Laurent Binet : Civilizations
roman de Science-Fiction, 2019
- par ailleurs :
L'uchronie est l'un des rares points de contact réels entre littérature “légitime” ou “blanche” ou mainstream ou tout ce que vous voudrez d'une part, et de l'autre la Science-Fiction ou ses alentours. S'il en était besoin, une nouvelle preuve en serait fournie par ce livre, grand prix du roman de l'Académie française près d'un demi-siècle après l'attribution de la même distinction à la Gloire de l'empire de Jean d'Ormesson, et dont il est pourtant évident qu'il a sa place ici, et pas seulement du fait de la légendaire ouverture d'esprit du rédacteurenchef. Et même ce qu'il comporte de plus littéraire au sens le plus traditionnel du terme ne devrait effrayer personne, puisqu'il s'agit de quatre pastiches, correspondant dans l'ordre à une saga nordique, un journal (celui de Christophe Colomb), une chronique (le gros morceau de 250 pages) agrémentée de strophes éparses et de correspondances (en particulier entre Thomas More et Érasme), et enfin un possible extrait d'un roman, non moins possiblement autobiographique, sur Cervantes. Dans la chronique par ailleurs, l'amateur de Science-Fiction est sans doute mieux préparé que d'autres — quoique ce soit déjà l'esprit des Lettres persanes de Montesquieu — à ce que quelques mots soient remplacés par leur équivalent inca, ou par une formule descriptive fort extérieure, des “tondus” ou “dieu clouté” par exemple.
En gros, et parce qu'il est difficile de ne pas “spoiler”, et que la quatrième de couverture (ce mal paraît-il nécessaire) et la chronique de mon collègue Philippe Paygnard le font déjà : une expédition de Vikings a semé aux Amériques le cheval, différentes maladies dévastatrices mais qui ont immunisé les survivants, et l'usage du fer. Prévenu par lesdites quatrième et chronique, on voit venir la suite : l'expédition de Christophe Colomb est massacrée et, quarante ans plus tard, quelques dizaines d'Incas, en fuite à cause d'une guerre intestine, arrivent à Lisbonne ravagée par un séisme, s'étonnent des mœurs locales, et, parce qu'il faut bien survivre, entreprennent de prendre le pouvoir, d'abord en Espagne, ensuite dans une bonne partie de l'Europe, se mêlant aux familles régnantes, ceci avant que des Aztèques, sensiblement moins fréquentables, n'arrivent et n'envahissent la France.
Au dernier épisode, Cervantes, comme dans la réalité, participe à la bataille de Lépante, est prisonnier des Barbaresques (mais dans une configuration géopolitique évidemment bouleversée) et par ailleurs, différemment de ce que nous connaissons, erre jusqu'à un château du Bordelais, riche d'une belle bibliothèque et très provisoirement abandonné par son propriétaire, un certain Michel de Montaigne. Le succès d'une poignée d'hommes peut évidemment étonner, mais les conquistadores n'étaient pas non plus très nombreux, et les Incas peuvent en particulier compter sur les victimes d'un totalitarisme catholique particulièrement virulent dans l'Espagne du temps, musulmans ou juifs plus ou moins convertis et toujours suspects, sur l'aide de quelques aventuriers dont un certain Pizarre — comme c'est Pizarre —, et plus tard sur les paysans révoltés d'Alsace et Allemagne voisines, aux revendications desquelles Martin Luther se montra fort peu réceptif, et que les conquérants savent écouter, trier, repoussant celles qui mettraient réellement en cause leur pouvoir, acceptant les autres.
Bref, il se passe beaucoup de choses, et si les pastiches littéraires ralentissent sans doute le rythme apparent, c'est sans grande gravité. D'où la possibilité d'un succès public, et la présence aux devantures de maisons de la presse habituées à des publications sensiblement moins pointues. La maîtrise du pastiche justifie de son côté le prix de l'Académie. Le regard extérieur sur notre monde, même si c'est celui de voici quelques siècles, fait le reste. Resterait le problème des références. Avec Pizarre, en principe tout va bien ; avec Montaigne aussi, sans doute ; en ce qui concerne Charles Quint ou Luther, voire Cervantes, quelques détails peuvent certainement échapper au lecteur — mais lorsqu'on en arrive par exemple à Nicolas Perrenot de Granvelle, décrit d'abord, puis nommé par deux fois, on peut craindre que sa notoriété soit moindre et suppose une spécialisation thématique ou régionaliste (même si ses liens avec la France-Comté ne sont pas indiqués). Est-ce une limite à ce livre ? Ou peut-on considérer qu'il permet de nombreuses lectures à des publics différents, depuis la plus innocente comme roman d'aventures manifestement non mimétique jusqu'à celles bénéficiant des plaisirs du décodage, selon des niveaux de connaissance divers, d'où d'ailleurs une vague inquiétude, quand on se demande ce que l'on n'a pas compris, ce qui a échappé…
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