KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

On n'échappe pas à soi-même (been there, done that)

éditorial à KWS 81, décembre 2017

par Pascal J. Thomas

« Mais tu es un trésor national ! » s'exclame Iza Sharp, alors que nous sirotons nos bières dans l'agréable bourdonnement des conversations aléatoires, en dépit des ferraillements éraillés d'un malheureux musicien. L'ambiance est punk (sans chien) et nostalgique ; on célèbre la sortie(1) d'une deuxième anthologie des articles du fanzine Nineteen, un confrère antérieur et rock'n'rolleur de KWS qui joua dans son propre milieu (celui des amateurs de rock français dans les années 1980) un rôle bien plus important que notre modeste publication. Je n'ai pas assez lu Nineteen, mais les gens qui l'éditèrent sont des amis toulousains, vendeurs de disques émérites et anciens compagnons de radio. Et les deux cocktails de célébration de la sortie sont classieux, avec Pascal Comelade aux platines, et Marsu (du label Bondage) et Éric Tandy parmi les invités d'honneur.

Ce sont les Japonais, paraît-il, qui qualifient de “trésor national” les anciens qui ont vécu des événements historiques. Je venais d'évoquer ma juvénile présence au premier Festival Punk de Mont-de-Marsan, en 1976. Le hasard a voulu que je découvre l'expression punk rock dans la salle de lecture de la bibliothèque municipale de Mont-de-Marsan, ville où je vivais fin 1973 mon année de Terminale. C'était sous la plume de Paul Alessandrini, dans un numéro de Pilote ― j'allais à la bibliothèque chercher ma dose de SF et de BD, et je tombais sur un article célébrant les Stooges, les New York Dolls et le Blue Öyster Cult. Au-delà du mot, je découvris là-bas la chose ; comme tous les endroits dont chacun s'échappe dès qu'il en a l'occasion, Mont-de-Marsan, ville de garnison peuplée d'adolescents déracinés et des enfants de la classe ouvrière rurale, était une ville rock. L'association Blues Dustbin faisait venir des films ― je me souviens d'un ciné-club avec Easy rider. Un copain de classe possédait l'album Raw power, d'Iggy & the Stooges, et la cassette que j'en fis fut souvent écoutée.

Quand au printemps 1976, étudiant à Bordeaux, je vis sur une palissade une affiche rudimentaire qui annonçait pour l'été un festival où jouerait un ancien des New York Dolls, il n'en fallut pas plus pour me lancer dans une nouvelle aventure. Je dus entre-temps passer quelques concours qui, à la manière française, décidèrent du reste de ma vie, mais à la fin de l'été, j'étais de retour dans le chef-lieu des Landes de Gascogne. Mes parents n'y vivaient plus, des voisins et amis m'hébergèrent, et je pus aller passer après-midi et longue soirée dans les arènes du Sablar. Johnny Thunders et les Heartbreakers n'y étaient pas, mais une longue liste de groupes britanniques, plus pub que punk (Gorillas ― avec "s" s'il vous plaît ―, Eddie & the Hot Rods, Count Bishops, Tyla Gang) ; seuls les Damned nous servirent une reprise des Stooges : "1970 (I feel alright)". Sans oublier les vedettes françaises, Shakin' Street, qui débutaient, et Little Bob Story, déjà vétérans de la scène. Ce fut mon premier concert de rock. Oui, j'avais vu jouer Magma, dans un cinéma d'art et d'essai bordelais ; mais, au-delà de leur image farouche et de leur agression sonore, faut-il compter Magma dans le rock ?

Longtemps, j'ai cru que le festival de Mont-de-Marsan, avec ses arènes aux trois quarts vides, resterait une note de bas de page dans l'histoire du rock en France. En 1977, quand il connut sa seconde et ultime édition, j'avais découvert l'univers des conventions de SF, et je passais le mois d'août à New York. Tandis que les familles tremblaient au récit des meurtres de Son of Sam, j'usais mes baskets sur les planchers poisseux de bière du CBGB's, mais ceci est une autre histoire. En 1977, le punk rock était devenu à la mode, la presse se pressa à Mont-de-Marsan, certains des groupes présents étaient à l'abord de la gloire, et le bourgeois s'effraya assez pour signer l'arrêt de mort financier de la série. Récemment toutefois, deux (!) livres sont parus pour raviver le souvenir de ces festivals, qui furent les premiers — au monde ! — consacrés au punk.(2) La lecture cette année du Massacre des bébés skaï m'a replongé dans cette époque où ma vie semblait faite d'infinis possibles, tant il est vrai que la musique, virus virtuel du cerveau, est une incomparable machine à voyager dans le temps. On peut préférer attribuer un tel rôle à l'olfaction, ou à toute émotion artistique. Relire la SF de notre âge d'or personnel (douze, quinze, dix-huit ans ?) nous madeleinera peut-être, mais nous ne pouvons mémoriser les détails d'un livre comme nous enregistrons la mélodie d'une chanson. Et en ce qui concerne KWS, je serais fort surpris qu'il exerce un tel pouvoir sur les émotions de ses lecteurs — que j'aime pourtant beaucoup. Je dirais même que cela me ferait choir sur une partie robuste de mon anatomie.

