Le brouillard était si dense qu'il se moucha par erreur avec le nez d'un autre.
Anhanh !
Il visa Mars : l'astre rouge vacilla sous l'impact de la fusée balistique, mais ne chut point.
Anhanh !
Il visa la Lune : elle tomba.
Un gros sucre d'orge, blanc comme du plâtre, jaillit brusquement sous ses yeux, tandis qu'une voix rocailleuse dit :
« C'est pour vous, M'sieur, l'avez bien gagné, c'est pas tous les jours qu'on décroche la Lune. »
Un rire stupide et nasillard suivit cette déclaration.
Bel prit instinctivement cette répugnante confiserie et la glissa dans sa poche. Il pensait : « Dommage, le jeu des Planètes et des Soleils semblait promettre de bons moments, mais ce forain gâche le métier. »
Et il se replongea dans la foule bigarrée de la foire des Sept Trônes. Autour de lui, la grouillante cohorte des chalands vociférait. Les lumières du Star Crazy éclaboussaient le ciel. Toutes les races, tous les peuples du Système Social Solaire fréquentaient la foire du satellite de Jupiter ; tous les jeux, les divertissements, tous les spectacles les plus incroyables y côtoyaient.
La baraque des femmes l'attira un instant.
« Non, il faut absolument que je découvre le Responsable », murmura-t-il. Mais où se dissimule-t-il exactement ? Personne n'a pu m'en fournir l'indication. Ici, tous les gens fuient quand on les interroge, ou bien ils deviennent menaçants. Pourtant, il faut que je le déniche. »
À peine avait-il formulé cette pensée que Bel exprima un doute : pourquoi devait-il mener à bien cette mission ? Elle ne correspondait à rien dans sa mémoire. Avait-il subi un lavage de cerveau ? Non ! Bel était un Garde, il accomplissait la besogne d'un Garde ! Aucune raison de spéculer sur les tenants et les aboutissants du meurtre qu'il devait commettre, aucun besoin de le justifier. Bel faisait ce qu'on lui disait de faire. Le Responsable était désigné comme le plus dangereux ennemi du Système Social Solaire ; il fallait l'abattre.
Il tira de sa poche le sucre d'orge en prime, pour le jeter, sortit ensuite une des fusées balistiques avec lesquelles il avait “gagné la Lune”, adroitement subtilisée pendant que le forain servait un autre client. Fin, galbé, l'objet avait de l'allure ; son métal de Chine luisait doucement dans la pénombre violette de la grotte artificielle où il s'était réfugié. Bel caressa le contacteur de l'index, sans y appuyer : mal employée, cette innocente petite machine pouvait causer des ravages. Une demi-heure auparavant, Bel n'avait pas d'armes ; il était interdit d'en apporter à la foire des Sept Trônes. La fouille à l'astroport se révélait rigoureuse. Maintenant, le Garde détenait le moyen d'assumer sa tache.
De son sécurit, il retira une carte de visite en mica, anonyme ; des mots y étaient griffonnés à la hâte : “le Responsable vous invite à la foire des Sept Trônes ; il espère vous y tuer.” Bel avait trouvé cette carte glissée sous la porte de sa chambre, à l'hôtel de la Terre.
Tourbillonnant sur lui-même, un homme pénétra dans la grotte et le heurta, répandant sur son vêtement un gobelet de bave de Qobol. Bel le gifla violemment d'un revers de main. Le maladroit semblait ivre, il balbutia :
« Attention, M'sieur, c'est bon la bave, et c'est cher ! »
Il contempla son bol vide et se mit à pleurnicher :
« Maintenant, j'en ai plus et je retrouverai jamais la cabane aux Qobol… trop saoul. »
Puis il s'effondra en larmes, s'agrippant à la tunique de Bel. Ce dernier le repoussa d'un geste brutal ; il détestait les ivrognes.
L'homme redressa la tête et le défia :
« Faut pas jouer avec ces bricoles, M'sieur, c'est dangereux. »
L'ivrogne le menaçait maintenant avec la fusée balistique qu'il venait de lui voler ; Bel l'observa calmement, ce devait être un Martien des canaux, sa peau cuivrée, légèrement grumeleuse, le révélait avec certitude. L'inconnu ajouta :
« Mais je suis accommodant, ça vous coûtera simplement plus cher, si vous comptez vous en servir.
