Liu Cixin : le Problème à trois corps
(三体, 2006)
roman de Science-Fiction chinois traduit en anglais par Ken Liu : the Three-body problem, 2014
traduction française par Gwennaël Gaffric, 2016
- par ailleurs :
Il m'a fallu toute l'énergie que je mets à ne pas me tenir au courant de l'actualité de la SF (et elle suffirait à alimenter les entreprises et les domiciles d'une ville de moyenne importance) pour éviter jusqu'ici de lire the Three-body problem, roman qui nous arrive précédé d'un buzz majeur : premier roman de SF chinois à être traduit avec une telle diffusion, prix Hugo 2015 — le premier roman traduit(1) à se voir décerné cet honneur, et jusqu'à une mention élogieuse dans un des derniers entretiens accordés par Barack Obama avant de quitter la présidence des États-Unis, dans lequel il parlait non de politique mais des ouvrages qu'il lit. Par surcroît, le mathématicien que je suis n'a pas besoin de travailler sur les systèmes dynamiques pour dresser l'oreille à l'évocation du Problème des Trois Corps, qui poussa Henri Poincaré à élaborer une série de concepts toujours incontournables aujourd'hui.
Le roman se déroule sur deux époques : celle la Révolution culturelle, et un futur très proche indéterminé. Pendant la Révolution culturelle, Ye Wenjie voit son père, astrophysicien, assassiné par les Gardes rouges. Elle-même diplômée en astrophysique, elle est exilée dans un camp de travail puis enrôlée dans une base militaire secrète, la station Red Coast. Mission : écouter l'espace et essayer de détecter des signaux extraterrestres. Avec, on s'en doute, un surprenant succès, que nous ne découvrirons que progressivement. Dans le même temps, elle se marie, a un enfant sur place, et finit par s'accoutumer à ce pays pauvre, isolé et sauvage, riche d'une nature qui est petit à petit ravagée par les grands travaux ordonnés par le Parti.
Dans le présent des protagonistes, qui est notre futur proche, Ye Wenjie a vieilli et est revenue à Pékin. Mais nous suivons les pas de Wang Miao, un scientifique beaucoup plus jeune qui travaille sur les nanomatériaux. Wang est contacté par la police, qui voudrait qu'il infiltre pour eux un groupe de savants critiques qui s'appelle Frontiers of Science, et semble lié à une curieuse épidémie de suicides parmi des physiciens de renom. Dernier cas en date : Yang Dong, la séduisante fille de Ye Wenjie. Wang commence à se renseigner, à rencontrer des gens (dont Ye), et se trouve ciblé par un extraordinaire chantage : des messages qui s'incrustent dans les photos qu'il prend lui intiment de cesser son travail sur les nano-matériaux, avec un sinistre compte à rebours. Averti par un coup de téléphone anonyme, il peut même se trouver dans un observatoire d'astrophysique au moment où l'univers entier — plus précisément le bruit de fond de l'univers à la fréquence des micro-ondes — semble clignoter à son intention.
Il y a plus important : lors d'une visite chez un membre important de Frontiers of Science, la physicienne Shen Yufei, Wang repère l'adresse d'un jeu vidéo en immersion appelé 3body. Il se connecte et se retrouve dans un monde déroutant auquel il retournera pendant une bonne partie du roman, un monde où la durée des jours et des nuits est totalement imprévisible, ce qui occasionne la destruction de toute vie soit par le feu, soit par le froid. Mais l'évolution a permis aux êtres vivants du lieu — qui pour les besoins du jeu prennent l'aspect d'Humains des siècles passés — de se déshydrater en vue d'une future résurrection. Ce sont donc non des époques mais des civilisations entières qui meurent et naissent dans l'univers du jeu, et Wang Miao suit leur lente évolution en endossant la personnalité de divers savants du passé, chinois ou occidentaux. Il comprend que les variations apparemment capricieuses du calendrier sont liées au comportement chaotique d'un système solaire à trois étoiles, et soupçonne que le jeu est fondé sur une réalité physique.
