Joëlle Wintrebert : Pollen
roman de Science-Fiction, 2002
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Excellente idée que cette réédition d'un roman qui avait déjà près de quinze ans d'âge, mais reste le dernier en date des romans de SF de Wintrebert (hors ouvrages destinés à la jeunesse). Et mon préféré.
Comme on peut supposer qu'il existe des lecteurs de KWS qui ne sont pas aussi chenus que ses contributeurs, ou des vétérans qui à l'époque sont passés à côté et n'ont pas lu Pollen, donnons une brève idée du roman. La tâche est ardue car avec sa foule de protagonistes et d'antagonistes, et la multiplicité des sous-intrigues qui s'échelonnent sur plusieurs années de la vie des personnages, il est très dense, tout y est raconté de façon soignée, mais concise.
La colonie humaine sur Pollen a été fondée il y a quelques générations par les passagers d'un vaisseau où les hommes, devenus fous, ont attaqué les femmes avant de s'entre-tuer, les laissant seules survivantes. Elles ont mis en place un système de reproduction artificielle qui assure la stabilité stricte de la population. Les bébés naissent par trois, deux filles et un garçon. Ils n'ont pas de parents mais sont élevés par les nourrices, des professionnelles du maternage. Les triades ainsi formées gardent des liens très étroits tout au long de leur vie, et la perte d'un membre cause à ceux qui subsistent une douleur considérable. La sexualité est libre et polyvalente, aussi bien à l'intérieur des triades qu'en dehors. Toute violence est strictement interdite. Le pouvoir, électif, objet de multiples tractations, est l'affaire des femmes, qui peuvent se faire conseiller par des hommes même si ce n'est stipulé par aucune règle officielle. Souvent, les conseillers sont aussi des amants, plus ou moins vénaux — et les puissantes font parfois appel à des masseurs aux services sexuels. Enfin, une limite naturelle est mise à la succession des mandats : une responsable, si elle reste en place, renonce aux traitements de réjuvénation qui sont ouverts à tous les autres.
Si Pollen a exclu la violence de sa société, elle a néanmoins besoin de protection contre les pirates de l'espace, et a externalisé l'usage institutionnel de la force en créant le Bouclier, un astéroïde converti en habitat de l'espace où les noms et les coutumes ont été calqués sur la période romaine, et où la proportion des sexes est inversée : une femme pour deux hommes. Quant aux rôles sexuels, ils suivent la division antique : les mâles jouent le rôle de guerriers, et les épouses celui de gardiennes du foyer et de porteuses de fils (par la méthode traditionnelle). Les guerriers célibataires étant voués à la frustration ou à l'homosexualité. Il ne naît pas de filles sur le Bouclier, intentionnellement bien entendu, et, pour se fournir en épouses, les jeunes guerriers viennent chaque année sur Pollen “enlever” rituellement des jeunes filles qu'ils choisissent lors d'un bal organisé à leur intention.
C'est là la première brèche dans l'image utopique présentée par Pollen. Et un mouvement de résistance clandestin s'est formé pour réclamer l'abolition de ce système. Sandre, qui n'a que dix-sept ans, se laisse entraîner par le mouvement au point de commettre l'irréparable : assassiner un guerrier venu sur Pollen. Il est puni de la peine maximale : l'effacement de sa mémoire et l'exil sur le Bouclier où on sait que les autres guerriers exerceront sur lui de brutales représailles. Désespérée, sa sœur de triade Salem décide de tout faire pour le rejoindre.
Il s'en suivra une série de conséquences complexes. Le lecteur aura son quota de paysages magnifiques, de créations biologiques, de violence, de sensualité délicieuse, et même de batailles spatiales. Pollen est toutefois une petite société, de quelques milliers de personnes, où les liens créés par les triades, la participation aux divers conseils locaux, les multiples aventures sexo-sentimentales et la profession de chacun, produisent une interconnexion ramifiée et permettent toutes sortes de fuites et d'intoxication — en rendant finalement futile la notion d'action clandestine. Même si la Matriarche, qui contrôle Caïus, général à la tête du Bouclier, et croit tout savoir, découvre à l'occasion qu'elle a des angles morts.
On peut se dire que concevoir une société humaine future dans laquelle subsiste un lien intrinsèque entre genre et violence est faire bien peu de cas des capacités d'évolution de l'Humanité, voire de ses potentialités déjà exprimées de par le passé — Wintrebert elle-même avait abordé le sujet dans son roman historique les Amazones de Bohême. Sans surprise, la SF nous parle de nous-mêmes. Pollen est l'“utopie ambiguë” de Wintrebert, de l'aveu même de l'auteur — la violence, que l'on voulait exclure en excluant les hommes des rôles de pouvoir (et même, anecdotiquement, de la grammaire), se retrouve sous forme de répression sociale instituée, en interne, et de violence bien réelle externalisée dans le Bouclier. On comparera aussi à la nouvelle "la Femme est l'avenir de l'homme",(1) même si la situation est très différente. Et comme dans ses dystopies assumées (Chromoville, par exemple), l'auteur produit un récit de révolte et de basculement de l'ordre social. Ce qui n'empêche pas son monde d'être un double grimaçant du nôtre, qui monte en épingle les tares du machisme, et même du sexisme inconscient, en les inversant à dessein.
Au total, nous avons ici un roman remarquablement réconfortant ; il y a des combats, des souffrances et des décès, et pourtant peu de vrais méchants, et tout le monde devrait sortir gagnant de transformations qu'on aurait crues douloureuses.
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