KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Laurent Binet : Civilizations

roman de Science-Fiction, 2019

chronique par Philippe Paygnard, 2020

par ailleurs :

Vers l'an mille, la fille d'Erik le Rouge prend la tête d'une expédition viking qui traverse l'océan Atlantique et atteint les côtes d'une Amérique habitée par de multiples tribus indigènes. Traqués par certaines et pris pour des dieux par d'autres, Freydis et les siens s'installent définitivement sur ces terres lointaines.

En 1492, Christophe Colomb, à la recherche d'une nouvelle route vers les Indes, ne fait que redécouvrir l'Amérique et se heurte à des autochtones chevauchant les descendants des cavales vikings. Ses capitaines et ses équipages massacrés ou emprisonnés, l'explorateur finit sa vie dans les geôles cubaines, ayant pour dernière et unique confidente la petite princesse Higuénamota.

En 1531, poursuivis par les armées de son frère l'empereur inca Huascar, Atahualpa, deux cents de ses derniers fidèles et la princesse Higuénamota embarquent à bord de trois caravelles et partent vers l'Europe à la recherche d'un havre de paix.

Quelques années plus tard, Miguel de Cervantes et Dominikos Theotokopoulos (Le Greco) cherchent à échapper aux Incas et aux Mexicains qui se partagent les restes de l'empire du défunt Charles Quint.

À travers les quatre parties qui composent Civilizations, Laurent Binet, prix Goncourt du premier roman 2010 pour HHhH, se livre à une réécriture de la découverte du continent américain et de ses conséquences. Avec cette uchronie totalement maîtrisée, il inverse certaines valeurs et, comme dans la série de jeux vidéo Sid Meier's Civilization, il permet à une civilisation, ici les Incas, de développer son empire.

Les deux premières parties du livre sont relativement courtes, mais elles constituent les indispensables fondations de l'uchronie, ce moment où l'histoire contée dans Civilizations diverge de l'Histoire. Ainsi, les expéditions vikings qui s'aventurent jusqu'en Amérique du sud dotent les peuplades indigènes d'une résistance aux maladies exportées d'Europe et d'une solide cavalerie. L'échec de Christophe Colomb, qui finit sa course à Cuba, laisse la porte ouverte à tous les possibles que l'on découvre dans la troisième partie du roman et qui représente les trois quarts de l'œuvre. Une quatrième et dernière partie vient conclure le récit à travers les mésaventures d'un jeune Miguel de Cervantes au cœur d'une Europe divergente.

L'élément central de Civilizations est donc constitué par la fuite d'Atahualpa et de ses fidèles vers l'Europe de Charles Quint. Avec l'aide de la princesse cubaine Higuénamota, qui a appris le Castillan en écoutant les témoignages d'un Christophe Colomb prisonnier et vieillissant, les Incas trouvent refuge en Europe et, grâce à la ruse et à la trahison, s'emparent de l'empire de Charles Quint.

Sans trop intellectualiser son récit, Laurent Binet utilise plusieurs techniques narratives s'inspirant tout d'abord de la saga islandaise pour conter l'histoire de la fille d'Erik le Rouge, imitant le journal de Christophe Colomb, inventant les chroniques d'Atahualpa, ré-imaginant des échanges épistolaires entre Érasme et Thomas More, et réunissant enfin Cervantes, Le Greco et Michel de Montaigne.

Si, lors d'une première lecture rapide, l'ensemble se révèle plutôt convaincant, une seconde lecture plus attentive laisse apparaître quelques bizarreries. Ainsi, Christophe Colomb, prisonnier des geôles cubaines, indique dans son journal qu'il « va nu, comme un chien errant, presque aveugle », et on peut légitimement se demander comment et sur quel support il poursuit l'écriture de son journal.

De même, avant une bataille décisive, l'Inca Atahualpa harangue ses troupes en leur donnant comme exemples la bravoure et l'héroïsme de Roland de Roncevaux, Leonidas de Sparte ou Hannibal Barca de Carthage, de parfaits inconnus pour des guerriers venus d'Amérique du sud.

Et si, avec le recul, on peut comprendre que Francisco Pizarro et ses quelque 180 soldats armés de mousquets, avec 60 chevaux, aient pu conquérir l'Empire inca en prenant en otage Atahualpa, il semble bien peu crédible que 200 incas puissent s'emparer de l'empire de Charles Quint simplement en faisant de ce dernier leur captif.

Ces diverses étrangetés n'empêchent pas le roman d'avoir de réelles fulgurances lorsque Atahualpa, après avoir été sacré roi des Espagnes, de Naples et de Sicile, remarque que « l'Empire valait bien une messe » ou bien lorsque les Mexicains construisent une pyramide dans la cour du Louvre, y sacrifiant François Ier et ses deux fils.

Atahualpa est tout naturellement le personnage principal de ce livre, mais son rôle central est plus d'une fois éclipsé par la princesse cubaine Higuénamota. Elle fait le lien entre les deuxième et troisième parties, et sa nudité naturelle et son don pour les langues en font l'amante de l'Inca, puis de François Ier.

Civilizations mélange exercice de style et invention avec une certaine efficacité. On peut réellement apprécier les talents de conteur de Laurent Binet qui réécrit l'histoire du xve siècle en s'appuyant sur des points de divergence (les Vikings et Christophe Colomb) cohérents. Parmi les petits regrets, la quatrième partie qui aurait peut-être été plus amusante si elle avait été située à l'époque moderne, permettant de mesurer l'évolution d'une Europe conquise par les Incas.

Philippe Paygnard → Keep Watching the Skies!, nº 86, mars 2020

Lire aussi dans KWS une autre chronique de Civilizations par Éric Vial

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