Bien que ce soit de la folie, voici qui ne manque pas de logique.
David Lamb devint fou à treize heures quarante-sept.
Il conservait pourtant une lucidité de surface ; elle l'incita à se rendre dans le cabinet d'un psychiatre dont la plaque lui attira l'œil.
Un escalier de bois sombre menait à la porte du praticien. Il grimpa les marches, considérant d'un œil atone les graffiti injurieux sur les murs de faux marbre.
Aucun signe extérieur ne trahissait sa maladie mentale. Elle se caractérisait plutôt par une hébétude généralisée. Son cerveau refusait de fonctionner, choqué par une série de visions singulières et inexplicables dont le cumul avait entraîné cet état de démence primaire. Son visage conservait le même masque veule, aux plis lâches, que ses traits exprimaient depuis l'instant ou il était devenu fou.
Au premier coup de sonnette, un domestique en blouse blanche vint lui ouvrir la porte. Sans s'informer de son identité, ni s'enquérir des motifs de sa visite, ce dernier l'introduisit dans le salon d'attente.
David ne s'émut pas de cette absence d'intérêt. Il s'assit dans l'unique fauteuil de cuir qui lui faisait face, finement ridé par un usage intensif.
Le salon, bien que fort luxueusement meublé, dégageait une froideur clinique. Détail qui échappait au patient. Sur les murs équipés d'étagères reposaient des pendules, des montres, des horloges de toutes époques, de toutes formes et de tous styles. Leur tic-tac commun, fait de mille chocs minuscules, déphasés dans le temps, créait un sourd malaise.
Durant plus d'une heure, David Lamb attendit sans se plaindre, dans une posture catatonique. Le psychiatre le reçut enfin, sans s'excuser, sans sourire. Il ne prononça pas le moindre mot de bienvenue. Tournant le dos à son malade, il pénétra dans son cabinet de consultation. D'un geste, il indiqua le lit de métal blanc qui occupait l'un des coins.
Le fou s'y allongea.
« Votre nom, s'il vous plaît ? dit abruptement le praticien.
— David Lamb.
— Pourriez-vous me confier ce qui vous amène chez moi, monsieur Lamb ? »
Pour répondre au médecin, David devait dépasser le stade de comportement réflexe qui l'avait amené jusqu'à ce lit. Il lutta durant dix minutes pour recouvrer sa conscience et découvrir le motif de sa visite. S'éveillant peu à peu de son engourdissement cérébral, l'horreur de sa situation lui apparut avec la même acuité qu'à treize heures quarante-six, une seconde avant de perdre la raison. Tous les détails du cauchemar qu'il vivait depuis plusieurs semaines s'imposèrent brutalement à son esprit.
« Je dois être victime d'une psychose paranoïaque, ou de quelque chose de ce genre, docteur, avoua-t-il en articulant avec difficulté.
— C'est à moi de diagnostiquer votre état, monsieur Lamb. N'essayez pas de l'interpréter. Exposez-moi les signes de votre obsession. »
David se concentra pour mettre dans l'ordre les événements qui l'avaient troublé.
D'une seule traite, il exposa son récit, le débit de sa voix haché par l'émotion :
« Puis-je vraiment dire quand cette histoire a commencé, docteur. Une série d'incidents infimes se produisaient sans doute depuis longtemps, mais je ne les observais pas. Donc, ils ne me concernaient pas. Alors ! Je devrais dire : c'est un dimanche que j'en ai pris conscience. Si je veux énumérer les faits dans l'ordre. Je me promenais donc sur les quais de la Seine. Ne croyez pas que j'ai coutume de m'y livrer. Je crois même que j'y allais pour la première fois de ma vie. Je connais bien le fleuve, je l'admire depuis la fenêtre de mon appartement. Toutes les saisons y sont belles mais je l'aime particulièrement au printemps, juste à la fin des crues. Maintenant, j'en suis sûr, je ne suis jamais descendu sur les quais avant ce jour-là. »
Il se tut et se figea, quelques secondes, dans l'attitude d'une profonde réflexion :
« Je ne me promène d'ailleurs pas souvent. Vous savez ce que c'est, les affaires, la vie. Enfin ! »
David Lamb fut soudain pris de logorrhée, comme s'il se libérait des longues heures de silence où son état psychotique l'avait enfermé.
