Mary Doria Russell : le Moineau de Dieu
(the Sparrow, 1996)
roman de Science-Fiction
Je ne saurais assez me réjouir d'avoir été amené à lire l'essai de Frédéric Landragin, Comment parler à un alien ?, paru récemment au Bélial’ dans l'excellente collection "Parallaxe" dirigée par Roland Lehoucq. D'abord, parce que cet ouvrage est remarquable, tant par les éclairages généraux qu'il donne sur les questions de langage, de langues et de linguistique, que par le panorama qu'il brosse des textes de Science-Fiction qui ont traité ces aspects, d'habitude peu approfondis dans les œuvres elles-mêmes et plutôt négligés par la critique spécialisée. Ensuite, parce que j'ai été incité à lire certains des textes qu'il analyse dans ce contexte, parmi lesquels figure ce que je considère comme la lecture SF la plus intelligente, la plus riche, passionnante, émouvante, bouleversante même que j'ai pu avoir l'occasion de faire ces dernières années… Je veux parler ici du roman de Mary Doria Russell, le Moineau de Dieu, paru en 1996, il y a presque vingt-cinq ans, traduit chez nous en 1998, et qu'ActuSF vient de rééditer avec une postface et un entretien avec l'autrice. Comment ce livre a-t-il pu m'échapper lors de sa première sortie en France, je me le demande encore…
Le roman adopte une trame très classique : dans un futur proche (2019, c'est dire…), un vaisseau part vers Alpha du Centaure pour y rencontrer les habitants de la planète Rakhat d'où on a reçu des signaux radio. Sur cette trame sans grande surprise, rien ne fonctionne pourtant comme on pourrait s'y attendre, ou comme on a l'a déjà lu maintes fois.
D'abord, les signaux en question, après analyse, s'avèrent être des… chants. Ensuite, l'équipe des explorateurs est plutôt inédite car, des huit personnes qui la composent, quatre sont des jésuites et les quatre autres des laïcs (dont deux femmes) tous passablement originaux et au caractère bien tranché, dotés en plus d'un sens de l'humour très aiguisé. Par ailleurs, on comprend que cette expédition est confidentielle, ce que le rôle, le carnet d'adresses et les traditions du Vatican semblent pouvoir permettre. La planète Rakhat, plutôt accueillante aux Humains, se révèle progressivement abriter au moins deux peuples, deux civilisations, sinon même deux espèces différentes, les Jana'ata et les Runa, qui entretiennent des rapports complexes, et semble-t-il inégalitaires mais complémentaires… Ces civilisations seront ensuite longuement décrites, autant que les explorateurs peuvent en comprendre ou en juger de l'extérieur, ce qui n'est pas évident : elles paraissent très riches — comme le sont généralement toutes les civilisations, mais pas toujours, loin de là, dans beaucoup d'histoires de SF, trop souvent présentées de manière elliptique, pour ne pas dire superficielle. L'expédition s'installe lentement, essaie d'approfondir ses contacts avec l'une puis l'autre des populations locales, mais sans y réussir pleinement. Cependant, l'un des membres de l'équipe meurt, puis un second, puis d'autres, dans des circonstances diverses, parfois accidentelles ou fortuites, parfois tragiques ; certaines ne seront élucidées que bien plus tard par une nouvelle expédition partie à leur recherche. Le seul survivant, victime de traitements dégradants est, in fine, ramené sur Terre par cette mission de secours, car accusé par ses pairs des pires crimes, pour lesquels il sera soumis à une longue et douloureuse enquête.
La narration fonctionne sur une alternance entre, d'une part le déclenchement, la préparation, le déroulement et la conclusion de l'expédition elle-même, et d'autre part l'enquête menée sur Terre, des décennies après (effet relativiste oblige), autour du survivant par une équipe de la Compagnie de Jésus dirigée par le général de l'ordre. Le tout est ainsi construit autour de deux trames parallèles, séparées dans le temps, en successifs retours en arrière et redéparts vers l'avant. Tous les épisodes se déroulant avant et pendant l'expédition, à partir de 2019, référentiel terrestre, sont racontés au passé ; ceux qui concernent le sort du survivant après son retour, vers 2059-60, le sont au présent en un balancement très rythmé.
L'autrice prend largement son temps (448 p.) pour nous raconter cette histoire, mais à la fin du prologue qui compte moins de vingt pages, on sait déjà tout ou presque de cette aventure. Et pourtant, bien sûr, on ne sait presque rien. On connaît le résultat, mais pas le déroulement, ni les raisons. Russell procède par surprises, par dévoilements inattendus, au détour d'une phrase, en quelques mots, par mini coups de théâtre, par révélations inattendues et surprenantes en fin de paragraphe, alors même que dès le début, je l'ai dit, on possède certains des éléments essentiels de la fin de l'intrigue. Il ne faut jamais se laisser prendre au ton lénifiant d'un passage, au caractère insignifiant d'un paragraphe : on s'expose parfois à des surprises radicales. Pour prendre un exemple, qui n'est là qu'un détail, on suit longuement l'histoire et les réflexions d'un des personnages importants, natif d'une des populations de la planète Rakhat, mais il faut attendre une centaine de pages plus loin pour apprendre au détour d'une phrase qu'il est doté, comme ses congénères, d'une caractéristique physique très particulière. Un autre des protagonistes essentiels de l'intrigue est cité en passant en une ligne et demie à la fin d'une phrase anodine — je ne dis pas où ! —, mais de manière très spectaculaire, plus de cent pages avant qu'on commence à faire progressivement sa connaissance, et bien avant qu'on apprenne le rôle essentiel qu'il va jouer. Il y a là un art consommé du récit, sans esbroufe ni ostentation, qui est très efficace. On trouve par exemple assez rarement un narrateur omniscient, on découvre souvent les éléments de l'environnement en même temps que les personnages eux-mêmes, le lecteur étant mis en position d'explorateur. Souvent, rien n'est en réalité conforme aux apparences, et l'intrigue va de dévoilements en dévoilements, souvent tragiques. Je l'ai dit, ce livre est gros, et plus on y avance, plus on regrette d'y avancer si vite.