— Allons, combien, vite !
— Cinq mille contarts. »
C'était hors de prix, Bel paya sans discuter ; pour un Garde en mission, l'argent ne comptait pas. Il regarda le petit truand s'éloigner tranquillement, les ailes de cuir de son manteau battant le ciel bariolé de lueurs. Décidément, Ganymède répondait à sa réputation de satellite dangereux ; la Foire y attirait toute une faune de bandits et d'escrocs avec lesquels il ne prendrait plus de gants, désormais ; peut-être servaient-ils à protéger le Responsable ?
Bel ne possédait pas d'autre indice que cette carte de visite pour connaître ses intentions ; elle impliquait que son ennemi surveillait de près ses gestes, ses déplacements. Détail qui le rassura ; pas d'enquête difficile à mener. Il n'avait qu'à attendre que le Responsable le défiât, à l'endroit qu'il choisirait. Ce constat induisait un axiome dangereux : quoi qu'il conspirât, son adversaire aurait toujours sur lui l'avantage de la surprise. Pourtant, Bel avait un atout : aucun homme au monde n'est entraîné à la traque et au combat rapproché comme un Garde. Si le Responsable voulait l'abattre de sa main, comme le laissait supposer la carte de visite, il trouverait en face de lui une véritable machine de guerre.
Le Labyrinthe aux souvenirs s'offrait à son caprice ; Bel n'hésita pas. Sa chance ne l'avait jamais quitté jusqu'à présent, il se fiait à elle pour découvrir ce qu'il cherchait. Il pénétra dans l'imposante sphère bleue de l'attraction foraine par l'étroit boyau qui s'ouvrait à sa base.
« Ce sera mille contarts, étranger, » dit le caissier, « mais n'oubliez pas, ici les règles du jeu sont inversées. C'est seulement si vous ne parvenez pas à identifier le souvenir que vous allez enregistrer parmi ceux que vous allez voir, que vous gagnerez cent fois votre mise. »
Le Garde paya ; le caissier lui remit en échange un mince disque frontal.
« Vous n'avez qu'à mémoriser un incident de votre vie, cet enregistrement sera le témoin objectif de votre pari. »
Bel connaissait les règles du Labyrinthe aux souvenirs : des stimulateurs holographiques, essaimés à travers les couloirs, reconstituaient avec un vérisme saisissant certaines séquences banales de la vie d'un Solarien moyen. Le joueur qui parvenait à éviter que son disque-mémoire correspondît à l'une d'elles centuplait sa mise initiale. Le contrôle des jeux surveillait étroitement les archétypes, car il eût été aisé d'y inclure des souvenirs subversifs dont la visualisation aurait facilement démoralisé un individu au Q.I. trop faible. La plupart des citoyens du Système Social Solaire ne tranchaient pas par leur originalité ; les suggestions holographiques d'un incident enfantin ne pouvaient ressembler à des scènes trop crues ; le gouvernement ne l'eût pas permis. Les forains n'y semblaient pas contraints pour accroître le rendement de leurs attractions. La marge très restreinte qui existait entre les souvenirs personnels de leurs clients et les stéréotypes projetés offrait peu de chances à ces derniers de centupler leurs mises dans le Labyrinthe. À moins que le Responsable… Bel réfléchit rapidement. Si ce dangereux individu pratiquait aussi la mainmise sur cette baraque, il fallait inventer immédiatement un souvenir qui ne lui permît pas de l'identifier. Donc rien d'original concernant son métier où sa vie intime. Il fabriqua aussitôt une anecdote insignifiante, une histoire de tartine de confiture, volée durant son enfance à un camarade, des plus vulgaires, et tendit le disque au bateleur.
« Je vous préviens, dit aimablement ce dernier, vous risquez d'être soumis à un contrôle mental. Si votre souvenir est truqué, vous ne parviendrez jamais à sortir du labyrinthe. À moins de payer une forte rançon.
