Quand on est malade, il ne faut pas souffler dans un trombone.
S'acheter une planète ! Max Derennes allait enfin réaliser son rêve, posséder le jardin immense et merveilleux, convoité depuis sa prime enfance. Amour né de la découverte d'un bourgeon de marronnier, aux écailles ensachées de coton, qui se déployait dans un parc paysager à l'anglaise. Devant ses yeux, la première feuille avait percé, vert amande, fragile et parfumée de sève. Bébé avait bavé de joie dans son berceau aérien. Depuis cette époque, sa curiosité insatiable lui avait fait découvrir la démesure de l'Art agricole, dont le nom n'était pas même inclus parmi les sept arts suprêmes. Jardins à la française, japonais, suspendus, jardins de curé, potagers, maraîchers, jardins fruitiers, espaliers, jardins arborés, bocages, savanes, jungles, bois et forêts plantés, percées, allées, contre-allées, charmilles, tonnelles, kiosques, étangs, labyrinthes, topiaires. Le végétal dans tous ses états.
Non qu'il soit particulièrement végétarien — au contraire, sa femme, Luisan, qui se nourrissait exclusivement de viandes, l'incitait chaque jour à suivre son exemple.
Jusqu'ici Derennes, phytologue, simple expert auprès du gouvernement, n'avait jamais quitté le sol de sa planète natale, la Terre. Son salaire annuel ne lui permettait pas d'envisager le plus petit déplacement interplanétaire. Alors, il s'était résigné à une existence apparemment mesquine, embellie par la présence de Luisan et la fréquentation assidue des fleurs et des plantes. Aujourd'hui, il s'apprêtait à acquérir une terre dans l'espace pour se livrer aux joies du jardinage créatif.
Max avait économisé depuis ses années d'études. Mais comment se payer la moindre planète à ce compte, même perdue aux confins de la galaxie ? Jusqu'au jour où sa découverte de la greffe virtuelle des clones informatiques s'était vue récompensée par le prix Lovressin. Une somme en matière de phytologie, assortie d'une somme en numéraire plus que confortable.
Le choix s'avérait délicat. Il ne fallait pas s'embarquer à la légère lorsqu'il s'agissait d'acquérir des tonnes de matière, des hectares de sol, une flore, une faune, des mers, des nuages et les rayons d'un soleil. Luisan lui avait conseillé de s'adresser au meilleur établissement de la place, l'agence Sidéra, qui pourvoyait les classes aisées en terrains de chasses et lieux de plaisirs. Après de longues palabres et un sévère marchandage amoureux, Max se décida.
La plate-forme des Espaces Noirs arrondissait ses quelque cinquante hectares au sud de la ville France. Derennes sortit du minicar qu'il venait de s'offrir, minuscule bijou aux reflets sourds, aux courbes parfaites, robuste, en plaxilaine 3, dur comme le diamant.
Si les propriétaires de l'agence Sidéra ne se refusaient rien, leur sens du grandiose n'était pas loin du mauvais goût. Par quels détours de l'esprit ses responsables avaient-ils fait construire ce gigantesque gâteau à la crème baroque, dont l'escalier d'accès à l'ancienne déroulait au moins trois cents marches ? Fermant les yeux pour ne pas risquer le vertige, Max gravit ce calvaire monumental. Un petit robot conique l'accueillit, émit par son chapeau une fumée rose en signe de politesse, d'après les coutumes terrestres, l'accablant d'un parfum outrancier.
« Bonjour, Monsieur. L'agence Sidéra est entièrement à votre service. Monsieur désire ? s'enquit-il d'une voix frêle et suprêmement distinguée.
— Voilà, je désirerais me rendre acquéreur d'une planète. Elle n'a pas besoin d'être vaste, mais je souhaite qu'elle possède une flore remarquable et une faune peu dangereuse.
— Monsieur semble beaucoup trop grand seigneur pour se contenter d'une petite planète… »
Max se surprit à rêver, sans entendre le commentaire du robot aux phrases sémantiquement choisies, délicieusement modulées, aux intonations sensuelles.
« De quel côté la verriez-vous ? entendit-il soudain.
— La constellation de Cassiopée paraît conforme à mes désirs.
— Cassiopée ! s'exclama le robot, dont la voix se teinta d'une nuance de respect. »
Pur artifice. Car, si les parages de cette constellation passaient pour élégants, Derennes ne s'illusionnait guère sur l'admiration des serveurs électroniques à cet égard.
La machine indiqua la base de son corps.
« Vous trouverez le bureau qui vous convient en appuyant sur ce palpeur intégré.
— Bien aima…
Derennes s'interrompit. Décidément, il ne saurait jamais prendre la distance qui s'imposait avec ces compléments d'objets directs de l'homme civilisé.
En signe d'adieu, une fumée d'un jaune stranné surgit du robot conique, qui s'immobilisa bientôt, tous programmes en veille. Une trappe s'ouvrit devant ses pieds, découvrant un gouffre obscur.
