Alec Nevala-Lee : Astounding
John W. Campbell, Isaac Asimov, Robert A. Heinlein, L. Ron Hubbard, and the golden age of science fiction
essai inédit en français, 2018
- par ailleurs :
Les sacrements sont-ils valides quand ils sont administrés par un prêtre en état de péché ? La question a longtemps tourmenté le christianisme, au moins depuis le succès de l'hérésie donatiste en Afrique du Nord au ive siècle, qui donna bien des maux de tête à l'empereur Constantin et à Saint Augustin. Elle a été remise sur la table par les dualistes du Languedoc (les “Cathares”) et par Martin Luther, entre autres : comment accepter que les paroles et les rituels censés transmettre le Bien soient le fait d'un individu dont on connaît les graves défaillances ? Ou en langage moderne, à l'intention des lecteurs de KWS qui ne seraient pas suffisamment versés en théologie, peut-on prendre plaisir aux films de Roman Polanski(1) si on pense à lui comme à un violeur de jeunes filles ?
Si nous acceptons que la Science-Fiction telle que nous la connaissons est, ou a été, un courant littéraire intéressant, ou tout au moins qui nous donne du plaisir ; si nous acceptons, comme une majorité des observateurs, qu'elle a été formée de façon décisive au cours d'un “âge d'or” qui se manifeste avec le numéro de juillet 1939 de la revue Astouding science fiction ; et si comme on peut le penser, ce tournant a beaucoup à voir avec la personnalité de son nouveau rédacteur en chef (depuis octobre 1937), alors nous sommes obligés de nous pencher sur la personnalité problématique de John W. Campbell, Jr.
La question a été abondamment médiatisée en août 2019 : depuis 1973, un John W. Campbell Award est décerné en même temps que les Hugo pour le meilleur nouvel auteur. Sa lauréate en 2019, Jeannette Ng, a violemment attaqué John Campbell, et le choix de nommer le prix d'après lui, au cours de son discours d'acceptation. Grand tumulte s'en suivit, qu'il m'est impossible de résumer ici. Toujours est-il que le sponsor du prix, et actuel propriétaire de la revue Analog science fiction and fact,(2) Dell Magazines, prit promptement la décision de changer le nom du prix en Astounding. Décision astucieuse, qui leur permet de toujours afficher un nom en relation avec eux, tout en détournant la focalisation depuis l'homme vers l'œuvre. Ironie suprême, Campbell lui-même détestait le nom Astounding stories, qu'il a modifié très tôt en Astounding science fiction, puis en Analog science fact & fiction fin 1959 quand un changement de maison-mère lui en a offert l'opportunité.
Alec Nevala-Lee a en un sens devancé cet astucieux changement d'éclairage en titrant Astounding un livre clairement organisé autour de la carrière de Campbell, et en complétant son propos(3) par des biographies en pointillé et en interaction d'Isaac Asimov, Robert A. Heinlein et L. Ron Hubbard. À titre personnel, je regretterai qu'il n'ait pas jeté le filet un peu plus loin pour inclure Theodore Sturgeon et A.E. van Vogt ; tous deux sont mentionnés plus d'une fois en passant dans le livre, et les quelques anecdotes rapportées suggèrent qu'il y aurait eu bien plus à dire.
Nous pouvons maintenant reformuler et préciser notre question liminaire : Campbell était-il vraiment un “fasciste” ? A-t-il vraiment influencé les œuvres de ses auteurs, et ainsi produit une SF politiquement pernicieuse, qu'il faudrait se méfier de lire ? Et on peut répondre respectivement que non, mais qu'il était raciste, autoritaire et, ce qui est encore pire à mes yeux, prêt à croire au charlatanisme tout en se réclamant de la science et à sermonner ses interlocuteurs pendant des heures pour les convaincre — alors même que ceux-ci connaissaient souvent bien mieux que lui les sujets qu'il abordait. Et que oui, il a énormément influencé ses auteurs, en ce sens qu'il n'a pas cessé de leur proposer des idées, voire des synopsis de récits — mais que non, le résultat final n'a pas toujours reflété ses opinions, loin de là : il appréciait aussi, tout au moins au début, de travailler avec des auteurs qui étaient meilleurs que lui, qui lui résistaient, et qui produisaient finalement des récits qui réfutaient ses thèses.