Iza Sharp, elle, me surprend toujours. Ce n'est pas son vrai nom, bien entendu. Au cours des années, je l'ai rencontrée aux quatre coins de la culture alternative toulousaine, de la radio libre où je pousse des disques chaque dimanche soir jusqu'au Conservatoire occitan, repaire de vielleux et de cornemuseux. Les yeux perçants derrières de petites lunettes rondes, elle possède la rare distinction d'être plus volubile que moi, mais, heureusement, elle parle beaucoup moins d'elle-même que moi de ma propre personne. Plus jeune que moi, dotée d'un meilleur goût, elle garde des Olivensteins un souvenir marquant et veut parler à leur parolier Éric Tandy. Connaître quelqu'un qui connaisse quelqu'un est une de mes rares compétences, et la chose est vite pliée. Je suis moi-même passé à côté des Olivensteins. Leur carrière, il faut le dire, fut courte, le médiatique médecin anti-drogue dont ils avaient emprunté le patronyme n'ayant guère goûté la plaisanterie. Ils ne sortirent qu'un EP de trois titres, et pourtant la seule chanson d'eux dont j'aie connaissance, pour l'avoir entendue une seule fois (je crois) à la radio vers 1981, s'est gravée dans mon esprit. Éric Tandy a maintenant des cheveux beaucoup plus blancs que les miens, je note, et une impeccable élégance. Punk et respectable. Il est piquant de s'imaginer ce monsieur âgé à la prestance d'intellectuel écrivant « Euthanasie Papi, euthanasie Mamie, vot’ calvaire est fini ! » ("Euthanasie" par les Olivensteins, cité de mémoire).

Un inévitable cycle social, tenant à l'âge de la découverte culturelle (vingt ans) conjugué à l'âge de la prospérité personnelle teintée de lassitude (quarante ans), provoque des modes nostalgiques au bout d'une vingtaine d'années. Ainsi en fut-il du rock revival des années soixante-dix (Bill Halley and His Comets se donnant le ridicule de remonter sur scène), ou du mouvement grunge (Nirvana, Pearl Jam…) rendant hommage à Led Zeppelin dans les années quatre-vingt-dix. Les Olivensteins, qui ne furent jamais à la mode, se paient le luxe de doubler la longueur du cycle, et ont sorti en 2017 leur tout premier album. Voilà de quoi nous donner à tous de l'espoir dans la durabilité de nos entreprises culturelles, même si la SF ne semble pas connaître des cycles aussi marqués (le grand retour du space opera dans les années quatre-vingt-dix se référait plutôt aux années quarante), et si je n'envisage pas de publier KWS en 2035.

Toulouse ne peut échapper à sa condition de berceau de l'Inquisition (au début du xiiie siècle), et Jean Duvernoy, cadre local d'ÉDF et historien amateur éblouissant, en exploita avec brio les archives (avant Emmanuel Le Roy Ladurie, qui rafla la mise médiatique). Iza Sharp torture et transitivifie les verbes à l'instar de Frédéric Dard, mais je vous rassure, nous n'avons guère parlé de Dard, et de dard, certainement pas. De l'Inquisition, si, l'institution alliant l'impact de la terreur et la fascination intellectuelle d'un travail de police politique minutieusement construit, pour la première fois sans doute dans l'histoire de l'Occident. Iza ne connaissait pas le grand Valerio (Evangelisti), auteur dont KWS vous rebat les oreilles ; sa copine italienne, si, pour l'avoir rencontré dans un festival de littérature policière. Une nouvelle fois ; je pus ramener à l'amarrage ma barque de passeur — devoir accompli.

Le lendemain, soirée à nouveau, et je tombe sur deux de mes collègues professeurs d'université, mathématiciens. Respectables et punks. Sur d'autres moulins à paroles, qui brassent l'air comme moi, sur Iza Sharp, dont on ne se lasse pas, et qui réapparaîtra sans doute là où on ne l'attendra pas, et sur un concert de Gattaca, groupe toulousain dont le nom ravivera l'intérêt des fans de SF qui auraient enduré jusqu'ici cet interminable éditorial. Gattaca plonge ses racines dans plusieurs strates musicales. Je leur pardonne (avec peine) leurs solos de synthé. Mais mon copain Gildas, roi rock des ondes toulousaines, m'avait appâté : ils reprennent le Dream Syndicate, précisément "Tell me when it's over", qui me replonge dans mes années à Los Angeles (1983-87) ― j'ai même rencontré à la soirée Nineteen une Toulousaine fan de Green On Red, et, plus improbable encore, un Vietnamo-français qui connaît sur le bout des doigts Jason & the Scorchers. Gattaca reprenait aussi, nouveau et surprenant voyage dans le temps, un titre des Sound, groupe britannique new wave bien oublié, que Roland C. Wagner m'avait fait découvrir à cette époque (1981-83) où je ruminais ma stagnation et recherchais éperdument le divertissement éphémère. Roland a laissé des traces profondes dans la vie de bien des gens. Je ne fais pas exception. Ce n'était pas le genre de musique que j'écoutais à l'époque, ni depuis. La chanson reprise ce soir de novembre par Gattaca était toutefois en 1981 entrée en telle résonance avec mon état d'esprit d'alors qu'elle aussi s'est irrémédiablement gravée en moi. Son titre ? "I can't escape myself".


  1. Nineteen: la scène française, 1982-1988 (sous la direction d'Antoine Madrigal ; France › Saint-Sulpice : les Fondeurs de Briques, 2017)
  2. Thierry Saltet : le Massacre des bébés skaï : punk rock festival, Mont-de-Marsan, 1976 & 1977 (France › Montpellier : Julie, 2013) ; Alain Gardinier : Punk sur la ville : le premier festival de punk de l'Histoire, Mont-de-Marsan, 1976 & 1977 (France › Biarritz : Atlantica, 2014). Ces deux livres ont bénéficié de beaucoup de presse en dépit de la relative obscurité de leur éditeur.

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