Max hésita à marcher dans le vide. En raison de ses activités, il avait beaucoup voyagé sur toutes les terres cultivées. En revanche, il ne connaissait rien du milieu urbain. Difficile de s'habituer à cette technologie oppressante. Au premier essai, il sentit une résistance normale sous sa semelle, et se décida, avec un soupir, à porter le poids de son corps sur le trou de l'ascenseur à dépression. La sensation de descente n'était pas désagréable. Sous l'effet de la vitesse, des formes peintes composaient des fresques abstraites, dont le relief lumineux stimulait le regard.
Euphorisé par la drogue visuelle, Max se retrouva face à face avec une créature de Sfelt aux membres souples et élégants, à l'apparence totalement inhumaine. Il serra sans appréhension cette terminaison de membre rouge qu'elle lui tendait, appareillée façon main.
— On me communique votre demande à l'instant, M. Derennes. Si vous voulez prendre place.
Rien pour se poser. Deux bras, un coussin ouaté accueillirent Max et le relaxèrent. Toutes ces émotions l'avaient épuisé.
Le Sfelt fit glisser ses gwffs, d'une consistance quasi métallique, sur un panneau de durène alminte, matière/couleur récemment synthétisée, et en manipula habilement la surface. L'écran s'éclaira. Le film défila.
Pour son métier de phytologue, Max avait analysé les images de planètes par milliers. Cette fois, la perspective de posséder la sienne faisait mousser son plaisir.
« Celle-ci fera l'affaire. Pouvez-vous m'en donner les caractéristiques ?
— Naturellement ! Elle appartient au cortège du système solaire Mu de Cassiopée, annonça pompeusement le vendeur. Sa gravité est de zéro virgule quatre-vingt-treize, sa taille frôle trois unités T, l'atmosph… »
Brusquement, ce dernier s'arrêta ; une sorte de sourire apparut sur ce qui lui servait de nez.
Signe de profond désarroi, jugea Derennes.
« Excusez-moi, Monsieur. Cette planète appartient bien à cette région de la galaxie. Nous ne pouvons la retirer du film sans entrer dans l'illégalité. Néanmoins, je ne me permettrais pas de la proposer à l'un de nos clients.
— Pourquoi donc ? Je la trouve enchanteresse, interrompit Max. »
Le vendeur s'immobilisa, cherchant ses mots. Une suite de sifflements insolites jaillirent de…
« Excusez-moi, le trouble m'a fait oublier votre langage. Enchanteresse est un terme qui ne lui convient pas. Savez-vous que Lomélia — c'est le nom de cette planète —, est inscrite au registre galactique sous l'indice de nocuité maximum ?
— Toutes les planètes que l'on n'a pu suffisamment étudier en raison des disparitions d'explorateurs y sont classées. Soit ! Cependant la flore m'en paraît incomparable, je n'ai jamais pu observer ailleurs une telle richesse. Passmintorias, duelqmaines et clorxwys poussent en petit nombre dans la région de Cassiopée. Mais Lomélia constitue un gisement exceptionnel ! À croire que ces plantes sont indigènes à ce sol. D'après mes travaux, leurs fleurs sont les plus stupéfiantes de tout l'univers connu. C'est pour cette raison que je suis enclin à y acheter ma terre. Aussi, malgré le danger, une telle abondance me tente, vous en conviendrez.
« J'admets que cette planète à de quoi séduire un amateur ; malheureusement, je n'ai pas le droit de la vendre. Il vous faut l'autorisation du Régent.
— Serait-ce possible d'avoir une idée du prix ?
— Dérisoire, à vrai dire : trois millions de contarts. »
Max rêva au matériel supplémentaire qu'il pourrait emmener avec cette économie.
« Avez-vous quelques renseignements précis sur les motifs du classement de Lomélia sous cet indice ?
— Un membre de la seconde expédition a été aperçu dans l'espace similaire de Véga. Je ne possède pas de détails sur son état. Il paraît que c'était… imprononçable.
— Imprononçable, je vois. Et pourtant quelle flore ! quelle flore ! répéta Max. Je prends une option quand même, voulez-vous noter ?
— Remplissez cette formule, s'il vous plaît, dit le Sfelt, tout sourire, ou à peu près. »
La permission lui fut promptement accordée. Nul doute que son prix Lovressin avait lourdement pesé dans la balance pour le gain de cette dérogation. Une note marginale spécifiait qu'il devait fournir des renseignements scientifiques précis sitôt que possible. Le classement définitif de la planète en dépendait. Max fut heureux de cette distinction. Le Régent n'aimait pas risquer son matériel humain sur des mondes inconnus. Lorsqu'il s'y décidait par une faveur insigne, il glorifiait à jamais le nom de celui qui partait.
Quatre semaines plus tard, Max et sa femme s'embarquaient sur le spatiocroiseur que l'agence Sidéra avait frété à leur intention.
Les cales regorgeaient d'arbres et de plantes d'ornement rares, de végétaux les plus divers, acclimatables sur Lomélia, sous forme de spores et de graines, de plants métissés génétiquement, de clones hybrides adaptés au climat. Sans compter les machines agricoles nécessaires, robots outils divers et deux humanos, les matériaux pour construire rapidement la résidence luxueuse dont ils avaient dessiné les plans.
