Kim Stanley Robinson : 2312
(2312, 2012)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
Robinson est un randonneur. Il adore parcourir la nature sac au dos — là où il nous reste de la nature, fût-elle comme en Suisse striée de téléphériques et parsemée de restaurants servant du Fanta Orange. Ne soyez donc pas surpris de trouver, un peu partout dans ses récits, des personnages qui entreprennent de longues marches, au travers de paysages plus ou moins extraordinaires.
Aussi loin soyons-nous de la Terre, il y aura toujours une raison pour se dégourdir les jambes. Le livre s'ouvre sur Mercure. Paysage dantesque, soleil littéralement meurtrier, pas d'atmosphère, des rocs déchiquetés. Mais petit rayon planétaire, et faible gravité. On peut donc marcher pour contrer la rotation, et sans cesse rester en arrière du terminateur, à l'abri de l'astre irradiant. Sport dangereux, et néanmoins populaire chez toute une frange de randonneurs en scaphandre. Une ville, Terminator, suit le même itinéraire, montée sur des rails qui font le tour de la planète, et propulsée par la dilatation thermique des rails eux-mêmes.(1) Tôt dans le roman, un attentat détruit la ville et force les deux protagonistes principaux, Swan et Wahram, à fuir par des tunnels de maintenance le long desquels ils doivent couvrir des centaines de kilomètres à pied. Seule la musique dans leur tête leur évite la folie…
Procédons par ordre. Le roman s'ouvre sur le décès de la mère de Swan, Alex, à l'âge respectable — mais pas inhabituel — de cent quatre-vingt-onze ans. Alex avait un rôle de leader sur Mercure, et au-delà. Mais son héritage intellectuel et politique se révèle difficile à recueillir : elle refusait de confier ses communications et ses travaux aux ordinateurs quantiques, soupçonnant de noirs desseins de la part des intelligences artificielles quantiques, les “qubes”, qui ont proliféré dans le Système solaire. Swan dialogue elle-même souvent avec Pauline, le qube implanté dans son cerveau. Ce qui ne l'empêche pas de bénéficier de la confiance des co-conspirateurs de sa mère. Mais elle doit leur rendre visite en personne, méfiance vis-à-vis des télécommunications oblige, ce qui lui vaut un premier voyage sur Io (satellite de Jupiter) avant une visite sur Terre et un retour sur sa planète d'origine en compagnie de Wahram, autre allié, avec qui elle manque d'être victime de l'attentat cosmique susmentionné…
L'intrigue policière se poursuivra, au prix de détours de prime abord superflus. Souvent toutefois, elle devra céder la priorité au paysage foisonnant dans lequel elle est située. Le xxive siècle de Robinson, s'il ne dispose pas de sources d'énergie illimitées, bénéficie tout de même d'une ressource abondante, en partie grâce aux installations mercuriennes qui relaient la puissance du Soleil à l'intention des planètes extérieures. Et nos personnages voyagent beaucoup, empruntant des vaisseaux ou profitant de l'orbite excentrique d'astéroïdes transformés en habitats spatiaux. Swan, avant de se consacrer à une sorte de land art (devrais-je dire planet art ?) était célèbre comme conceptrice de tels habitats — et avait travaillé à embellir Terminator.
Les habitats eux-mêmes jouent dans le monde de 2312 le rôle essentiel d'Arches de Noé : nombre d'espèces, ou plutôt de biotopes entiers, qui sont menacés de disparition, ou ont disparu de la Terre ravagée par le réchauffement climatique, sont préservés dans des habitats cylindriques. Parfois à l'identique, parfois sous forme de créations syncrétiques obéissant à la fantaisie esthétique plus qu'à une logique rigoureuse de conservation. Le but ultime est la réintroduction des espèces dans le milieu naturel, une fois qu'on aura pu le réparer. Ou le reconstituer sur une planète terraformée, car c'est la Terre qui restera sans doute la plus difficile à terraformer. Le processus, en cours sur Vénus dans le roman, requiert des bombardements intensifs par des comètes. Sur une planète inhabitée, cela se conçoit. Sur Terre, on trouvera toujours des riverains grincheux.
Plus sérieusement, le livre suit aussi un fil politique : si l'abondance règne dans l'espace, la pauvreté fait toujours des ravages sur Terre, au grand étonnement de Swan, qui est obligée de se rendre compte que des forces puissantes ont intérêt à l'existence d'une masse de miséreux. Et tout progrès bénéfique pour l'Humanité dans son ensemble doit faire l'objet de négociations délicates.
L'abondance encore est un mot-clé pour la forme même du roman. On y trouve des intrigues policière, politique, environnementale et sentimentale — vous verrez —, mais aussi quantité de notes destinées à mettre en place le contexte, à bâtir de force l'“encyclopédie” du livre. La présentation abandonne le formalisme asimovien pour adopter la forme de fragments journalistes, évocateurs du cut-up.
Bref, on se plonge dans ce livre, et on s'y perd, comme Swan se perd volontairement dans la toundra livrée au dégel, pour le plaisir de courir avec une meute de loups réintroduits. Et si notre plaisir ne sera pas aussi animal que celui de l'héroïne, nous ne le bouderons pas pour autant : Robinson nous éblouit d'un kaléidoscope de paysages et d'espoirs.
- La ville de Cinnabar, dans Saturn's children de Charles Stross, roule sur Mercure de la même façon, quoique sans propulsion thermique.↑
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