Le nœud de l'intrigue pose le problème de la théodicée, autrement dit le mystère de l'existence du mal face à celle de Dieu. On retrouve là ce côté très américain de religiosité, qui fait par exemple que l'autrice ne s'étonne jamais de l'absence du moindre athée dans l'équipe. Cela rejoint une remarque de Richard Dawkins dans Pour en finir avec Dieu (2006) selon laquelle aux États-Unis l'athéisme ne peut être qu'une anomalie… Or ici, on entend certains personnages discuter comme si la théologie était une véritable science. Je m'étais fait la même remarque en lisant Contact de Carl Sagan (1985), que je trouvais — que je trouve toujours — exagérément envahi de préoccupations religieuses. J'avoue avoir été moins accroché par cet aspect du roman, que par bien d'autres, par exemple les aspects ethnologique et linguistique. À cet égard, certains critiques ont évoqué le roman de James Blish, un Cas de conscience (1958), lequel ne manque pas d'intérêt — et qui met en scène également un jésuite — mais paraît si schématique, théorisant et démonstratif face au Moineau de Dieu.
L'organisation sociale des deux peuples/espèces nous est révélée non pas par une description didactique fastidieuse, mais par le déroulement même des faits, par des observations, parfois erronées, des explorateurs, ou par exemple par la relation très subjective des étapes d'une négociation subtile entre deux représentants des deux populations de Rakhat ou, plus tard, parmi les éléments des interrogatoires du linguiste rescapé par l'enquête des jésuites. La scène de la rencontre initiale (à partir de la p. 254) entre les explorateurs et un groupe de la première population locale, où se met en place un apprentissage réciproque de leurs langues respectives, est de ce point de vue un véritable enchantement.
Pourtant, c'est souvent extrêmement drôle, les personnages ayant autant d'humour que la narratrice elle-même, au point qu'on a parfois l'impression d'avoir affaire à une bande de potaches. Il semble que la traductrice, Béatrice Vierne, par ailleurs excellente, y ait ajouté son grain de sel, à en juger par le ton de l'autobiographie qu'elle présente sur le site K-Libre. Cela n'empêche cependant pas les protagonistes d'être dessinés très finement, dans leur complexité et parfois leurs contradictions, leurs qualités et aussi leurs défauts.
Mais l'histoire elle-même est tragique, et ses péripéties parfois terrifiantes, car au centre de tout il y a le portrait bouleversant d'un homme torturé : ce n'est pas de la SF pour enfants, et ça peut même parfois être difficile à supporter.
Beaucoup des catégories de la Science-Fiction sont mises à contribution : anticipation, hard science — là aussi sans didactisme ni concession —, politique-fiction, space opera, planet opera, SF ethnologique, SF linguistique, économie-fiction et politique-fiction, et même théologie-fiction, on l'a vu : chacune d'entre elles pourrait honorablement figurer dans une anthologie de chacun des sous-genres correspondants de la SF. En particulier, les explications du linguiste sur ce qu'il a déduit du fonctionnement de la langue Runa, par exemple la logique de la “déclinaison spatiale”, sont à la fois complexes et lumineuses, mais présentées très naturellement puisque relevant de l'exposé tant soit peu agacé qu'il en donne à un autre membre de l'expédition. Car rien n'est jamais directement expliqué. Des termes des langues locales sont souvent employés sans traduction, soit que celle-ci ne paraisse pas indispensable, soit que le sens en soit vite transparent. D'ailleurs, il n'y a pas de glossaire, et c'est aussi bien car le lecteur est mis dans la même situation que les explorateurs. Le tout semble issu d'une imagination incroyablement fertile, foisonnante, mais proposant des données toujours vraisemblables et cohérentes. L'organisation sociale, et ce qu'on pourrait considérer comme un système de castes très rigides, ainsi que certaines descriptions (p. 309, 427), ont évoqué, dans mon esprit, des échos de l'Inde ; p. 400, il est d'ailleurs question de mandala.
À de nombreux points de vue, tout cela me fait penser à l'œuvre d'une autre grande dame de la SF, sauf que cette dernière était pétrie de spiritualité et non de théologie, qu'elle avait un sens de l'humour moins extraverti, et un sens politique et écologique plus aiguisé. Je veux parler, bien sûr, d'Ursula K. Le Guin. Et ce n'est pas un hasard si le choc, que j'ai reçu en lisant pour la première fois, il y a bien des années, la Main gauche de la nuit de celle-ci, n'est pas sans parenté avec celui que j'ai ressenti récemment en découvrant le Moineau de Dieu. Ce n'est pas un hasard non plus si UKLG est fille d'ethnologue, et MD Russell anthropologue elle-même. Et si ce sont toutes deux des femmes…
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