Luisan, qui ne pouvait se passer de viande, avait prévu large. La cargaison comportait trois couples de glouqs. Leur chair garantit des qualités de conservation quasi illimitée ; plus elle faisande, plus sa saveur délicate. Quant aux deux paires de bulmms, leur reproduction en courbe exponentielle fait de ces animaux le comestible vivant le plus aisément transportable de l'univers.
Dernière descendante du peuple Dmern, ravagé par la peste solaire, Luisan tenait compagnie à Max depuis cent vingt ans. Ce dernier vivait avec sa femme une passion profonde. Son caractère entier et sauvage, sa présence exotique la lui avait fait préférer aux Terriennes, souvent orgueilleuses et frivoles. Qu'importe s'ils ne pouvaient ensemble procréer une descendance ! La douceur et la beauté de la femme aimée vaut mieux qu'une progéniture insupportable. À la rigueur, si Luisan avait été une fleur, il l'aurait volontiers fertilisée de son pollen.
Leur première vision de la planète les éblouit. Cette perle verte déployait dans l'espace une infinité de nuances dans la gamme pastel qu'aucun ordinateur n'aurait su synthétiser.
Sitôt débarqués, Max et Luisan, s'attaquèrent aux installations. Trois jours écoulés, le personnel de l'agence Sidéra qui les avait aidés dans cette tâche, repartit vers la Terre. Avides de solitude, ils contemplèrent leur nouveau domaine, pourvu de tout le confort domestique.
Le bungalow, accroché au flanc de la colline d'un émeraude intense, dominait un vaste panorama, recouvert d'une végétation exubérante où fleurissaient des Passmintorias. Perpétuelle magie, prodigieuse luxuriance, leur odeur se propageait avec des intensités différentes, des variations si subtiles tout au long du jour, que les deux amants regrettaient de n'avoir consacré leur vie à l'étude des parfums. Conscients de leur infirmité, ils rêvaient de développer leur sens olfactif par des pratiques mixtes afin de découvrir une palette de sensations inédites.
Max étreignit les mains de sa femme, d'un bleu délicat. Sur-le-champ, il improvisa un commentaire délirant où perçait la plénitude de son allégresse, où s'illustrait le plaisir d'approcher enfin du jardin de ses rêves. Luisan suivit son discours avec émotion, puis éclata de rire, découvrant ses sept cents dents melliées. Elle restait muette, car les êtres de sa race n'ont jamais usé de la parole pour s'exprimer. Ils sont nés télépathes. Pourtant, les derniers Dmerns, rescapés de l'épidémie mortelle, s'étaient astreints à apprendre la langue de contact, qui unissait les populations galactiques. Aussi pouvait-elle approuver en silence les excentricités de Max, jouissant du plaisir d'être encore courtisée après cent vingt années de mariage. Son amant lut l'expression du bonheur dans ses profonds yeux gris. Tels ceux d'un gracieux lémurien, ils dévoraient son mignon visage.
Mu de Cassiopée argentait le sol et la flore de la planète de ses rayons blancs, soulignait les courbes des montagnes et peignait les nuages, irisait les forêts et les marais océans. Le lendemain de son arrivée, Derennes l'appela familièrement du nom de sa femme, Luisan.
Le couple ne souhaita pas commencer les travaux agricoles avant de connaître parfaitement son domaine, d'en posséder entièrement les détails géographiques et physiques. Robots et outils aratoires gisaient encore dans le hangar avec les serres, les engrais, les fongicides, désinfectants, insecticides, les systèmes d'arrosage télécommandés. Semences et graines, boutures, clones reposaient dans la chambre zéro temps.
Sur leur palanquin agrav, ils multipliaient les explorations, découvraient leur jardin à l'échelle de l'univers. Les humanos accompagnaient Max et Luisan dans leurs déplacements, prêts à toute éventualité.
Lorsque le parfum des Passmintorias, leurs couleurs extravagantes, leurs efflorescences bizarres s'évanouissaient à l'horizon, la forêt s'avérait proche. La première fois, face à ce mur végétal dont le touffu, la hauteur effrayaient, les deux amants avaient hésité à pénétrer. Plusieurs reconnaissances leur avaient permis de constater que les arbres se trouvaient suffisamment espacés, une fois l'orée franchie, pour permettre le passage aérien des palanquins.
De monstrueuses lianes d'un vert absinthe jaillies du sol, enracinées par des milliers de radicelles qui surgissaient en grappes de leurs flancs écailleux couleur de soufre, s'élevaient jusqu'à trois cents mètres dans le ciel indigo. Sous la voûte que soutenaient leurs minces piliers, à l'ombre de ces huttes végétales, s'épanouissaient les clorxwys. Pas plus nocifs que les Passmintorias.
Jusqu'ici, rien ne semblait confirmer les inquiétudes du Sfelt de la compagnie Sidéra. Derennes s'était d'ailleurs plus amplement informé au sujet des dangers de Lomélia ; maigre récolte. Il n'existait que des présomptions à propos du corps informe retrouvé dans l'espace similaire de Véga. Personne n'avait pu établir de façon formelle qu'il existait une relation entre ce lieu et la planète qu'ils avaient achetée. Des soupçons pesaient seulement. On avait découvert des choses plus surprenantes encore dans cette région. Les diamants y surgissaient aussi bien que le sang y pleuvait ; des tilleuls y fleurissaient parfois ; quand ce n'était pas un bloc d'antimatière qui se volatilisait soudain au contact de la matière cachée de l'univers ; ou encore les rares artefacts d'une civilisation perdue, des viscères de créatures innommées, un jouet inconnu qui s'y matérialisaient. Cet espace aux dimensions mystérieuses happait soudain quelque détail de la galaxie afin de l'enchâsser dans son noir silence.