Le médecin le regardait sans manifester son opinion, notait froidement une phrase, un mot, une idée dont la nature lui paraissait significative. À la moindre pause, il encourageait son malade à poursuivre son récit.
« Oui, je déambulais près du fleuve. Mes pensées étaient moroses, mes affaires allaient mal depuis des semaines. La faillite ne me menaçait pas encore. Pourtant j'étais inquiet, inexplicablement inquiet… Enfin je veux dire que mon inquiétude était excessive par rapport aux difficultés que j'éprouvais. Quelquefois, vous savez, on a le pressentiment que le sort vous est contraire, sans que rien ne justifie cette impression. Il me semblait que ces pas, sans but, au bord du fleuve, soulageraient mon angoisse. Ce n'était pas une mauvaise idée. Quelque temps après, je me surprenais à regarder d'un œil complice les rares amoureux qui savouraient leur bonheur dans cette solitude relative. Les travaux de la voie sur berge n'étaient pas encore commencés. Tout paraissait si calme. On entendait seulement le chuintement doux des pneumatiques sur l'asphalte, là-haut, près des Tuileries. »
Oppressé par l'émotion que suscitait son récit, David se délivra d'une longue aspiration :
« Ce n'était pas encore le printemps épanoui ; le ciel se teintait d'un blanc ocre sur lequel les arbres dénudés, noirs, se découpaient avec netteté. Je ressentais cependant une impression de chaleur, comme si, derrière ce décor figé par le gel et les neiges récentes, je devinais les premières montées de sève. Les pousses d'herbe qui jaillissaient entre les pavés disjoints me paraissaient chargées d'un vert plus humide. Toutes mes idées noires s'étaient dissipées… »
Lamb s'arrêta de parler et fixa le médecin :
« Tout ceci pour vous convaincre que je n'étais pas disposé à l'autosuggestion.
— Qu'avez-vous donc vu, monsieur Lamb ? interrogea le psychiatre.
— Ce que j'ai vu, ou ce que j'ai cru voir ?
— Cela n'a pas d'importance, à cet instant le réel et l'imaginaire se sont mêlés pour vous ; vous ne sauriez maintenant distinguer l'un de l'autre. »
David pencha la tête vers le sol dans un geste d'humilité. Il passa la paume de sa main, étonnamment sèche et râpeuse, sur ses joues où le poil crissa.
« Sur le moment, je n'ai pas donné à l'incident toute son importance. Ce fut insignifiant à tel point que, s'il ne s'était reproduit, je l'aurais aussitôt évacué de ma mémoire, précisa-t-il. »
« J'y ai découvert un clochard qui dormait, avachi sur une caisse de tôle traînée jusque-là. Je le regardais distraitement d'abord, puis, plus attentivement. Rien ne le distinguait d'un autre vagabond ; ses traits paraissaient vulgaires, ses vêtements pouilleux, sa saleté académique ; tout en lui respectait les traditions. Je ressentais une douce euphorie en comparant sa situation à la mienne ; mon spleen me semblait dérisoire alors. L'homme était plongé dans un sommeil profond, comme pétrifié, les mouvements de sa respiration étaient imperceptibles. Je compris ce qu'il y avait d'indélicat à observer cet abandon. Lorsque je m'aperçus que quelques centimètres, seulement, séparaient son visage du mien, tant je m'étais approché, intrigué par cette apparence de mort. Aussitôt, je m'éloignai ; du même pas nonchalant que j'avais adopté pour ma promenade ; tout en conservant une pensée bienveillante à l'égard de ce déshérité pour lequel je m'étais pris d'une certaine sympathie. »
« Un autre déclassé s'approchait à pas vif du dormeur ; il tenait à la main un objet métallique dont je ne pouvais distinguer la forme. L'individu atteignit bientôt le vagabond et plongea sa main dans son dos. J'étais trop loin pour discerner ses traits qu'une barbe naissante camouflait. L'attitude générale de son corps évoquait l'attaque d'une maladie ; son squelette paraissait avoir été déporté obliquement, ses mouvements m'inquiétaient. Il faisait tourner sa main comme s'il eût enfoncé une vrille dans l'échine du malheureux dormeur. Je crus assister à un crime et courus vers les deux hommes L'agresseur s'enfuit rapidement avant que je puisse l'atteindre. Je m'apprêtais à secourir la victime de cet invraisemblable attentat. Le clochard ouvrit les yeux, me dévisagea, puis, sans manifester aucun intérêt à mon égard, se leva sans difficulté et marcha sur les traces de son meurtrier présumé. Son dos ne portait pas la moindre trace de déchirure, pas la moindre traînée de sang. »
