C'était une coquille d'œuf, percée en sa plus grosse extrémité d'un trou microscopique. Elle gisait au bord de la route, dans l'herbe grise et fanée par l'été.
Je me suis penché, je l'ai ramassée. Puis je l'ai palpée, je l'ai sondée : elle était vide, totalement vide.
J'aurais dû la rejeter : rien ne m'attirait ni dans sa texture, ni dans sa couleur, ni dans sa taille. Elle ressemblait à un œuf de poule très propre ; un peu plus clair, de ce blanc neutre que prennent les coquilles fossiles. Je décidai pourtant de la conserver. Vu sa fragilité, il me semblait imprudent de la placer dans ma poche : la délicatesse de sa matière, le frottement de ma cuisse contre le tissu, le battement de mes bras pendant la marche eussent risqué de la briser.
En raison de la chaleur qui sévissait en ce début de septembre, je m'étais vêtu d'un simple pantalon de toile et d'une chemisette légère. Je dénudai donc mon torse et recouvris amoureusement l'œuf ; puis je fis un gros nœud avec les pans et les manches de ma chemise. Je l'ai ramené ainsi chez moi, ballot informe se balançant comme un petit pendule au bout de ma main.
La route ne m'a pas semblé longue ; ce regain d'été faisait naître un émoi végétal et animal qui transfigurait ma vision de la forêt. J'ai déposé l'objet près du feu qui ardait dans ma cheminée. La maison, ancienne demeure des gardes forestiers, cernée par les bois, est humide ; j'y entretiens une flambée durant l'année entière. L'œuf vide était placé au carrefour de plusieurs courants d'air chaud.
Et puis je l'ai oublié ; je suis si négligent.
Si bien qu'un jour, sans que je l'eusse prévu, l'œuf dut éclore. Je retrouvai les morceaux de coquille noircis. Je me souviens d'avoir ri en pensant que le feu l'avait couvé et qu'il en était né quelque chose, des cendres légères peut-être.
Ce ne fut qu'une semaine plus tard, tandis que je cherchais dans les recoins de ma demeure un briquet perdu, que je découvris à trois mètres de la cheminée, dans un angle obscur au pied de la fenêtre, un second œuf vide, en tous points semblable à celui que j'avais recueilli. Même trou microscopique en sa plus grosse extrémité, même couleur.
Je recherchai les débris de la coquille précédente afin de les comparer avec l'œuf que je venais de trouver. Un fragment, récupéré par hasard, me fit supposer que le deuxième était légèrement plus petit que le premier.
Ce fantôme était si léger qu'un souffle avait dû le pousser là où je venais de le ramasser. Je voulus poursuivre l'expérience et remis ma trouvaille à l'endroit de la première éclosion.
Profitant de mes vacances, je résolus de me priver des promenades en forêt et des parties de pêche afin de me consacrer à la surveillance de l'objet. Je voulais connaître les circonstances exactes du phénomène de reproduction. L'incubation initiale avait duré approximativement deux jours. Le mercredi matin, je m'installai près de la cheminée et j'attendis jusque vers seize heures. Je pris un peu de sommeil, me réveillai un peu avant minuit, repris ma garde. Le lendemain soir, après des alternances de veille et de repos, je lisais distraitement un livre lorsqu'un craquement léger attira mon attention. Une fêlure très nette avait découpé l'œuf en deux parties. La coquille se craquela et s'ouvrit. Au milieu des débris gisaient un nouvel œuf, un peu plus pâle, plus mince que son géniteur.
Je ressentis une légère irritation ; ce jeu me parut grotesque et sans signification. Pourtant j'étais fasciné par le rythme de ces naissances absurdes. Même si j'étais la proie d'un piège mystérieux, même si cette mystification devait durer une éternité, je m'arrangerais pour suivre son déroulement, à condition que cette éternité eût une fin.
Ma dernière liaison, Marie, petite fille vaniteuse dont le comportement m'avait dégoûté de la compagnie des femmes pour longtemps, avait la curieuse manie de stocker les vivres pour plusieurs mois. Je pouvais donc rester dans mon antre en attendant l'explication du phénomène.
Les délais entre les éclosions se raccourcirent et le format des nouveaux œufs rétrécissait inexorablement. Lorsque je comparais une coquille avec celle qui l'avait enfantée, la différence de calibre était évidente ; pourtant mes mains conservaient la sensation d'une taille identique depuis le premier jusqu'au douzième œuf que j'examinais maintenant. Cela m'intriguait.