Rien ni personne n'avait pu le renseigner sur le sort des précédentes expéditions. Sur Lomélia, la faune, pratiquement inexistante, semblait limitée à quelques milliers d'espèces d'insectes et de crustacés. Les uns à la surface, les autres dans les profondeurs des marais océans, qui annexaient la presque totalité de la planète, servaient à fertiliser les fleurs.
Non, Luisan et lui avaient beau s'interroger à ce sujet, il n'y avait pas de vie intelligente sur leur nouveau domaine. Aucun risque majeur n'apparaissait sur leur domaine.
Pourquoi s'acharner sur un sujet aussi peu fécond ? Surtout au moment de cultiver rationnellement leur jardin, de vérifier certaines hypothèses à propos des plantes sélectionnées qu'ils avaient amenées avec eux, payées à prix d'or. L'atmosphère et le milieu de Lomélia pouvaient produire des mutations exogènes, susceptibles d'être exploitées en pharmacopée. La Nature n'était pas avare de nouveaux alcaloïdes aux vertus thérapeutiques exceptionnelles. Sans compter l'étude exhaustive des Passmintorias, des duelqmaines et des clorxwys entreprise pour la première fois à un tel niveau. Max était certain de conquérir une gloire à l'échelle universelle, d'accroître encore sa renommée conférée par le prix Lovressin, en livrant des secrets botaniques inédits à l'avidité scientifique des peuples de la galaxie.
En un sens, il était heureux que les marais océans noient les sept-huitièmes des terres de Lomélia. Cela restreignait le champ d'action des propriétaires et leur permettait d'envisager sans effroi l'ensemencement de leur jardin.
Le travail commença dès la deuxième semaine de leur arrivée.
Non sans une querelle d'école. Luisan refusait que les abords de leur résidence soient dévastés. Max avançait que les terres arables devaient s'étendre à proximité s'ils voulaient poursuivre leurs travaux dans la sérénité. À la suite d'un compromis, les robots outils n'entamèrent leur défrichement qu'à trois cents mètres de la résidence.
Tandis que Max concevait les programmes, montait le matériel, Luisan contrôlait le travail des machines sur le chantier. Silencieuse, elle surveillait la dévastation des forêts étranges. Qui pouvait savoir ce qu'elle ressentait devant la chute des arbres ? Dans l'épaisse chaleur de la journée, leurs bois souple et ligneux s'abattaient tels des lanières de fouets, couchant les fleurs de clorxwys dans la mort, écrasant les herbes et les mousses multicolores, les plavens spongieux, les fougères tendres dont les jeunes pousses naissaient à peine. Jamais elle ne se plaignit.
Après quelques mois de labeur forcené, les gazons destinés à la création d'un humus pour la fertilisation des terres pointaient leurs pousses tendres hors du sol. Trois fois fauchée, cette prairie transformée en compost permettrait l'implantation des boulingrins, des plates-bandes, des massifs de fleurs. Dans les serres stériles, déjà les premières semences expérimentales germaient. La chaleur de ce milieu d'été, rendue plus grasse encore par l'humidité latente, glissait sur leurs corps dévêtus. Qui auraient pu les observer ? Insoucieux de toute pudeur, c'était sans fatigue ni déplaisir que les deux pionniers se soumettaient à ces difficiles conditions climatiques. Leurs organismes avaient subi de profondes modifications génétiques. Gais d'une ivresse nouvelle, Luisan et Max se sentaient idéalement seuls avec leur amour sur cette planète, cette terre du ciel qui n'appartenait qu'à eux.
Dans la zone exploitable, des robots inférieurs s'activaient en tous sens pour créer les centaines d'hectares du futur jardin. Les socs creusaient la terre, les herses la tamisaient, les blucers la maltinaient. La glèbe mise à nue, luisante et profonde, révélait la richesse de ses nuances, de l'ocre jaune à la terre de Sienne, du brun anglais au noir de fumée, que traversaient les filons bleu vert des sulfates et des oxydes.
Puis les semeuses glissaient en vibrant dans l'air lourd et parfumé, répandant selon des dessins précis les graines et les spores ; dans un froufroutement soyeux, les arroseuses d'engrais volaient. Bien que ce soit inutile en raison de la fertilité du sol, Max ne voulait pas fatiguer la terre avant de connaître les résultats de ses premières semailles. Quand leurs senseurs s'activaient, elles pulvérisaient aussi un jet d'insecticide. Plus loin, des robots greffeurs, tuteurs, tailleurs, sécateurs, savamment étagés dans le ciel indigo, traçaient leurs arabesques à travers les essences d'importation dont la pousse commençait à peine. Leur architecture paysagère déjà affirmée, évoquait la splendeur du futur jardin.