— C'est bien ainsi », rétorqua Bel.
Et il pénétra d'un pas assuré à l'intérieur d'un tunnel triangulaire, intensément éclairé, qui se perdait dans les profondeurs de la sphère. La première illusion surgit au détour d'une courbe.
Des centaines de nébuleuses spirales se déployaient au-dessus d'un désert rouge, à l'éclairage dur et contrasté. Une jeune femme, à contre jour, courait, légère, sur ce champ d'infini. Sa robe transparente, violemment illuminée par les astres, laissait deviner les formes de son corps épanoui, ses bras tels des ailes prenaient leur envol et ses pieds décollaient du sol poudreux. Bel se sentit traversé par un flux électrique ; les contours de ses vêtements s'embrasèrent en rose acide ; sa silhouette se découpa à la manière d'une enseigne au néon sur le sable ombreux. Sans attendre, il se lança vers l'objet de son désir qui s'enfuyait vers l'horizon.
« Bel, je vais mourir, ne m'abandonne pas ! »
C'était la voix de sa mère qui l'appelait. Il se retourna. Une vieille sorcière au nez crochu d'oiseau de proie l'observait de ses yeux protubérants. Dans quelques minutes, une terrible maladie allait l'emporter. Bel revint sur ses pas, prêt à secourir cette monstrueuse caricature de la femme qui l'avait enfanté.
La scène changea subitement. Il se retrouva dans le décor familier de son adolescence. Sa mère, à nouveau jeune, enfilait un soutien-gorge sale sur ses seins fripés ; il ne pouvait détourner les yeux, comme aurait dû s'y résigner un fils respectueux ; elle le gifla violemment sur la bouche en criant :
« Tu vas cesser de loucher sur moi ! Si ton père était là, il y a longtemps qu'il t'aurait brisé les os, petit dégueulasse. »
Puis elle le bourra de coups de pied en blasphémant. Soudain, la porte de la chambre s'ouvrit pour laisser passer un vieil homme édenté, réellement répugnant.
« Mon amour ! » cria-t-elle.
Elle déchira à la va-vite les dessous qu'elle avait passés, puis, nue, alla se frotter lascivement contre le vieillard qui riait bêtement. Les vergetures de ses fesses dessinaient des plis hideux. Quelques secondes plus tard, l'amant sénile s'écroulait à terre en vomissant. Sa mère se précipita à terre et lécha son dégueulis. Quand elle eut tout avalé, elle considéra un instant le corps décharné et ridé de l'intrus en gémissant, puis se précipita vers Bel en remuant les bras comme une furie :
« Ordure, c'est ta faute ! »
Fasciné par l'aspect réaliste de la scène, le Garde n'avait pas encore réagi. Soudain, il bondit comme un fauve et se rua éperdument devant lui, jusqu'à ce que s'effacent ces images abominables.
Bel poursuivait sa route à travers le boyau étincelant de lumières du Labyrinthe. « De tout temps, les divertissements forains m'ont choqué ; leur relent de bassesse m'a toujours souverainement dégoûté, » pensait-il, « et celui-ci n'est pas fait pour me réconcilier avec ce genre de distractions ; si encore elles avaient su conserver leur aspect naïf ! » Une légère rougeur colora ses joues et son front tandis qu'il évoquait la situation sordide qu'il venait de vivre. Le Garde ne se rappelait ni son père ni sa mère, perdus très jeune, donc il savait que ces souvenirs ne se reliaient pas à sa propre enfance. Pourtant, il avait réagi à l'illusion. Au plus profond de son inconscient, ces images alertaient ses sentiments, les mettaient à vif.
L'irréel pouvait traumatiser plus durement que des faits véritables.
Le Responsable paraissait trop intelligent pour avoir recours à des stratagèmes aussi graveleux. Pourtant, cette tentative de démoralisation l'intriguait. À l'idée de poursuivre d'autres expériences aussi pénibles, il eut envie de rebrousser chemin, d'échapper aux sortilèges de la baraque foraine.
Quelques centaines de mètres plus loin, Bel se trouva embarqué dans une furieuse partie de poker dans un bar crapuleux.