Le contexte de ce roman est suffisamment différent, je crois, pour justifier cette longue description. On se doute que le jeu signifie plus qu'un simple jeu, et bientôt entrent en scène des extraterrestres trisolariens que le désespoir a rendus aussi impitoyables que déterminés, et leurs relais sur Terre, décidés à trahir l'Humanité elle-même. Wang Miao les combattra, aux côtés du commissaire Shi Qiang, surnommé Da Shi, un homme dont la brutalité ne lui avait de prime abord inspiré que de la répulsion.
Il est difficile de se faire une idée sur ce livre. La narration est souvent brutale, ne s'embarrasse pas de description ou de sentiment, ou quand elle les évoque, le fait avec sécheresse. Mais le parti-pris de la traduction a été de respecter le style d'origine : les habitudes chinoises en la matière ne sont pas, semble-t-il, les nôtres.
La conception de la SF que reflète le livre semble aussi pour nous relever d'une autre époque : on trouve ici des trésors d'imagination spéculative dans le domaine des sciences physiques, mais les Trisolariens sont d'une totale agressivité, les Humains qui luttent contre eux justifiés dans tous leurs choix, le premier signe d'une attaque contre l'Humanité est une attaque contre la science elle-même… menée par des gens qui ressemblent à un ramassis d'écologistes fanatiques, au point de souhaiter l'extinction de l'Humanité. Contre ces traîtres à leur espèce, les méthodes musclées de Da Shi se retrouvent une justification ; si c'était de la SF américaine des années 1950, on la qualifierait de maccarthyste !
Je ne sais pas dire ce qui relève ici d'une perspective chinoise, ou d'un stade plus primitif que connaîtrait la SF chinoise, et qu'elle pourrait dépasser avec le temps. Chinoise assurément est cette division de la longue histoire des Trisolariens en périodes calmes et périodes troublées — pour des raisons strictement physiques ici —, et l'obsession des dirigeants à découvrir la martingale de la mécanique céleste m'évoque cette idée du “mandat du Ciel” qu'un empereur légitime est censé détenir. Le point de vue du livre sur les problèmes écologiques est aussi plus nuancé qu'il peut sembler à première vue : si des personnages comme Ye Wenjie ou Mike Evans se passionnent pour l'écologie, c'est pour avoir été témoins de près des ravages causés par leurs contemporains respectivement communistes et capitalistes durant les années 1970.
Le livre manifeste une foi œcuménique en l'Humanité, avec des officiers de tous les pays du monde luttant contre les Trisolariens aux côtés des Chinois. Son positionnement politique est prudent, voire contradictoire, puisqu'il critique avec la dernière vigueur la Révolution culturelle, mais élève au rang de héros Da Shi, qui représente assez clairement la police politique, dans un contexte proche de notre époque. Disons que l'auteur est prudent, et qu'il se contente de mettre en scène des révoltés qui luttent jusqu'à la mort contre une dictature militaire… dans le contexte trisolarien. Ce qui semble sûr, c'est que Ye Wenjie a appris à mépriser l'Humanité durant la période de la Révolution culturelle (où elle a vu sa mère dénoncer son père, avec pour conséquence la mort de ce dernier) et de l'exil à la campagne (durant lequel elle est condamnée à un travail aussi inutile que dégradant). Nous sommes, semble suggérer l'auteur, dans une de ces périodes calmes qu'il convient de préserver, et ne contestons pas à l'empereur le mandat du Ciel. Reste à savoir ce qui sortira des deux tomes suivants de la trilogie — car inévitablement, c'en est une.(2)
- Par Ken Liu, auteur de SF sino-américain ; cf. la chronique de l'Homme qui mit fin à l'Histoire et du Regard.↑
- Voir mes chroniques de la Forêt sombre & la Mort immortelle.↑
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