Lorsqu'ils se sentaient las, Max et Luisan allaient se promener au bord du grand marais océan dont le clapotis s'entendait depuis leur bungalow.
Trois lunes grises striaient le ciel violet sombre d'un triangle énigmatique. Quelques nuages roux glissaient, lents, d'où sourdait une lueur d'or trouble. Par son éclairage savant, ce clair de lunes interlope, jouant de ses ombres multiples, perturbait les dimensions du paysage.
Au bord des lagunes blanches, à travers les herbes mouvantes, suivant un sentier qu'ils avaient découvert pas à pas, ils gagnèrent la grève incertaine. En longeant les fondrières, ils faisaient taire les insectes de boue qui tissaient leur chanson monotone, trois notes cristallines inlassablement répétées. Ils s'arrêtèrent à l'apparition d'un duelqmaine. La fleur subite livrait ses pétales à leur admiration passionnée. Sur sa chair noire, semée d'étincelles fugitives couraient d'insolites figures géométriques. Ceux qui poussaient auprès de l'eau bruissaient, échangeant des sonorités graves qui répondaient aux lueurs de leurs pétales électriques. Max et Luisan s'arrêtèrent un instant pour se laisser pénétrer par l'étrangeté de ce concert de sons et de lumières.
— Il faudra que nous leur construisions un petit étang pour en acclimater auprès du bungalow. Qu'en penses-tu, Luisan ?
Son acquiescement mental glissa sur son esprit tel une caresse. Elle désigna les trois satellites qui se reflétaient dans les eaux calmes.
« M, A, X, désormais, chacune de ces lettres sera le symbole d'une lune, écrivit-elle sur son ardoise graphique. »
Aucun friselis n'agitait l'océan où couraient les algues en un lacis inextricable. Lomélia ne connaissait pas le vent ni ses mers les vagues.
Les deux amants appréciaient souvent de se baigner dans ces marais immenses, même s'il y surgissait parfois quelques créatures des bas-fonds, gastéropodes inoffensifs dont la coquille molle fluctuait au gré de leurs déplacements.
Luisan introduisit son pied bleu dans l'eau morte et sourit à l'intention de Max. Au troisième pas qu'elle fit, le niveau de l'onde atteignit son genou. Un remous profond s'épanouit à la surface. Des bulles extraordinaires en forme d'œil se mirent à éclabousser le miroir tranquille. De diamant, d'onyx et de bronze, d'alminte et d'azur, les éclats chatoyaient, créant un minuscule arc-en-ciel aux mille couleurs d'un prisme imaginaire.
Max rejoignit sa femme. Ils marchèrent ensemble vers le large jusqu'à faire flotter leurs corps. Puis, nageant indolemment parmi les yeux des marais, ils jouaient à les faire éclater. En se dissolvant, ceux-ci répandaient une senteur âcre et troublante.
Quelques minutes plus tard, plongeant dans la forêt sous-marine, ils se faufilèrent parmi les algues qui naissaient à six cents mètres de profondeur. Quand ils regagnèrent la grève, les duelqmaines s'étaient tus. Max songea.
« Pourquoi ces fleurs chantent-elles sur Lomélia ? Alors que personne à ma connaissance ne les a entendues sur une autre planète ! »
Derennes sentit un frisson lui parcourir l'échine. L'iris de Luisan se teinta d'ironie.
« Jusqu'ici, nulle part au monde, aucun marais ne s'est transformé en eau minérale ! Et surtout, aucune bulle ne m'a jamais regardée de sa prunelle méphitique, écrivit-elle.
Étaient-ce les prémices de dangers inconnus ? Rien dans ces incidents ne paraissait mortel et pourtant les amants ressentaient en commun le poids d'une menace.
Trois mois après son arrivée, Max faisait parvenir un rapport clair et précis sur les caractéristiques de Lomélia. À travers l'enthousiasme qui présidait à ses constatations scientifiques au contenu explosif, un observateur attentif aurait discerné des parties ombreuses. De nombreuses interrogations sans réponse pesaient sur la sécurité du domaine.
À l'égard des clorxwys, les expertises de Derennes devenaient de plus en plus rigoureuses. Chaque semaine d'observations amenait un apport inestimable à la connaissance de ces végétaux, qu'il transmettait aux habitants de la galaxie souvent stupéfaits et parfois incrédules.
Ces fleurs poussaient à l'abri des cathédrales végétales, à l'ombre des orgues formées par les lianes géantes. Elles surgissaient en force au milieu des radicelles, sans s'aventurer au-delà.
Une tige ligneuse, sur laquelle se greffaient des tumeurs épaisses, constituait le corps principal de la plante. Ce bras qui supportait les bubons s'enroulait en torsades de couleurs comme une enseigne de coiffeur où le rouge, le vermillon et le pourpre se seraient enchevêtrés. Les clorxwys atteignaient parfois plusieurs mètres en hauteur sur vingt centimètres d'épaisseur pour les plus gros spécimens. Leurs fleurs n'apparaissaient pas à l'issue d'un cycle inéluctable. Elles s'épanouissaient au rythme des caprices ou des besoins de la plante.