« Je demeurai là, stupéfait et honteux de m'être donné en spectacle par mes cris et mes gestes. Trois personnes me dévisageaient d'un air inquiet, comme si j'avais manifesté les signes d'une dangereuse folie. La confusion m'incita à m'éloigner rapidement. »
« Je m'assis, haletant, dans le premier café que je rencontrai et commandai un grog. Sous l'effet de l'alcool, cette aventure m'apparut alors sous l'angle de la comédie : sans doute s'était-il agi d'un rite de reconnaissance entre amis de longue date. »
— Avant de poursuivre, veuillez préciser si vous croyez toujours à la véracité de cette scène ? ou estimez-vous que c'était la première de vos hallucinations ? demanda le psychiatre. C'est important. »
« Je… je…, balbutia David, je ne sais pas, tout cela semble incongru. Maintenant que je suis à l'abri, dans ce cabinet de consultation, je ne suis plus certain de rien. »
Le praticien le regarda fixement, passa son ongle sur ses lèvres et affirma avec componction :
« Vous devez analyser impartialement vos sentiments et connaître si ce souvenir correspond à un fait ou à un délire. Il semble que vous soyez délivré de votre obsession en ce moment ; essayez de trouver une preuve concrète qui confirme votre impression. Avez-vous songé à un geste criminel ?
— Pas un meurtre ! J'ai pensé à quelque chose de plus grave que ça ! cria David. »
Étonné d'avoir hurlé, il reprit plus doucement :
« Je ne suis certain que d'une chose : la caisse de métal sur laquelle dormait le clochard était réelle.
— Et l'homme ? L'était-il ?
— Ce vagabond ? Laissez-moi vous raconter la suite. »
Lamb se leva et éprouva le besoin de marcher quelques pas dans le cabinet du psychiatre. Le praticien nota ce déplacement.
« Quelques jours plus tard, cette histoire m'était entièrement sortie de la tête. Je tombai en panne de voiture. Il me fallait accomplir toutes mes démarches à pied. Je maugréai, puis je me pris au jeu. Lorsqu'on se déplace à pied, la ville s'offre à vous différemment. Mes relations d'affaires se trouvent groupées dans un périmètre très restreint. Je suis décorateur, mais j'installe surtout les vitrines des Grands Magasins. »
« Ainsi votre métier vous met souvent en contact avec le monde de la mode. Vous voyez ce que je veux dire, le strass, le stuc, l'artifice…
« Ma psychose, si psychose il y a, ne provient pas de cette fréquentation, coupa Lamb, je…
« Vous croyez donc à l'authenticité de vos hallucinations. Ces protestations le confirment. »
Le regard bleu de David trahit une expression de bête traquée, que renforçaient ses sourcils noirs et les rides profondes qui plissaient son front
« J'avançai donc sur le boulevard des Capucines, reprit-il d'un ton plus vif, lorsque je remarquai un usager qui somnolait sur un banc près du métro Madeleine. Rien ne paraissait mériter mon attention. Pourtant, quelque chose m'intrigua dans l'attitude de son voisin, dont le visage était masqué par un journal. Je m'approchai. La main de l'homme remontait le long du dos du dormeur ; il dissimulait un objet dans le creux de sa paume. Quand il atteignit un point situé au milieu, entre les deux omoplates, il entama un lent mouvement circulaire. Le souvenir de mon aventure précédente me revint. Je me précipitai vers le banc.
« L'individu interrompit net son étrange manège, comme s'il avait deviné mon intervention, et fourra prestement sa main dans sa poche. Le dormeur s'éveilla, se leva, s'en alla. Cette fois je parvins à vaincre ma timidité. L'homme tenait toujours ostensiblement son journal devant son visage.
« C'est une habitude, chez vous, de palper le dos de vos voisins. Aviez-vous l'intention de l'inviter à une partie de plaisir ?