« Brelan », dit le Garde, en abattant son jeu.
Le ponte qui lui faisait face le dévisagea en souriant, ses dents blanches tranchaient sur sa peau basanée.
« Vous n'avez pas de chance, Garde, j'ai un carré de rois ; vous perdez dix mille contarts dans ce coup, si je ne me trompe. »
Et il rafla d'un geste rapide l'imposant tas de billets qui s'était formé au centre de la table. Happant le bras de son adversaire, Bel hurla :
« Ce n'est pas possible, vous avez triché, car j'ai déjà un brelan de rois !
— Dommage pour vous, les miens sont à pique, à cœur et à carreaux, l'un des vôtres est un trèfle, mon jeu s'affirme supérieur, répliqua l'aventurier, imperturbable. »
Certain qu'il ne souhaitait pas se lancer dans une bagarre, que ses mains ne bougeraient pas, Bel se vit pourtant saisir le revolser dont on l'avait dépossédé lors de son débarquement sur Ganymède ; mettre le cran au maximum et tirer sur le tricheur qui s'enflamma telle une torche. Son voisin tenta de le retenir par ses vêtements :
« Assassin, vous l'avez tué ! »
Bel se dégagea d'un mouvement sec et courut vers la sortie du tripot ; il se retrouva dans le bas quartier qui entourait l'astroport. Les couloirs blancs du Labyrinthe aux souvenirs avaient disparu. Déjà une rumeur formidable indiquait que la chasse s'organisait. Sa main crispée sur l'arme, il pensa s'en débarrasser dans l'égout qui béait dans le caniveau ; puis se ravisa : ce revolser constituait le seul témoignage de l'aventure invraisemblable qu'il venait de vivre ; peut-être l'aiderait-elle à découvrir les origines de cette fantasmagorie qui surpassait les normes de ce que pouvait produire ce genre d'attractions à basse technologie. Ce n'était d'ailleurs pas le moment d'épiloguer sur son cas ; Bel devait d'abord échapper à la meute de ses poursuivants qui approchait ; il ne les craignait guère, son entraînement de Garde le mettait hors de leur portée.
Au petit trot, il s'engagea à travers le dédale de ruelles qu'il connaissait bien, celui du port de transit spatial de Ganymède. Peu à peu, les murs, les chaussées, le ciel perdirent de leur réalité, le décor des bas-fonds s'estompa. Bel marchait à nouveau sur le sol lactescent du Labyrinthe…
Le mirage qui venait de se concrétiser tout à l'heure débordait les possibilités de l'holovision ; s'agissait-il d'un phénomène de télétransportation ou de télésuggestion, le Garde ne pouvait trancher ; mais l'aventure qu'il venait de vivre provenait sans nul doute du Responsable. L'adversaire paraissait puissant, averti, et Bel ignorait totalement où diriger ses recherches pour découvrir le repaire de son ennemi. Pour la première fois depuis son arrivée, il eut l'impression d'être la chèvre qu'on sacrifiait au lion dans les civilisations primitives. Bel s'astreignit à respirer lentement pour retrouver son calme.
Soudain, un doute affreux le saisit : il marchait bien dans le Labyrinthe, mais le revolser ne se trouvait plus dans sa main. Quand il avait tiré, l'arme semblait vraie ! Alors, était-il la proie d'un fantasme ou avait-il réellement commis un meurtre dans un bouge ?
Un de ses anciens camarades de promotion déboucha au détour du couloir blanc. Il le héla :
« Bel ! je regrette, mon vieux, il faut te rendre, j'ai ordre de t'arrêter pour le meurtre commis sur la personne de Thor Feule ! »
Bel s'avança vers lui d'un air résigné, réduisant son allure au pas le plus lent tandis qu'il examinait son ancien compagnon. Le Garde ressemblait avec précision au portrait mental qu'il avait conservé de son visage ; pourtant, un détail ne collait pas : son âge. Il n'avait absolument pas vieilli depuis le moment où Bel l'avait quitté, à la fin de leurs études, un certain nombre d'années auparavant, il ne savait plus exactement combien — curieux comme sa mémoire était floue, comme ses souvenirs se raccordaient mal entre eux ! —, il fallait donc que cet homme participât aussi à l'illusion. Il hésitait sur le parti à prendre : le meurtre d'un membre de la Garde, dans quelque circonstance que ce fût, impliquait automatiquement la mort de l'assassin ; de surcroît, l'amitié qui le liait à son frère d'armes ne facilitait pas sa décision.