Derennes, qui avait disséqué plusieurs de ces étonnants végétaux, découvrit qu'un système nerveux se développait à l'intérieur de la tige. La tumeur obscène qui couronnait le tronc noueux et trapu, hérissé de griffes et de barbes, présentait les caractéristiques d'un cerveau embryonnaire.
Les bubons qui gonflaient sur la tige, lors de leur floraison capricieuse, s'ouvraient en bâillant à la manière d'une plante carnivore. Des fleurs colossales, approximativement de la taille d'un homme, s'éjectaient vers le sol où elles s'affalaient, molles, voluptueuses, suspendues à un filament. Ces fleurs, s'il faut les nommer ainsi, servaient de bouche aux clorxwys. Par des lèvres énormes où glissait un mucus translucide, elles absorbaient les végétaux qui poussaient à l'entour. Les lichens et les mousses excitaient particulièrement leur appétit. Lorsqu'elles avaient mangé, elles pourrissaient. Leur carnation, d'un beige rosé virait au ponceau.
Suivant les saisons, ces excroissances singulières changeaient perpétuellement de formes. Pour dérouter leurs futures victimes, elles prenaient l'apparence d'autres végétaux plus innocents, exhalant pour mieux les tromper un parfum gras et épicé, acide ou doucereux, suivant le cas.
Luisan avança qu'il s'agissait plutôt d'un jeu sadomasochiste entre plantes complémentaires d'un même organisme protéiforme.
Pourtant, Max se refusait à conclure à l'intelligence des clorxwys ou de la flore en général. Malgré le système nerveux de ces phytophages, leur cerveau, leurs pièges, ces plantes n'atteignaient pas le niveau d'évolution du règne animal.
Des marais océans s'éleva un brouillard rose cru qui se répandit bientôt sur toute la surface de Lomélia.
Max, en s'éveillant, constata le prodige. Les dernières images de son rêve, se superposant aux microparticules qui constituaient cette vapeur, se matérialisaient dans l'atmosphère. Durant quelques secondes, il vit son père qui s'éloignait dans l'épaisseur du songe. Des branches remplacèrent les bras de ce dernier, des feuilles poussèrent sur ses cheveux. Puis il disparut, absorbé par la nuit rose. Luisan dut percevoir l'émoi qui l'agitait et se réveilla. Max caressa sa joue en murmurant :
« C'est étrange, je viens de voir mon père se transformer en arbre. »
Luisan lui sourit. Puis, sur son insistance, regarda à travers la vitre polarisante dont les murs de la chambre étaient construits. Fascinée, elle s'absorba dans la contemplation du brouillard. Quelques minutes plus tard, elle se retourna. Ses yeux immenses se teintaient d'un bleu profond, comme s'ils reflétaient le ciel de Lomélia.
Max n'aurait jamais cru qu'un tel effroi se cristallisât sur un visage.
« Crois-moi, ce phénomène météorologique est sans conséquence. Rose, ce n'est pas la couleur du danger. »
Elle lui sourit timidement ; mais son regard reflétait toujours la même angoisse.
« Serait-ce un de tes rêves qui s'est incarné dans la brume ! Souhaites-tu me raconter ce que tu as vu. »
Saisissant son ardoise graphique, elle hésita longuement avant de formuler sa réponse, griffonna quelques mots qu'elle effaça aussitôt, puis la reposa. Son front mince, ses joues en pomme et son nez minuscule, se plissaient dans une expression de refus.
« Rien, ne t'y oblige. Restons jusqu'à ce que le brouillard se dissipe. Ici, nous ne craignons rien. »
Luisan écrivit :
« Non, je veux sortir, il faut que nous allions voir les clorxwys.
— Vérifier si leurs fleurs ont subi des mutations à la faveur de ce brouillard ? »
Elle acquiesça.
Max et Luisan marchaient étroitement serrés. Ils pouvaient à peine distinguer leurs visages, tant la densité des nuages de vapeur s'amplifiait à leur passage. En se condensant sur leurs cheveux, de fines gouttelettes ruisselaient le long de leurs joues, les marbrant d'un rose obscène.
« On dirait qu'un pollen aux molécules extrêmement ténues s'est mêlé à l'évaporation des marais océan, constata Derennes à voix haute. »
Ils chaussèrent des lunettes à effet de champ, allumèrent leurs phares polarisants pour pallier le manque de visibilité. Pourtant, sans leur connaissance intime des lieux, ils n'auraient jamais atteint la grande forêt primitive où poussaient les clorxwys. Dans la pénombre du sous-bois, le brouillard semblait encore plus étouffant. Derennes s'approcha des plantes.
Des tumeurs bosselant la tige, d'inquiétantes effloraisons avaient jailli. Et ces formes revêtaient un caractère presque humain. Une bouche bleue, une protubérance qui pouvait passer pour un nez et deux déchirures d'un vert cruel qui tranchaient atrocement sur le beige clair du pétale, béaient tels des yeux sans prunelles.
Luisan frissonna et se tourna vers Max qui ne put nier cette insolite sensation d'humanité.
Jamais auparavant il n'avait touché aux plantes de Lomélia avec les mains. Il utilisait des outils spéciaux, légers et délicats, ou, à la rigueur, empruntait des gants pour manier subtilement les végétaux, les greffer, les soigner, prélever des échantillons. À travers la nébulescence rose, Max caressa d'abord la tige en tâtonnant à mains nues, puis s'égara sur la fleur voluptueuse. La décharge brutale qu'il reçut l'obligea à retirer prestement ses doigts.