— J'avais un voisin ? Ah ! je ne m'en étais pas aperçu. Enfin je n'ai jamais été arrêté pour vagabondage spécial, si c'est ce que vous voulez insinuer. »
« Son ton exprimait une indulgence amusée. Il sortit la main de sa poche et m'exhiba son contenu. »
« Déconcerté par cette apparente bonhomie, je n'eus pas le courage d'exiger de plus amples explications. Soudain, un déclic s'est produit. Je ne sais pas ce qui m'est passé dans l'esprit ; saisi d'énervement, j'ai arraché le journal qui lui masquait la face. »
— Est-ce que cet homme ressemblait à celui que vous aviez vu la première fois ? interrogea brutalement le psychiatre.
— Non, je suppose que non, balbutia Lamb.
— Avait-il quelque chose de particulier, dans sa physionomie, qui vous ait alerté ?
David Lamb perdit toute contenance : ses joues pâlirent, ses lèvres se pincèrent, les poches autour de ses yeux s'affaissèrent. Tout son être se figea dans l'attitude boudeuse d'un enfant coupable. Le médecin, profitant de cet instant de faiblesse, chercha à accoucher son malade au forceps.
« Il ne faut rien me cacher, monsieur Lamb, reprit-il avec fermeté, vous avez peut-être découvert les traces d'un complot. Il faut me confier tout ce que vous savez, je vous aiderai. Vous ne pouvez pas lutter seul.
Le fou parut recouvrer une attitude normale, moins agitée ; son œil s'éclaira et laissa même transparaître une lueur de dérision :
« Personne ne veut me croire ; tout le monde se moque de moi lorsque je veux expliquer ce qui se trame. C'est trop ridicule ! Quand je suis là, devant vous, je ne peux plus considérer mon aventure que sous l'angle d'une farce, d'une stupide plaisanterie dont je serais l'unique victime.
— Mais qu'avez-vous donc surpris dans la main de cet homme, monsieur Lamb ? répéta le psychiatre.
— Une clef !
— Qu'entendez-vous par une clef ?
— Eh ! bien, une clef, une simple clef, comme celles qu'on utilise pour remonter les jouets mécaniques : un train, un lapin avec un tambour. »
Le médecin se prit la tête entre les mains, écarta ses doigts croisés pour observer son patient. Ce dernier perdit contenance.
« J'étais prêt à rire, à m'étonner de ce détail saugrenu, quand j'ai enfin découvert le visage de mon interlocuteur. Encore aujourd'hui, je ne parviens pas à admettre ce que j'ai vu.
— Semblait-il difforme, affectait-il des signes de bestialité, de démence.
— Rien de tout cela. Sa tête affectait la forme d'un cube où, sur chaque face, quelqu'un aurait collé une photo en relief des yeux, des oreilles, du nez, du cerveau, à leur emplacement supposé.
— Vous êtes bien conscient que c'est impossible, à moins qu'il ne s'agisse d'un masque.
— Dans ce cas, comment un morceau de carton bouilli peut-il paraître aussi vivant ?
— Il y a des prothèses en plastique moulé, qui épousent la forme de la peau et suggèrent l'impression de réalité.
— C'est vrai, mais je n'ai jamais observé un homme avec un visage cubique, sauf dans l'œuvre de Picasso.
« Est-ce que ce fait a été confirmé ? L'avez-vous observé une autre fois ! »
David hocha la tête et pinça ses lèvres.
« C'est important, essayez de vous souvenir ?
— Au commissariat de police de l'Opéra. »
Le malade réfléchit un instant.
« Ne vous faites pas prier, dans quelles conditions, s'il vous plaît ?
Lamb tira de sa poche intérieure un étui en plastique transparent renfermant un document qu'il considéra longuement, comme si ce simple objet avait pour lui un prodigieux pouvoir évocateur. Puis, avec un débit monocorde, comme une leçon qu'on récite, il parla :
« Ceci n'est pas une preuve, bien sûr, ce n'est qu'une carte d'identité dont j'avais fait la demande. C'est pourtant le jour ou je l'ai retirée du commissariat que mes soupçons se sont aggravés. L'employé ronflait discrètement derrière son comptoir. »
David rit.
