Michel Pagel : le Club
roman fantastique, 2016
Pour bien des gens de ma génération (qui est aussi celle de Michel Pagel), le Club des Cinq est synonyme d'accès à la lecture. Et, de fait, le premier “vrai” livre que j'ai lu seul — ce devait être un cadeau de Noël avant que j'aille à l'école publique — fut le Club des Cinq et le trésor de l'île. Non qu'il m'en reste quelques souvenirs ; ils se délavent avec ceux d'autres volumes de la série, à laquelle j'ai fini par renoncer après qu'un copain a commenté qu'on y bouffait tout le temps — et je reconnais avoir toujours été sensible à la sensualité du pique-nique.
Brisons là. La nostalgie est ici hors de propos, quand bien même elle participe à l'impact de ce roman bref et percutant. Pagel donne ici une sorte de Malpertuis où les héros de l'Olympe cèdent la place à ceux de la littérature enfantine, à ceci près que le désespoir face au monde prosaïque ne s'y double pas de la résignation qui imprégnait le chef-d'œuvre de Jean Ray.
Les anciens des Cinq — réduits à quatre par la faute de la moindre longévité canine — doivent donc se retrouver pour Noël à Kernach, dans ce qui est devenu la maison de Claude, dont le père est décédé et la mère atteinte de démence. On les devine quadra ou quinca, abîmés plus que mûris par la vie, François et Mick ayant adopté des polarités opposées depuis les ennuis du deuxième avec la justice. Nul ne sera surpris d'apprendre que Claude est lesbienne, même si c'est sans doute totalement étranger aux intentions que nourrissait Enid Blyton quand elle avait créé ce personnage de garçon manqué, inspiré d'elle-même. Dès les premières pages, la rupture avec l'enfance idéalisée est matérialisée par des détails sexuels plutôt crus, et le point focal de l'intrigue ne sera pas, on s'en doute, une course à travers la lande ponctuée de passages secrets et de nuits passées sur la plage sur des lits de bruyère. La neige qui va recouvrir le paysage avec une abondance inhabituelle en Bretagne met en place le décor d'un huis clos.
Pagel ne fait pas mine longtemps d'écrire un roman réaliste. Le statut de personnage de roman des protagonistes est vite évoqué par ceux qui les rencontrent ; on peut penser qu'il en faut plus pour éclater la bulle fictionnelle, si on pense aux rares allusions du même acabit qui émaillent la série Bob Morane, et d'autres. Mais très vite arrivent les allusions à l'opposition entre la vie de chair (et de larmes) et celle de papier, et au cataclysme qui fit passer de la deuxième à la première. Et si, passant des dieux grecs aux magiciens médiévaux, nous nous souvenons que la condition pour ne pas perdre ses pouvoirs est souvent de préserver sa chasteté, nous comprenons vite que le basculement coïncide avec la puberté, point symbolique à partir duquel nous n'avons plus pu même envisager d'ouvrir un roman du Club des Cinq.
Même s'il le fait avec maestria, avec parfois — le sentiment m'en a effleuré — une touche de didactisme, Pagel n'est pas le premier écrivain à se pencher récursivement sur son métier. Métier qui n'est pas, au demeurant, tourné en priorité vers la jeunesse, même si le Fantastique et la SF attirent beaucoup ce public. Son originalité ici est dans le questionnement de son deuxième métier, sans doute le premier en termes de revenus bassement lucratifs : la traduction. Un point de passage incontournable quand on travaille dans le domaine de la F/SF. Enfant, j'étais étonné de voir des personnages d'une autrice qu'on savait britannique partir en voiture de Lyon pour aller passer des vacances en Bretagne (la petite). Plus tard, j'ai bien entendu compris que les romans avaient été adaptés. Dans le Club, Pagel joue sur le sentiment d'irréalité au carré de ses protagonistes, celui d'être non seulement fiction, mais traduction de fiction. Très vite on se rend compte qu'ils entrent en contact, d'une façon ou d'une autre, avec Julian, Dick, Anne, George(1)/Georgina, et le chien Timmy/Timothy (leurs originaux, qui courent les landes et les îles du Dorset). Je ne peux m'empêcher d'effectuer le rapprochement avec l'éternelle quête de validation de la F/SF francophone, toujours consciente d'être bâtie sur un modèle qui, avec tout ce qu'il a de spécifique, de fertile et de vigoureux, est sans cesse remis à jour au contact de l'influx de traductions de l'anglais.
Qu'on puisse lire autant de choses dans ce court roman témoigne du talent avec lequel Pagel mène son affaire, au-delà de la connaissance visiblement profonde qu'il a de la série qui lui sert de prétexte. C'est un autre chef-d'œuvre à mettre à son compte. Ne le manquez pas.
- À ce détail, on mesure la timidité des adaptateurs francophones de la série : alors que Claude est en français un prénom ambigu, George en anglais est masculin sans appel.↑
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