Il tremblait de la tête au pied. Luisan, aux petits soins, déballa sa trousse de survie, en sortit un tampon antiallergique qu'elle appliqua sur le dos de sa main. Quelques minutes plus tard, sa défaillance paraissait surmontée.
« Impossible d'analyser exactement ce que j'ai ressenti. J'ai l'impression d'avoir été assailli par une idée. »
Sans ajouter le moindre commentaire, ils regagnèrent le bungalow, dans le silence rose qui recouvrait Lomélia, et ne se sentirent en sécurité que lorsqu'ils eurent franchi le seuil.
Max se glissa vers le lit et attira Luisan qui vint se presser contre lui avec son regard tendre, son corps pervenche, et le sourire de sa bouche aux sept cents dents melliées. À cet instant, il s'aperçut que sa femme ne parlait pas. Non qu'en cent vingt ans de mariage il ne l'eût pas su, mais il ne le remarquait jamais, conscient de ce qu'exprimaient ses yeux, désormais clos. Max s'interrogea : Pourquoi Luisan lui avait-elle demandé de l'accompagner ?
Au-dehors, le brouillard bouillonnait en épaisses volutes, plus colorées, presque liquoreuses. Il pénétrait lentement dans la chambre par osmose. Les lumens parvenaient difficilement à lutter contre cette invasion progressive. Luisan coupa leur source d'énergie. Dans l'obscurité, un léger halo soulignait le contour des choses, la forme de leurs corps, comme une phosphorescence émanant spontanément de la matière. Malgré la climatisation poussée au maximum, la chaleur devenait accablante.
La torpeur les gagnait. Ils s'endormirent, enlacés dans la nuit érythrine.
Avant que la dernière lueur de conscience s'éteignît en lui, Max soupçonna que le danger auquel avaient succombé ses prédécesseurs venait de s'abattre sur eux ; mais il était trop tard, beaucoup trop tard.
Le lendemain, toute trace de cet étrange brouillard, qui ne correspondait à aucune cause météorologique, avait disparu. Le soleil blanc dardait de nouveau ses rayons d'argent sur le bungalow endormi, sur les Passmintorias qui recouvraient la colline de leurs taches légères, tels les coraux secrets au fond d'une mer perdue, sur le marais océan et les forêts tumultueuses. Les deux humanos, qui n'avaient pas été rangés pour la nuit, gisaient inanimés sur le sol violâtre. Dans le vaste jardin en chantier, les robots outils ne donnaient plus signe d'activité.
Près du petit étang, les duelqmaines que les deux pionniers avaient replantés gémissaient doucement.
Luisan se réveilla la première et observa tendrement son mari endormi ; elle passa une main fine et bleue sur son visage qui s'anima à son tour.
Il dit doucement :
— Luisan… Quel rêve étrange j'ai fait !
Puis, après s'être dressé, il serra sa femme dans ses bras et lui murmura :
« Si tu savais… Je ne crois pas que ce soit un rêve à vrai dire… Les plantes parlaient, elles me disaient… Non, ce n'étaient pas les fleurs, mais le brouillard, seulement le brouillard qui surgissait du marais océan en bulles colorées. Celles-ci pétillaient dans mon esprit pour me transmettre un message : « Homme d'une planète lointaine, tu as senti hier ma puissance. Je suis l'intelligence de cette planète. Ma vie prend source dans les profondeurs de l'eau, là où naissent les algues géantes. Celles-ci constituent mon système nerveux, comme la terre et la mer constituent ma chair, les fleurs et les arbres symbolisent mes sens. J'ai proscrit toute autre forme de vie que le règne végétal et la paix règne ici depuis des millénaires. L'amour des plantes existe en toi. Mais comme les autres créatures de ta race que j'ai… (ici notion incompréhensible), tu les meurtris sans remords pour sacrifier à ton plaisir… Retourne sur ta planète, vagabonde vers d'autres terres où tu pourras créer de nouveaux jardins à ta guise. L'univers recèle assez d'espace… J'interdis que mon existence soit polluée par des créatures étrangères. Si tu ne m'obéis pas, tu es condamné… Tu le sauras en regardant tes mains, tes mains, tes mains… » Je me suis réveillé à cet instant, Luisan, et je t'ai vue. »
Elle lui examina chacun des doigts, comme à un enfant.
La chair en avait légèrement changé de texture ; les articulations ressemblaient à d'anciens nœuds coupés ; la peau, plus ligneuse, paraissait d'une teinte différente. Mais ces changements étaient imperceptibles ; seul le rêve de la nuit incitait à y voir une mutation. Luisan dévisageait Max intensément ; ses yeux exigeaient une explication.
« Ce brouillard rose est sans doute une émanation du marais océan, formé de molécules bipolaires qui interagissent à la manière d'un cerveau électronique, mille fois plus puissant que le nôtre.
— Et ces changements sur ta main ? écrivit-elle.
— Le contact avec les clorxwys l'a initié. À mon avis, l'intelligence de cette planète doit pouvoir modifier notre constitution cellulaire.