« Je vous jure qu'il dormait, ce n'est pas un gag ! Le soleil frappait son visage et rehaussait d'ombres toutes les aspérités de sa vieille peau tannée par des heures à régler la circulation routière. Je pourrais presque dessiner de mémoire les traits de ce fonctionnaire. Je l'ai appelé, doucement d'abord ; comme il ne répondait pas, j'ai élevé la voix. J'allais m'impatienter, lorsque l'un de ses collègues est venu. Ce dernier m'a courtoisement demandé ce que je voulais. Ma carte d'identité, ai-je dit. Il s'est penché vers le dormeur pour fouiller dans la pile de papiers qui recouvrait le bureau. Puis il a glissé sa main dans son dos, comme pour le tapoter afin de le réveiller. Il m'a semblé que le mouvement de son bras n'était pas naturel, qu'il était plus caressant, différent de celui que j'attendais. »
« D'habitude, je suis terriblement pusillanime. Je ne comprends pas encore comment j'ai pu vaincre cette timidité, mais j'ai bondi par-dessus le comptoir et j'ai tapé brutalement sur le bras du policier. Une clef est tombée par terre.
— Vous en êtes certain ? interrogea le psychiatre.
— Certain ; je la vois encore, Docteur. Une plaque de métal sombre qui avait la forme d'un papillon, avec deux ailes bleutées, percées d'un trou clair en leur centre, comme celles d'un sphinx.
— Que s'est-il passé ensuite ?
— Ça a très mal tourné : les deux hommes se sont rués sur moi et m'ont traîné chez le commissaire ; c'est tout juste s'ils ne m'ont pas passé les menottes. Là, j'ai été inculpé d'outrages à un agent de la force publique, coups et blessures volontaires. Ils m'ont fait passer la nuit au violon. Par la suite j'ai été condamné. J'ai eu la présence d'esprit de plaider l'impatience, l'égarement, la fureur ; je ne sais pas où je serais actuellement si j'avais révélé les véritables motifs de mon acte.
— À l'époque, vous étiez donc encore conscient de vos réactions, vous pouviez juger de l'invraisemblance de votre découverte. D'ailleurs rien ne prouve que ce nouvel incident soit en corrélation avec le précédent ; votre imagination seule a pu les lier.
— Je n'ai pas inventé cette clef.
— C'est une éventualité. Mais l'homme au visage en forme de cube, vous ne l'avez pas rencontré une seconde fois. Ni les policiers ni le juge ne vous ont permis de compléter votre jeu de construction. »
David Lamb réagit avec violence, ses mains s'agitèrent fébrilement ; ses bras dessinèrent de bizarres arabesques dans l'espace. Il parvint péniblement à articuler :
— Si, en prison, mon voisin de cellule. Après des heures d'insomnie, j'étais parvenu à m'endormir. Au milieu de la nuit, j'ai été réveillé par un froid glacial au niveau des joues et du front, du menton. Saisi d'effroi, j'ai aperçu dans la pénombre une tête qui se penchait vers moi. Elle avait l'apparence de ces boîtes translucides où l'on place de photos. L'intérieur reproduisait exactement mes traits aplatis sur les parois, comme s'ils avaient été comprimés par une presse !
— Et maintenant vous êtes persuadé que ces gens trament un complot contre vous ?
— Pas contre moi, Docteur ! Contre les hommes, contre tous ces hommes qui dorment dans les bureaux, dans les gares, dans les squares, sur les bancs, sur leur chaise, sur n'importe quoi, partout. Ces vagabonds, ces employés de l'administration, tous ces individus aux fonctions mal définies, ils ne souffrent plus, ils ne vivent plus, ils somnolent en attendant qu'on les réactive. On les remonte de temps en temps comme des mécaniques !
— Avez-vous pu interroger l'un quelconque de ces zombies ?
— Jamais, hurla Lamb. Ils me fuient dès que je les approche. Maintenant je les reconnais. Si je parviens à les surprendre, ils ne répondent pas à mes questions ; cela doit leur être interdit. Ou bien ils sont de connivence avec leurs maîtres. Peut-être même, qu'ils n'ont plus rien d'humain, qu'ils sont comme des robots, hoqueta-t-il. »
Le psychiatre le prit doucement par le bras et le força à se rallonger sur un lit de métal peint. David Lamb pleurait à longs sanglots ; puis ses gémissements s'apaisèrent progressivement. Il regarda le praticien de son œil bleu d'où toute lueur de crainte avait disparu.
« Très inquiétant, monsieur Lamb, les symptômes ne sont pas rassurants. Il était temps que vous veniez me consulter !