Le livre de Nevala-Lee se dévore comme un roman. Voire plus. Depuis les origines de ses protagonistes — tous issus de petites villes au cœur des USA, à l'exception notable d'Asimov, arrivé enfant de Russie et qui passe sa jeunesse à Brooklyn dans un milieu d'immigrants — jusqu'à leurs fins de vie marquées par le succès, la richesse et la maladie — à l'exception notable de Campbell, resté en retrait derrière ses auteurs et décédé relativement jeune (à 61 ans en 1971). En chemin, plusieurs épisodes-clé sont explorés en détail. Il nous manquera toujours, hélas, une réponse définitive à la question « Qui a créé les Trois Lois de la Robotique ? », Asimov les créditant à Campbell, Campbell affirmant qu'elles étaient déjà contenues dans les récits de son auteur, et toute trace écrite d'un premier brouillon faisant défaut. Nous savons par contre que Campbell est intervenu à plusieurs reprises dans la confection du Cycle de Fondation, en suggérant la psychohistoire, qui correspondait à ses préoccupations de longue date, et la Seconde Fondation.
De même, Campbell a poussé Heinlein à structurer ses nouvelles en Histoire du futur, et de façon plus douteuse, lui a fourni tout l'argument du roman Sixième colonne, sous forme d'une de ses novellas restée inédite jusqu'après sa mort. Heinlein a d'ailleurs regretté cette œuvre, qu'il a essayé à grand-peine de rendre moins raciste (un de ses éléments étant que les Asiatiques sont des traîtres par nature). Heinlein, qui avait ses propres rigidités, et un grand respect pour la hiérarchie militaire et la compétence scientifique, s'est lassé assez vite de Campbell durant les années 1950.
L'expérience de la Deuxième Guerre mondiale a été déterminante pour le groupe suivi par Nevala-Lee.(4) Hubbard arrive à s'engager dans la Navy, il s'embarque ; ses états de service seront désastreux, mais ses infinies capacités d'affabulation lui permettent d'en tirer grand prestige auprès des autres. Heinlein, Asimov et L. Sprague de Camp travaillent au Philadelphia Navy Yard, mettant leur formation scientifique au service de l'effort de guerre. Campbell voudrait bien en faire autant ; il est recalé, mais ne cesse d'espérer que sa revue jouera le rôle d'un laboratoire à idées pour les militaires. C'était la vision totalement illusoire de quelqu'un qui avait certes certaines connaissances, mais restera toujours un amateur en matière scientifique — il avait étudié au MIT, où il s'était lié avec le célèbre mathématicien Norbert Wiener, mais n'avait pas réussi à y terminer sa licence, finalement achevée à la Duke University.
Campbell avait toujours affirmé que ses auteurs se devaient d'éviter en temps de guerre de traiter d'idées qui pourraient servir à l'ennemi — après tout, on découvrit après le conflit que Wernher von Braun était un de ses abonnés ! Désireux de marquer un grand coup, il fait écrire par Cleve Cartmill une histoire, médiocre, titrée "Deadline" qui incorpore force détails techniques sur la réalisation d'une bombe nucléaire, glanés dans ce qui était disponible dans les revues scientifiques avant-guerre, et pas au fait des dernières avancées du Manhattan Project. Le rédacteur-en-chef sait, grâce à la concentration des adresses de ses abonnés, qu'il doit y avoir un laboratoire secret au Nouveau-Mexique où on lit beaucoup Astounding, et ça ne rate pas : le FBI lui rend visite, menace de le censurer, y renonce pour ne pas faire de vagues. Campbell en fera un titre de gloire, et en tirera une certaine aura pour lui et la SF après-guerre, même si en l'occurrence rien n'avait été inventé ni prédit.
