Pierre Bayard : Il existe d'autres mondes
essai, 2013
- par ailleurs :
KWS a l'extra-ordinaire vertu d'autoriser à parler de livres ne sortant pas directement de l'imprimerie, dans un monde où trop souvent, comme le notait Leonardo Sciascia, à l'inverse des œufs on ne peut les trouver que frais du jour. Et il aurait été dommage de ne pas y parler de ce livre, qui parle de Science-Fiction sous le double sceau revendiqué de la psychanalyse et de la critique littéraire universitaire, chez Minuit, un éditeur éminemment “légitime”, fleuron de la littérature “blanche”, ce qui pourrait d'ailleurs inquiéter si l'auteur n'y avait pas aussi pratiqué d'assez longue date les non moins doubles vertus de l'humour à froid et du mélange entre réalité et fiction, ce dernier point établissant un cousinage avec les formes de steampunk qui mêlent volontiers, par exemple, Jack l'éventreur et le docteur Jekyll.
Ici, il s'attaque aux univers parallèles, explicitement cités dès la première ligne de la quatrième de couverture, même s'il n'y est pas fait mention de SF. Il met en exergue une citation de Borges, dédie l'ouvrage « au chat de Schrödinger »
: nous sommes en pays de connaissance. Et il attaque très fort avec quatre monologues à la première personne, quatre mondes où le narrateur est une vedette de Hollywood rival heureux de George (Clooney), un policier enquêteur, un chef d'orchestre en poste en Extrême-Orient, un ghostwriter qui dit avoir dû être psychanalyste dans une autre vie — comme l'est l'auteur. Suit une explication assez claire de la situation du félidé déjà cité et des fondements de l'idée d'univers parallèle pour les physiciens, avec détour par Auguste Blanqui et l'Éternité par les astres, le tout de façon assez succincte et claire pour éveiller tous les soupçons, puis défilent le Voyageur imprudent barjavellien (avec références à la Patrouille du temps de Poul Anderson et au livre d'Éric B. Henriet sur l'Uchronie chez Klincksieck, et développement sur Retour vers le futur de Robert Zemeckis), le feuilleton Sliders de Tracy Tormé et Robert K. Weiss, une réflexion sur les passages entre univers appuyée sur 1Q84 de Murakami, connectée à l'“inquiétante étrangeté” selon Freud et l'impression de “déjà-vu”, puis l'Avènement des chats quantiques de Frederik Pohl qui fait glisser à l'idée selon laquelle les « vies que nous n'avons pas vécues, les êtres que nous n'avons pas aimés, les livres que nous n'avons pas lus ou écrits ne sont pas absents de notre existence »
— même si un passage par Louis Geoffroy, le Napoléon apocryphe et le dynamitage de Sainte-Hélène en 1821 relève davantage du tour de passe-passe que de la démonstration. On repart avec l'Amant sans domicile fixe de Carlo Fruttero et Franco Lucentini, et avec la légende du Juif errant, prétexte à une réflexion sur les « univers parallèles intérieurs »
au sein même de notre univers, entre (sans que ce soit dit) incommunicabilité et monadologie, puis avec Kafka, ici décrit un instant comme ayant réellement vécu ce qu'il écrit, supposé par certains avoir eu la prescience des totalitarismes du xxe siècle, par une sorte de plagiat par anticipation (l'auteur reprenant là un de ses chevaux de bataille antérieurs), et présenté comme ayant fort bien pu vivre simultanément dans plusieurs mondes, dont l'un où ce qu'il décrit serait la réalité. De là, on passe à Dostoïevski commettant (dans une réalité) les crimes qu'il décrit, support pour l'affirmation de Freud selon laquelle « nous sommes plusieurs personnes en même temps »
modifiée ici en l'idée qu'existent « simultanément plusieurs Dostoïevski »
avec insistance sur l'importance chez lui du thème du double (ce qui nous renvoie aux marges du Fantastique). Le même traitement est appliqué au Nabokov de Lolita, avec d'autant plus de facilité que son Ada se situe explicitement dans un monde, Anti-Terra, différent du nôtre. Plus originale sans doute est la référence aux univers collectivement inventés par les enfants Brontë, qui trouvent des échos dans les personnages des romans des trois sœurs, illustrent certes la théorie (freudienne, toujours) de la sublimation, mais aussi celle, en gestation tout au long du volume, de passages littéraires entre mondes co-existants. Reste à mettre en scène Freud lui-même en romancier, en archéologue découvreur du site de Troie, en théologien, tous rôles trouvant un écho chez celui que nous connaissons, et de là à rebondir sur l'idée de changement de paradigme dans le domaine scientifique, Freud compris, en exploitant la métaphore de la vision de mondes différents, déjà décalage d'une vision différente du monde, mais prise au pied de la lettre, et en aboutissant à l'idée de « mondes intermédiaires qui se situent entre notre univers et ces univers parallèles dont des sons étouffés nous parviennent par moments »
. De quoi expliquer les lectures divergentes d'un même texte littéraire par son appartenance simultanée à différents mondes, ou par la multiplicité de ses potentialités entre lesquelles a choisi son auteur… De quoi donc renvoyer à des ouvrages précédents du même auteur, reprenant Agatha Christie ou Conan Doyle, affirmer mordicus que les lectures et réécritures acquièrent le statut d'« explorations scientifiques de réalités existantes »
; et finir par des conclusions explicitement situées dans l'univers où l'auteur vit à Hollywood.
Voilà le parcours parcouru tambour battant en — finalement — peu de pages. Et qui pourra faire hausser les épaules, ou parler de foutage de gueule, ce qui n'est pas totalement à exclure — il y a bel et bien une part de procédé, et de répétition par rapport aux ouvrages précédents du même auteur. L'amateur de SF pourra lui aussi hausser les épaules, au nom peut-être de la complétude, et souligner le caractère limité de l'échantillon de textes mis à contribution, mais force lui sera de constater que ledit échantillon est de qualité, et fort divers, SF proprement dite, classique et récente, littérature générale contiguë ou franchement extérieure, essai des plus recommandables, feuilleton télévisé… choix difficilement imputable au seul hasard. L'oscillation entre critique et fiction, ou plutôt la fiction comme outil de critique, donne sans doute la réponse aux premières interrogations, et peut convaincre que le foutage de gueule sus-invoqué est clairement chose positive, si la répétition ne l'est pas tout à fait. Et peut aussi donner des idées, qui sait…
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