KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Mary Robinette Kowal : the Calculating stars

roman de Science-Fiction à paraître en français, 2018

chronique par Pascal J. Thomas, 2020

 

Kowal, le nom ne vous est peut-être pas familier. « Quoi, après Ann Leckie, voici une autre écrivaine quadragénaire sortie des plaines de l'Amérique du Milieu et soudain surgie sur l'horizon de la SF ! » seriez-vous en droit de maugréer. Après tout, si sa page Wikipedia témoigne d'une vie déjà bien remplie, l'autrice s'est surtout distinguée par une série de Fantasy historique, the Glamourist histories, décrits par un internaute enthousiaste comme « les romans de Fantasy qu'on aurait voulu que Jane Austen écrive ». Dans l'ignorance, je réserve mon propre jugement, mais force est de constater que le présent ouvrage nous restitue, lui, l'enthousiasme que suscitait la conquête de l'espace dans les années 1950 et 1960.

Avouons-le, le succès du présent roman ne nous prend pas par surprise, et vous en entendrez probablement parler — précédé par une clameur soutenue et largement positive, il a remporté les prix Nebula 2018 et Hugo 2019. Le livre, et sa suite the Fated sky, sont des prequels d'une novelette, "la Dame astronaute de Mars",(1) déjà lauréate du prix Hugo en 2014. Ledit récit présentait Elma York et son mari Nathaniel, pionniers de la colonisation de Mars, au soir de leur vie, et face à des choix difficiles. Il se situait dans une ligne temporelle parallèle, décrite de façon succincte : « Un astéroïde s'était écrasé sur Washington D.C. et avait réduit le Capitole à néant. Le monde entier s'était alors aperçu à quel point notre emprise sur la Terre était fragile. Toutes les Nations s'étaient unies et quand le Secrétaire de l'agriculture, qui s'était retrouvé Président par succession, avait dit que nous devions quitter la planète, les gens l'avaient écouté. ».

Washington rayé des cartes, le monde entier se sent menacé ? Passons. Chacun a ses illusions nationales. Et excusons : la catastrophe en question est située en 1952, période à laquelle le poids géopolitique des USA atteignait son maximum, certes ; mais sur la durée d'un roman, il faudra expliquer un peu mieux pourquoi et comment les nations se sont unies dans le combat. Parti tenu, en l'occurrence.

Le récit s'ouvre sur la chute d'une météorite dans la baie de Chesapeake qui, via incendies et inondations, oblitère Washington, une bonne partie des cités de la Côte est, et au passage à peu près tous les responsables de l'exécutif américain. Nathaniel et Elma York, en week-end à la montagne, sauvent leurs vies de justesse grâce à leur petit avion et aux talents de pilote d'Elma, et finissent par rejoindre Kansas City, où se réorganise le gouvernement. Elma et Nathaniel sont des scientifiques qui travaillent pour le programme spatial récemment lancé par le président Dewey (la divergence historique est située quelque temps avant l'impact), et elle se rend vite compte que la quantité d'eau vaporisée par la météorite va modifier durablement le climat terrestre : après deux années de nuages épais, et les ravages afférents pour l'agriculture mondiale, la vapeur produira un effet de serre qui peut menacer la vie sur la planète. Raison impérieuse pour accélérer les préparatifs d'une base lunaire et d'une colonie martienne.

S'il est facile de convaincre le nouveau président des États-Unis de donner une énorme impulsion à la conquête spatiale, il est beaucoup plus difficile d'ouvrir les portes de l'administration spatiale aux femmes et aux Noirs, du moins pour y faire autre chose que de jouer les utilités : calculateurs et assistants. Elma va s'y employer, en utilisant le puissant levier médiatique : son amie Betty écrit des articles de magazine pour faire avancer la cause ; Elma elle-même se voit offrir un rôle dans une émission de vulgarisation scientifique à la télévision, et surtout elle n'est pas la seule femme à vouloir devenir astronaute, et dans tout le pays se créent des clubs de “dames astronautes”. Le combat n'est pas facile : les aspirantes-astronautes sont toutes des pilotes d'avion qualifiées, mais la presse ne s'intéresse qu'aux aspects accessoires de leur personnalité ou de leur apparence, et les baptise “astronettes” ; et surtout, le responsable des vols habités, le Colonel Parker,(2) qui connaît et déteste Elma depuis l'époque de la Deuxième Guerre mondiale, est farouchement opposé à la présence de femmes dans l'espace.