— Croyez-vous que je sois fou, docteur ? Pensez-vous qu'il n'y ait rien de véridique dans ce que je vous ai raconté, que toute cette histoire est inventée ? »
Le psychiatre hésita, puis il dit d'une voix très amicale :
« Votre cas ne me paraît pas irrémédiable ; mais il exige une intervention immédiate. Je vais vous faire une confidence. Je crois que vous avez vu tomber cette clef dans le commissariat, comme vous aviez repéré ce manège entre les deux vagabonds auparavant. J'admets qu'on a pu leur passer la main dans le dos dans un but que nous ne connaîtrons jamais. Mais je suis certain qu'on ne les a pas remontés comme des jouets. Réfléchissez un peu à la vraisemblance de vos suppositions. Si des scientifiques avaient créé des robots, croyez-vous qu'ils les auraient équipés de ressorts. Avec la technologie, l'informatique dont ils disposent ! Ce serait une aberration. Plus tard, lorsque mon traitement aura réussi, vous vous moquerez de ces balivernes.
— Et ces visages en forme de cube ?
— Simple hallucination due à votre état morbide. Maintenant, je peux analyser l'origine de vos pulsions névrotiques. Vous l'avez avoué vous-même, vous êtes craintif, timoré, peureux et très respectueux de vos habitudes. De surcroît, vous avez travaillé trop intensément ces derniers temps, mais vous ne vous en êtes pas rendu compte. Vous remarquerez, comme moi, que les deux premiers incidents rapportés sont advenus dans des circonstances exceptionnelles. Au bord de la Seine, où vous n'allez jamais. Un jour où vous vous déplaciez sans votre voiture, ce qui ne vous est pas habituel. Alors toute votre tension nerveuse s'est trouvée sans barrière pour la contenir. Je tâche de m'expliquer simplement : une somme d'inhibitions a créé en vous un potentiel d'énergie qui s'est soudain libéré. Vous deviez avoir une tendance informulée à éprouver des troubles légers. Un besoin de surcompenser vos angoisses a abouti à ce début de psychose paranoïde que vous avez interprétée telle une manifestation du réel.
— Je ne sais plus que penser, murmura Lamb. Il est certain que je suis arrivé chez vous dans un état lamentable.
— De catatonie, monsieur Lamb. Et si vous m'en croyez, il ne vaut mieux pas que vous partiez d'ici sans avoir subi un début de traitement. D'abord une petite cure de sommeil, vous en avez grand besoin. Sinon vos troubles risqueraient de s'aggraver rapidement et je ne pourrais plus garantir alors votre guérison. »
David Lamb regarda le psychiatre d'un air effrayé, comprenant quels abîmes mentaux il avait frôlés.
« Je me confie à vous, docteur, même si dans mon fort inconscient je ne trouve pas cette solution très raisonnable. »
Une infirmière, au sourire doux et bienveillant, entraîna le malade dans une pièce obscure. David se laissa déshabiller, coucher ; toute sa résistance s'était effondrée. Il poussa un soupir de soulagement lorsque l'aiguille hypodermique s'enfonça dans sa veine à la saignée du coude.
Le jour pénétrait par une étroite fenêtre. David Lamb se réveilla et se leva au sein d'une suave clair-obscur.
Assis au pied de son lit d'hôpital, le psychiatre l'observait. David ne s'étonna pas qu'un cube transparent occupât la place de son visage. Au contraire, il s'abîma d'admiration dans les images aseptisées qui défilaient, apaisantes, sur chaque paroi de verre du kaléidoscope à huit faces.
« Ne revenez pas avant deux jours, lui annonça le psychiatre au moment de le quitter, c'est le délai nécessaire afin d'opérer de nouveaux réglages ».
Dehors le printemps jetait ses premières touches de couleur sur les pierres grises de la ville. David appréciait cette saison. Il n'éprouvait aucun besoin de travailler. La vie s'offrait à lui, palpitante, prête à saisir.
Il s'assit sur un banc pour savourer ce bonheur qui s'annonçait et s'endormit bientôt.
Quelques heures plus tard, lorsque la clef cliqueta dans son dos, David Lamb se leva et marcha. Enfin tranquille ! Dans quelques instants les ordres ne manqueraient pas de lui indiquer la marche à suivre.