Ce jeudi soir, une chaleur étouffante imprégnait la maison malgré les volets clos. Je pris la résolution de sortir un instant. Cela faisait quinze jours environ que je n'avais pas revu la vaste clairière où est construite la demeure. Dès que j'ouvris la porte, de gigantesques graminées me frappèrent durement au visage. Les tiges épaisses me dépassaient de plusieurs centimètres. L'air était dense, presque liquoreux ; j'éprouvai une certaine difficulté à me mouvoir. La chaleur était encore plus accablante au-dehors et je rentrai.
L'image de ces herbes hautes, plus hautes que le jeune cerisier que j'avais planté l'an dernier, me troublait encore.
Comment avaient-elles pu croître alors que la canicule desséchait toute la végétation ?
Je ne voulus pas admettre immédiatement l'explication logique, mais elle s'imposait : après chaque incubation, l'œuf accouchait d'un autre œuf plus petit, et l'univers environnant diminuait avec lui. Ma maison et moi-même allions nous amenuiser, puis disparaître. Je ne comprenais pas comment cela fonctionnait, si la coquille était douée d'intelligence, à moins qu'elle ne fût une machine programmée aux fins de je ne sais quel complot contre les dimensions, dont je refusais de devenir la victime. Comment éviter de rétrécir ainsi à l'infini ?
Je pris mon chéquier, me vêtis d'un complet que j'affectionnais pour sa légèreté et sa robustesse, et je sortis. La coquille se brisa une dernière fois. J'éclatai de rire ; la farce me paraissait encore plus drôle, maintenant que j'étais certain d'y échapper.
Je me frayai un chemin à travers la jungle des herbes. L'habitation disparut bientôt derrière cet univers glauque, tandis que le garage m'apparaissait comme une maison de poupée, ceinturée par les dangereuses protubérances d'une flore en délire.
Ma voiture ressemblait à un autobus pour géants et son volant à une grande roue difficilement maniable. Je mis le contact, le moteur démarra au premier tour. Ce fut assez pénible de conduire en raison de mes jambes et de mes bras trop courts ; je peinais à manier simultanément le volant et les pédales du frein, de l'accélérateur et de l'embrayage.
À la ville, personne ne voulut me reconnaître et le directeur de la banque, appelé pour la circonstance par ses employés, refusa le chèque de format réduit que lui présentait un nain sale et barbu.
Parce que j'étais hors norme, on me mettait hors la loi. Je disposais d'une unique solution, retourner vers mon destin, subir cette réduction quotidienne conçue par d'énigmatiques constructeurs, pareils à des Jivaros quantiques ainsi que je les nommais en secret. Au sein de cet univers clos et fissile constitué par ma demeure, je pouvais espérer une protection relative contre les animaux qui rôdaient alentour, volatiles ou petits rongeurs qui avaient acquis des proportions inquiétantes.
Mon escapade avait été courte, ma maison n'avait pas rétréci d'un centimètre. Le dernier œuf, né à l'occasion de mon départ, reposait encore dans son nid de coquilles brisées. On aurait pu croire que l'insolite mécanisme s'était interrompu.
Mais le rythme des scissions reprit instantanément après mon retour, comme une suite de poupées russes se déboîtant les unes des autres sans répit. Dès lors je sus que je m'écartais du monde qui m'avait vu naître ; j'entreprenais un voyage que nul n'avait fait avant moi. Je larguais mon passé, mon présent et me livrais à des orgies solitaires en attendant qu'une improbable fin vienne me surprendre.
Pourtant le processus était différent maintenant ; les coquilles se brisaient à une vitesse croissante, tout en augmentant de volume alors que je rétrécissais toujours.
J'ouvrais la porte de temps à autre pour constater les progrès de la végétation, et chaque fois mes yeux se perdaient dans une forêt de plus en plus terrifiante, où les insectes prenaient des allures de fauves monstrueux.
La coquille est devenue de la taille de la maison. Maintenant elle suit un processus différent.
Elle se retourne sur elle-même à partir du trou qui la perce en sa plus grosse extrémité. Mon univers s'enferme sur lui-même.
Avec un clop de balle de celluloïd qu'on presse, l'intérieur de l'œuf est devenu sa face externe. Mon habitation aussi s'est retournée comme un gant. Je suis assis au cœur d'un monumental ovoïde. La forêt d'herbe dépasse tellement par sa taille mes capacités d'appréciation que mon regard est impuissant à en saisir l'apparence.
Devant moi, l'horizon se déploie sous la forme d'un gros ovale blanc. Au seuil du rien, j'attends. Infinitésimal !
Hélas, j'ignorerai toujours la raison de cette incubation démente. Et sans doute n'en verrai-je jamais la fin, car mes yeux sont désormais incapables de discerner où commence et où s'achève la réalité.
Je suis face à un grand mur d'ivoire qui s'étend à perte de conscience. Mes pieds reposent sur une grosse molécule. C'est, derrière moi, un vide effrayant.
Une secousse énorme a ébranlé l'univers.