Bientôt, il ne fut plus qu'à un mètre de lui. À cette distance, la similitude des traits entre le Garde et son modèle s'avérait encore plus rigoureuse, c'est ce qui décida Bel ; il appuya sur la gâchette du revolser, miraculeusement réapparu à son poing.
L'horrible choc thermique aurait dû tordre le corps de l'homme en un spasme ; il n'en fut rien ; sa silhouette se désagrégea en une poussière de particules brillantes qui se sublimèrent rapidement. Dix secondes plus tard, Bel ne relevait plus la moindre trace de son ennemi ni de son arme.
Il fallait s'enfuir du Labyrinthe dans les plus brefs délais, sinon, il succomberait aux traquenards raffinés que lui opposait le Responsable. Dans ce lieu confiné où ce dernier disposait d'un matériel sophistiqué de manipulation neuronale, Bel se trouvait en état d'infériorité. La sphère constituait un cadre idéal pour faire naître des apparitions blessantes : dans le premier cas, sa mère, tour à tour, l'avait arraché à ses désirs, sollicité son secours, puis s'était conduite comme une grue en l'accusant de pulsions incestueuses ; au tripot, l'adversaire de Bel avait joué les provocateurs, suscité sa colère, témoigné des signes d'une mort réelle ; puis, il s'était résorbé comme un fantôme. Son condisciple de la Garde l'avait menacé de mort. Tous ces stress accumulés plongeaient Bel dans la perplexité, une certaine inquiétude s'insinuait dans son esprit, un malaise sournois.
S'il ne surmontait pas ce handicap, jamais il ne viendrait à bout de sa victime désignée.
Mais comment sortir du Labyrinthe aux souvenirs ? Le Garde tenta de reconstituer le chemin parcouru depuis son entrée ; après une centaine de mètres, il comprit que cette tentative était vouée à l'insuccès : non seulement chaque tronçon du boyau triangulaire était semblable à l'autre, de la même blancheur laiteuse, sans la moindre variation dans la forme ni dans la texture, toujours aussi uniformément éclairé par la même lumière issue des profondeurs de la matière, mais encore chaque embranchement partait à angle droit et l'inclinaison du sol était si astucieusement compensée par de fausses perspectives que son constructeur, lui-même, n'aurait su en découvrir l'issue sans les plans
Il ne lui restait plus qu'une seule solution, avancer, en priant que le hasard favorisât son évasion.
Sur un lit de fourrure blanche, chatoyante et douce comme la neige poudreuse aux premiers rayons du soleil, la femme qu'il avait aperçue tout à l'heure sous un ciel de nébuleuses spirales, s'offrait à ses regards, simplement voilée d'un tissu arachnéen qui idéalisait ses formes. Parfumée de santal, parée de pierreries, elle entrouvrait son sexe incarnat en un appel extatique.
S'il touchait cette créature absolue, celle qu'il désirait depuis le commencement du monde, son cœur s'arrêterait de battre à jamais. Bel ferma les paupières, puis rouvrit les yeux afin d'examiner plus froidement ce mirage d'amour. La vision semblait si parfaite, si enivrante qu'elle ne pouvait exister. Il suffisait de la nier ; concentrant ses forces mentales, le Garde s'efforça de résoudre la contradiction entre son désir et la certitude qu'il s'agissait d'un leurre mortel ; l'image luxurieuse persista un instant, puis vibra dans l'espace, se déforma, se divisa en milliers de serpents qui se tordirent en grappe, et enfin s'enfuirent dans une mare fangeuse.
