Patrice Franceschi : Dernières nouvelles du futur
fables de Science-Fiction, 2018
- par ailleurs :
Les médias généralistes ont aimé, sans nul doute, de RTL à la Grande Librairie ou à C politique, du Figaro à Télérama. Et les journalistes semblent même l'avoir lu, quand ils se réfèrent à Jonathan Swift et Dino Buzzati, voire à Jacques Sternberg. Sans compter que, malgré ça, celui-ci est un bon client, écrivain-voyageur baroudeur, défenseur de la cause kurde payant de sa personne sur le terrain hors caméras, et se proclamant à 100 % corse, à 100 % français et à 100 % européen. Évidemment, vu côté fans de SF, le compte n'y est peut-être pas tout à fait, mais c'est que nous avons l'habitude de couper les cheveux en quatre, et de ne pas aimer « la Science-Fiction pour ceux qui détestent la Science-Fiction ».
Sans doute avons-nous tort de faire la fine bouche. Il y a là de la vraie SF. Un peu asimovienne, même : classique, à chute. Sur fond de société future difficilement respirable, et telle du fait de bonnes intentions. En quatorze nouvelles inégales, qui ne forment pas un roman comme à l'âge d'or, mais une mosaïque, un tableau. Avec le retour de dissidents, les membres d'un “réseau Sénèque”, qui font ce qu'ils peuvent. Avec une surveillance généralisée, des caméras partout, pour aider, épauler, intervenir au moindre signe de malaise physique ou moral. Avec des histoires situées tout autour du monde, devenu village global. Un Danois ne supporte plus cette surveillance bienveillante et se crée par ruse un petit espace de liberté, dans un monde où les livres “inutiles” sont prohibés. Un astronome péruvien découvre un message en lettres géantes sur une planète brusquement apparue, et la Terre se mobilise pour répondre par le même procédé — ce qui prend près d'un siècle avant que nous soyons renvoyés à notre insignifiance. Un congrès scientifique fort idéologique se règle par une expérience — et le développement en onze pages de la moitié de la quatrième de couverture d'un ouvrage à trois voix paru voici quelques années sous un titre presque semblable à cet "Œil du singe".(1) Le premier “homme augmenté” devient pratiquement le maître de la planète, promis à un millénaire de vie et surpassant quiconque, mais se retrouve face à lui-même. Un ressortissant du Malawi est tiré au sort pour être une vedette mondiale, adulé dans une immense cérémonie sur la Ve avenue de New York — jusqu'aux six derniers mots du texte, sa dernière ligne. Un truand lisboète présente son empire mondial cybernétique à une somptueuse créature — peut-être pas aussi bimbo qu'elle le montre. Les crimes de masse sont le pain quotidien tout autour du monde, de la « République contre-révolutionnaire du Venezuela »
à la « Monarchie populaire du Kazakhstan »
en passant par la « République française réunifiée »
— mais que se passe-t-il si, un jour, aucun ne se produit ? Un guide de haute montagne italien est jugé et condamné pour l'exercice de son métier, interdit comme tous ceux considérés comme inutiles et dangereux. Les nouvelles merveilles du monde sont une île géante de déchets plastiques, des dômes de verre contenant des centrales atomiques en fusion, un carré de cent kilomètres sur cent où est préservée la biodiversité amazonienne au milieu d'un désert, un autre pour la savane africaine, le pôle devenu navigable, et la dernière île épargnée par la montée des eaux, transformée en conservatoire ethnographique, plus les lettres géantes plus haut évoquées — et il ne fait pas bon faire la fine bouche. Le séquençage des embryons débouche sur un eugénisme massif, mais qui peut être saboté de l'intérieur — même si le résultat peut n'avoir rien de positif pour la généticienne roumaine qui y est incitée. L'exigence de payer en liquide, exprimée ici par une Argentine, devient passible des tribunaux. La planète connaît un nouveau déluge, une nouvelle arche… mais tout recommence trop exactement comme avant. Paris est le cadre d'une guerre de clans, factions et groupuscules rappelant fortement, aux noms et engagement près, ceux de la Syrie actuelle. Enfin, une planète jumelle de la Terre permet de reconstituer un monde plus vivable — du moins jusqu'à ce que l'on se réveille…
Voilà donc, comme lyophilisées, ces quatorze histoires. Dans l'air du temps, dans l'actualité, visant des angoisses différentes, peut-être peu compatibles entre elles, de la dévastation du globe à la société de spectacle, des perspectives transhumanistes à la violence mondialisée, et de la surveillance totale à… la surveillance totale. Quatorze contes, ou “fables” comme dit la page de titre. Peut-être pas décoiffantes, peut-être parfois prévisibles, peut-être parfois de l'ordre de la pochade, avec toujours une chute mais parfois parce qu'il en faut une. On fera la fine bouche, évidemment. Mais on est peut-être là au plus loin de ce que la littérature générale et ses lecteurs exclusifs peuvent accueillir de la SF. Ou de l'anticipation. Ou de la dystopie — appelez ça comme vous voulez. Et les lecteurs de KWS ont probablement dans leur entourage des gens qui n'aiment pas la SF et à qui ça plaira. Sans compter qu'eux-mêmes n'auront pas passé un mauvais moment à le lire avant de l'offrir.
- Gérard Chaliand, Patrice Franceschi & Sophie Mousset : le Regard du singe : esprit d'aventure et modernité (France › Paris : Points › Aventure, 2013).↑
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