— Afin de nous transformer en végétaux !
Pour rompre cette sensation d'angoisse, d'effroi insidieux, il murmura, songeur
— C'est certainement ce qui est advenu des autres explorateurs. Ici, les insectes et les crustacés sont épargnés pour servir à la reproduction des fleurs, mais les hommes sont inutiles dans un monde végétal.
— N'est-ce pas l'idéal, pour un phytologue de finir sous forme de plante !
— À condition de préserver sa personnalité.
Luisan se pencha vers lui pour l'embrasser. Dans son mutisme éternel, elle avait acquis une conscience instinctive des choses que bien des savants lui eussent enviée. Max vit dans ses yeux gris une telle certitude, une telle confiance, un tel amour qu'il sut que rien ne les chasserait de Lomélia. Et, dans ce silence échangé, leurs deux esprits se joignirent, pour le meilleur et pour le pire.
Ils poursuivirent leurs travaux agricoles comme si rien ne les menaçait, soignant les fleurs, les arbres, entreprenant de nouvelles cultures. Leur passion pour cette nature sensuelle, tourmentée, violente, s'embellissait et s'épurait.
Du marais océan surgissait parfois une bulle équivoque qui crevait à la surface, tel un avertissement ; elle larguait une bouffée de brouillard qui formait des lignes d'écriture en s'effilochant ; puis s'effaçait avant qu'ils n'aient eu le temps d'en interpréter le sens. Menaces ou message d'amour ? A d'autres moments, le chant nocturne des duelqmaines s'infléchissait, prenait de l'ampleur, se transformait en plaintes, en gémissements furieux, ou en rires, en chants d'allégresse, accompagnés d'un grand déploiement de phénomènes lumineux, feux d'artifices végétaux qui traversaient le paysage. Les fragrances de Passmintorias jouaient en contrepoint. Mais, quand les clorxwys élaboraient de nouvelles fleurs insolites, Max et Luisan ne pouvaient retenir un frisson.
Bientôt il ne resta plus un glouq ; Luisan avait mangé les restes du dernier la veille. Quant aux bulmms, il semblait que leur réputation de prolifération excessive soit usurpée : des deux portées de cinquante dont les femelles avaient accouché sur Lomélia, trente avaient été mangés par les pionniers, mais soixante avaient disparu mystérieusement, peut-être dévorés par la flore, et les autres ne se reproduisaient plus.
Lorsque le brouillard rose s'éleva de nouveau du marais océan et se répandit sur la planète, les deux amants s'étendirent avec des gestes calmes et graves sur leur couche. Ils avaient éteint les murs fenêtres, ouvert la cloison latérale, arrêté le mécanisme des robots. Les deux humanos, chargés sur un module de secours, venaient de décoller la veille pour rejoindre un point de sauvetage spatial.
Max et Luisan attendaient.
Au cœur de la forêt profonde, les clorxwys s'étaient refermés, leurs sombres tumeurs boursouflées sur les tiges torsadées de pourpre, inquiétants. Soulevant leurs racines du sol, ils marchèrent vers le bungalow.
Trois semaines plus tard, le spatiocroiseur de l'agence Sidéra se posa à proximité de l'installation. En effectuant sa tournée habituelle auprès des propriétaires récents afin de vérifier le mécanisme des robots et s'enquérir des désirs de leurs clients, son équipage avait été alerté par les humanos.
La végétation recouvrait le bungalow, les plantes en dévoraient les ruines. Mais les vastes plantations à l'abandon semblaient avoir pris leur destin en mains. Les arbres, les fleurs importés, trouvant une vigueur nouvelle dans l'humus, dessinaient un parc fantastique, mêlant leurs essences étrangères à la flore indigène pour composer d'enivrants bouquets exotiques. Cette hybridation prodigieuse à l'échelle de la galaxie produisait des espèces métisses, des couleurs enivrantes, des formes inédites, dont l'agencement savant composait le plus beau jardin de l'univers. La rigueur et la splendeur de son ordonnance coupaient le souffle.
Entre le bleu saturé du ciel, le soleil blanc et le sol émeraude régnait une paix inégalable, ponctuée par les chants mystérieux des plantes, par des bouffées d'odeurs magiques, composant un opéra planétaire pour sons, parfums et lumières.
« Il faut partir, souffla l'un des hommes.
— Impossible. Je sais ce que tu ressens… peur, hein ? Si nous ne procédons pas à une enquête, personne ne nous le pardonnera. »
Le premier agent soupira. Ils marchèrent vers le bungalow.
Sur l'emplacement de la chambre, dans la pénombre grise, deux clorxwys d'une espèce originale entremêlaient leurs tiges sur le limoplast en décomposition du lit. L'un d'eux paraissait chétif.
Ce dernier fit la roue. Des tumeurs géantes éclatèrent et de géantes effloraisons s'en échappèrent.
Ses fleurs ressemblaient à des femmes, elles en avaient la grâce émouvante et la sensualité.
Fascinés, les deux agents s'approchèrent.
Alors de lourds pétales se refermèrent sur eux. La digestion commença.
Car, si Max mangeait volontiers de la viande, Luisan était exclusivement carnivore.