En ce qui concerne la relation de Campbell, et de la SF telle qu'il l'envisageait, avec la science, les choses se gâtent sérieusement à partir de la fin des années 1940. Il y a son obsession pour les pouvoirs psi, auxquels il croit, au-delà de leur usage dans la fiction, il y aura des dispositifs totalement ahurissants comme la “propulsion Dean” et le “dispositif Parker”, mais il y eut surtout la dianétique. Au départ en 1949, L. Ron Hubbard s'est sorti lui-même d'une période dépressive et vient l'expliquer à Campbell. Ce dernier est en train de se séparer de son épouse Doña (origine du pseudonyme Don A. Stuart, sous lequel étaient sortis ses meilleurs récits), tombe sous l'influence, et élabore avec lui ce qu'ils présentent comme une nouvelle science de l'esprit. Les revues médicales refusent leur article ; peu importe, Astounding le publiera et aidera au lancement de la Dianetics Foundation, dont Campbell sera un des dirigeants — et grâce à laquelle il rencontre sa nouvelle épouse. Hubbard et Campbell finiront par se brouiller — comme le fait remarquer ironiquement Asimov, « il n'y avait pas la place pour deux Messies » ; le premier convertira son mouvement en religion sous le nom de scientologie, mais la responsabilité du second dans l'origine d'une des grandes escroqueries du siècle est tout aussi grande.
En matière d'histoire, tout aussi important que ce que nous savons est de savoir comment nous le savons. Les sources sur Campbell résident dans son abondante correspondance, heureusement archivée, et partiellement publiée, quoiqu'un peu en vrac, par Perry A. Chapdelaine ; Heinlein et surtout Asimov ont écrit sur eux-mêmes, et si rien de ce que raconte Hubbard sur sa propre vie n'est digne de confiance, il a fait l'objet de nombreux ouvrages. Nevala-Lee a convoqué de nombreuses autres sources, en fouillant dans les archives, en écoutant les multiples personnes encore vivantes qui ont interagi avec les protagonistes. Si son récit est ininterrompu et passionnant, il liste aussi ses sources pour chaque anecdote dans les quatre-vingts pages de notes, et fournit une impressionnante bibliographie. Son livre, même s'il donne envie d'en savoir toujours plus sur son sujet, est déjà un splendide chef-d'œuvre d'érudition et de narration.
Au xvie siècle, le concile de Trente, en réaction à la Réforme, posait la doctrine de l'ex opere operato : par son exécution, et par l'intention des participants, le sacrement est valide et agissant, indépendamment des défauts du ministre du culte. L'impact d'Astounding sur la SF, désormais inséparable de son patrimoine génétique, suggère que la SF fonctionne comme les sacrements catholiques, et dément les donatistes. Elle a survécu — merci pour elle —, a poursuivi son évolution en s'éloignant de l'influence de Campbell, avec Galaxy science fiction et the Magazine of fantasy and science fiction, et en progressant souvent dans son respect de la méthode scientifique. Les chefs-d'œuvre des années 1940 restent avec nous, ont connu des suites, et foule d'imitateurs. Mais aussi et surtout des auteurs qui ont développé avec talent les mêmes idées dans de nouvelles directions.
- Substituer ici le nom de votre choix, pour autant qu'il soit celui d'un créateur aux agissements douteux, voire condamné par décision de justice.↑
- Continuation d'Astounding, comme on le sait.↑
- L'opinion d'Éric Picholle, plus autorisée que la mienne, est que ce choix fut aussi guidé par la relative pénurie de données sur la vie de Campbell…↑
- Van Vogt, sujet canadien et à la très mauvaise vue, et Sturgeon, dépressif, resteront hors du coup, et c'est peut-être une autre clé de leur relative absence de cet ouvrage.↑
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