Bel reprit confiance : au lieu de perfectionner ses pièges hypnotiques, le Responsable avait recours aux grosses ficelles de la parade foraine ; ce n'était pas en employant des ruses aussi éculées qu'il parviendrait à neutraliser celui qui le traquait. Le Garde poursuivit sa marche, patiemment, sans presser le pas. Cette envie de fuir qui l'avait saisi tout à l'heure prouvait qu'un commencement de panique s'était emparé de son système nerveux, pourtant entraîné à résister aux pires stimuli. Son adversaire guettait son désarroi pour le frapper à mort.
Soudain, une idée germa en lui : pourquoi n'utiliserait-il pas la fusée balistique qu'il avait subtilisée tout à l'heure au jeu des Soleils et des Planètes ? Cet engin atteignait des cibles à plusieurs kilomètres dans l'espace ; à plus forte raison, il causerait des dommages considérables dans le milieu clos de la sphère. Bel appuya sur le contacteur en prenant soin de diriger la pointe de la fusée vers l'extrémité du corridor qui bifurquait à une vingtaine de mètres.
Les cloisons d'opaline synthétique explosèrent dans un jaillissement de blancheur. Des éclats giclèrent en rafales sur le Garde, replié dans la position du fœtus pour se protéger. Comme un sulfure, l'univers se brouilla d'une neige mortelle. Des milliers d'impacts transpercèrent le tissu de son vêtement.
Lorsque Bel ouvrit à nouveau les yeux, l'obscurité régnait dans cette partie du Labyrinthe ; seule, une petite déchirure, par où filtrait le jour, lui permit de se repérer ; par chance, il avait lancé sa fusée alors qu'il se trouvait à faible distance de la paroi extérieure. Il se dirigea vers la lumière.
Ses bras, Sa poitrine, ses jambes le démangeaient ; En les frottant, il vit ses mains ruisselantes de sang, qui perlait des piqûres infimes dont son corps était criblé.
Tâtonnant dans la pénombre, maudissant le sort chaque fois qu'il s'entaillait la chair après une saillie acérée, un débris coupant tel un rasoir, il rampa vers l'issue entrevue. Derrière lui, des éclairages de secours s'allumaient, révélant le kaléidoscope brisé du dédale d'opaline. Bel ne s'attarda pas à contempler ces ruines mystérieuses. Il se glissa prestement à travers la large fente que la fusée balistique avait creusée dans la paroi protectrice du bâtiment forain. Le Garde y perdit encore des lambeaux de vêtements, déjà déchiquetés par la mitraille de verre. S'agrippant aux rebords tranchants, il se hissa à la surface. Ses pieds se balançaient maintenant à une quinzaine de mètres du sol. Bel se fia à l'entraînement qu'il avait suivi et laissa pendre son corps dans le vide, puis lâcha les mains. La chute fut brève. En atterrissant, il roula sur le côté ; un mur stoppa son déboulé.
Désemparé, il haletait, blotti contre la paroi. Bel examina son état : le sang caillait sur ses haillons. Aucune de ses blessures n'était profonde. Il s'étira, fit jouer ses muscles. La machine humaine n'avait pas subi de dommage irréparable. Le peuple joyeux de la foire des Sept Trônes défilait à ses côtés sans même s'apercevoir de sa présence. Autour de lui des centaines d'attractions déployaient leurs fastes et leurs publicités aveuglantes, assourdissantes.
Bel se releva. Maintenant, son désir de découvrir le Responsable, de lui faire payer toutes ses avanies, s'était accru dans des proportions considérables. Mais il devait d'abord bâtir un plan. Son adversaire ne se dissimulait pas seulement dans le Labyrinthe aux souvenirs ; sans doute maîtrisait-il d'une façon occulte toutes les baraques foraines. Sous son apparence de cité en liesse, la foire des Sept Trônes masquait depuis peu une organisation criminelle dont les visées s'opposaient au Système Social Solaire. Ce n'était qu'une hypothèse émise par ses supérieurs hiérarchiques. Le Garde venait vérifier son exactitude et détruire celui qui manipulait les attractions en sous-main.