Difficulté supplémentaire, Elma tente de faire accepter ses collègues étrangères ou noires, et se heurte à une discrimination feutrée. Sans oublier les difficultés qu'elle connaît à se faire accepter par le Kansas City Negro Aeronautics Club, avec qui elle a désespérément besoin de faire alliance — l'évocation des aviateurs noirs de l'époque me ramène irrésistiblement à la saga bien réelle des pilotes de chasse de Tuskegee, qui formèrent une unité brillante (mais séparée des Blancs) dans l'aviation américaine à partir de 1944. Nathaniel et Elma sont eux-mêmes juifs, ce qui apporte une autre couche de complications, moins présente toutefois au cœur de l'intrigue.

Un autre combat compte plus : celui d'Elma contre ses propres phobies, notamment sa peur panique de parler en public, qui remonte à l'enfance. Mais sa mère (disparue lors de la chute du Météore) n'est plus là pour l'aider, et la recherche des fragments de sa famille est un autre fil du roman. Kowal a tout fait pour nous attacher à ses personnages, au point que — à mon goût — le roman peine sous la charge des intrigues secondaires, et avance moins vite qu'il ne le devrait vers une conclusion qu'on devine sans peine.

L'essentiel n'est pas là, évidemment, mais dans l'univers dans lequel l'autrice nous héberge, le temps de la lecture. Un univers qui nous immerge dans un passé rêvé, ce passé où le futur semblait encore une bonne idée. Kowal n'est pas la première en SF à adopter cette tactique qui relève plus de l'anachronisme créatif que de l'authentique uchronie — on pense à Stephen Baxter ou Johan Heliot par exemple. Mais elle excelle dans l'ambiance et le détail, et on a envie de s'asseoir à sa table pour manger la proverbiale tarte aux pommes de maman. J'ai comparé superficiellement Kowal à Leckie : ce sont sans conteste des autrices bien différentes, la seconde plus progressiste et la première plus nostalgique. Mais rien n'est aussi simple, et Kowal se sert du cadre de l'Amérique des années 1950 pour mettre en scène de façon très tranchée les débats idéologiques de notre époque : féminisme, relations entre les races, et même pédagogie du changement climatique (face à ceux qui le nient). Reste à savoir si les victoires morales emportées par Elma York paraissent vraisemblables dans un tel contexte !

En tout cas, voici un livre qui donnera le sourire aux amateurs de hard SF. Non seulement par son retour à l'époque qui nous a donné les romans de bonheur adolescent dans l'espace de Robert A. Heinlein, mais aussi par son accumulation de détails techniques sérieux — en lisant les scènes d'aviation, je me sentais parfois plongé dans l'équivalent d'une bande dessinée scénarisée par Jean-Michel Charlier,(3) et les questions aéronautiques sont traitées avec autant de soin. L'autrice reconnaît loyalement dans sa postface avoir bénéficié de beaucoup d'aide, mais le résultat final est plus que satisfaisant. On se retrouve plongé dans cette ambiance des pionniers de l'espace qu'a superbement recréé le film les Figures de l'ombre,(4) consacré aux femmes noires qui étaient employées par la NASA comme “computers”, c'est-à-dire calculatrices à la main, et traitées de façon indigne. Certaines ont fini par prouver qu'elles surclassaient largement leurs supérieurs hiérarchiques blancs, et ont été les premières à programmer les computers électroniques quand ils sont arrivés dans l'aventure spatiale. Kowal explique dans la même postface avoir écrit le roman avant la sortie du livre, en se fondant sur certaines des mêmes sources.

Un peu de tout pour tout le monde dans ce livre, donc — choix périlleux, qui peut ne plaire in fine à personne. Mais de toute évidence, il a plu à beaucoup, et en particulier à l'auteur de ces lignes.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 86, mars 2020


  1. À lire dans Dimension Uchronie 3 chez Rivière blanche.
  2. Pour avoir ainsi nommé le méchant de son histoire, il faut que Kowal soit de ces fans d'Elvis Presley ulcérés de la façon dont la carrière de leur idole a été saccagée par son manager…
  3. Tanguy et Laverdure, Buck Danny…
  4. Réalisé par Theodore Melfi en 2016 et inspiré de l'enquête de même titre de Margot Lee Shetterly (Hidden figures, 2016).

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