le Vide des greniers
éditorial à KWS 83, novembre 2018
C'est à Millau que j'ai dû rencontrer Jean-Paul Cronimus pour la dernière fois. C'était avant le viaduc, au début des années 1990, et j'avais été coincé dans la fonction de président de jury du baccalauréat dans le lycée de l'endroit. Lui-même, professeur d'allemand à Rodez (si mes souvenirs ne me font pas défaut), participait aux jurys. J'avais été agréablement surpris de tomber par hasard sur cette figure tutélaire du fandom français des années 70. Peut-être l'ai-je recroisé dans les conventions qu'il hantait assidûment, appareil photo en bandoulière — mais ma fréquentation de ces rassemblements avait baissé durant ces années-là…
J'arpente une fois par an le foirail de Saint-Affrique, bourgade plus petite et plus méridionale que Millau, mais tout aussi aveyronnaise, connue surtout comme ville natale d'Émile Borel, et dont le vide-grenier des samedis matin est une source de plaisirs douteux et sans cesse recommencés. Le 14 juillet dernier, on y trouvait un bouquiniste au stock distingué et au fort accent français qui mettait en avant une biographie dudit Borel, tout en ignorant tout de son attache locale — il n'avait pas dû lire le nom de l'avenue voisine — et des raisons de sa renommée, certes modeste aujourd'hui en-dehors du cercle des mathématiciens.
On trouvait aussi un vendeur barbu et bavard d'ésotérisme, de minéraux, et de rock (sous forme de vinyle plutôt que de cailloux). Discrètement posées en arrière de son étal, deux caisses de livres me tirent l'œil : elles étaient pleines de "Présence du futur" période blanche intermédiaire. Des exemplaires de service de presse dans un état étincelant, encore munis de leur “prière d'insérer” soigneusement pliés sous la couverture ― c'étaient à l'époque de petits feuillets verts composés et imprimés à un format à peine inférieur à celui du volume.
J'en achète donc une grande pile, à vil prix, et je parle au sympathique marchand, qui me dit très vite que c'est la collection d'un critique qui vivait à Rodez et avait travaillé pour « Horizons du futur… ― Horizons du Fantastique, voulez-vous dire ? ― Oui, …du Fantastique, mais je ne me rappelle plus son nom… ― Cronimus ? ― Oui, ça doit être ça. »
. Il m'est revenu que l'année d'avant, j'avais acheté sur le foirail, sans doute au même vendeur, des livres de SF en allemand, chose assez rare sur les vide-greniers, d'autant que les videurs de greniers ne s'attendent guère à en vendre.
Ainsi donc, Cronimus est décédé, ce qui n'est pas surprenant vu l'âge qu'il devait avoir ; triste quand même, et triste aussi le fait que je n'en aie pas entendu parler, que ce soit que personne n'en ait parlé, ou à cause de mon manque d'attention pour les nouvelles du milieu SF. Triste aussi de penser à l'évanescence de la trace que nous laissons dans le monde — mais ce genre de sentiment se trouve pour 0,99 € dans tous les Lidl de France et d'Europe. Je me console en me disant que si ce n'est qu'à sa mort que sa bibliothèque (qui devait être considérable) a été dispersée, et hélas en grande partie perdue, c'est qu'il a pu mourir au milieu de ses livres. Car plus triste encore est l'image du fan, ou du bibliophile en général, obligé de passer ses dernières années en maison de retraite, loin des ouvrages qui ont tant compté dans sa vie.
Le vendeur, cela peut vous intéresser, s'appelle Entre Les lignes, et on le trouve sur CanalBlog. Il est établi aux environs de Millau… ce qui referme la boucle temporelle.
Sur une note bien plus positive, j'ai le plaisir d'accueillir une nouvelle signature dans ce numéro de KWS, celle de Rachel Tanner, avec un article plus approfondi que notre manière usuelle. J'espère qu'il vous plaira.
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