou simplement un auteur supposé d'un livre originellement anonyme.
D'autres pistes sont ouvertes dans ce court volume, et on ne peut les indiquer toutes. Mais de façon générale, on a là une invitation à relire, et le plus souvent à lire, un “classique” parqué indûment, et moyennant expurgation, du côté d'une littérature supposée enfantine — peut-être parce qu'il est de bien des façons dérangeant.
Commentaires
Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.