Chacune d'entre elles pouvait représenter un traquenard, cacher une machine infernale, recéler un piège pour l'esprit où tous les citoyens du SSS (Système Social Solaire) viendraient se faire prendre un jour comme des mouches dans une toile d'araignée aux dimensions d'une petite planète. Si ses conclusions ne relevaient pas d'une spéculation paranoïaque, l'enjeu semblait plus vaste que Bel ne l'avait cru au départ de sa mission. Il ne s'agissait pas seulement d'abattre l'ennemi numéro UN de l'univers, mais de détruire sa base secrète. Sous le vocable ludique de baraques foraines se camouflaient en réalité de véritables forteresses où les sbires du Responsable se livraient aux pires exactions pour soutirer de l'argent aux visiteurs. Car leurs tenanciers vivaient au sein de l'opulence ; le Garde n'avait qu'à jeter les yeux autour de lui pour s'en apercevoir : ce n'étaient que palais prestigieux construits dans les matériaux les plus nobles et les plus rares. Comment s'attaquer à cet ensemble si bien organisé ? Il n'était pas question d'inspecter une à une toutes les attractions jusqu'à atteindre enfin le maître des lieux. L'existence de Bel n'y aurait pas suffi : la kermesse fantastique couvrait pratiquement toute la surface du satellite de Jupiter.
Alors, comment découvrir le Responsable à travers cet océan de bruits, de lumières, d'odeurs ? Cliquetis des machines électroniques, musiques diffusées par de gigantesques sphères molles en apesanteur dans le ciel bariolé, brouhaha de la foule, feux changeants des projecteurs, slogans publicitaires qui éclaboussaient le ciel de feux d'artifices, clinquant des façades, arômes affolants de toutes les nourritures imaginées par les peuples du Système, parfums sophistiqués des prostituées qui déferlaient en troupeaux obscènes, sueurs exotiques, fleurs par milliers dans les jardins bizarres qui s'épanouissaient dans un tumulte d'odeurs, senteurs rituelles propres aux affiliés de sectes secrètes. Humanoïdes venus des coins les plus reculés du SSS, travailleurs, parias qui profitaient de leur semaine de vacances, aventuriers de tout poil, aigrefins, individus louches qui vivaient aux crochets des chalands que les forains n'avaient pas encore totalement détroussés. Puissante, profuse, souveraine, la foule des clients, des viveurs, des joueurs et des gogos, des escrocs et/ou employés des lieux d'attractions, qui formait le fond de la population de Ganymède, servait d'abri impénétrable au sombre organisateur, dissimulé parmi la multitude.
Bel regagna l'hôtel de la Terre sans que son aspect d'écorché vif n'attirât l'attention des badauds. En tant que professionnel de la répression, il comprit qu'à la foire des Sept Trônes, il ne disposait plus de son principal allié, le peuple, avec ses témoins, ses indicateurs ; ici, nul n'était soumis aux lois et à la morale du SSS, personne n'avait besoin de dénoncer ou d'obéir servilement, faute d'une force publique suffisante pour assurer l'ordre.
Il se soumit béatement aux soins du lavomat et en ressortit, une heure plus tard, cicatrisé, frais et dispos, prêt à affronter le Responsable pour une deuxième manche. Bel appela le réceptionniste et sortit de son sécurit une liasse de billets qu'il fit miroiter sous les yeux. Sur Ganymède, les cartes de crédit n'avaient pas cours.
« Je veux des armes, c'est possible.
— Ça dépend de ce que vous souhaitez.
— Il me faut un éclateur, des implants psychotiques et deux vibreurs sous-cutanés.
— Vous les aurez dans un quart d'heure. Ceci servira d'acompte. »
D'un mouvement prompt de ses griffes aiguës, le Ganymédien chercha à saisir la liasse ; plus rapide, le Garde évita le vol.
« Quand j'aurai les armes. »
Imitant par dérision un ancien combattant des guerres galactiques, le réceptionniste s'éloigna en claudiquant. Avec un sourire torve, il promit de revenir dans un quart d'heure s'il trouvait le trafiquant.
Grâce à l'éclateur, Bel disposerait d'un instrument fiable pour dissiper les dangereux enchantements de l'holovision en les polarisant ; les implants psychologiques le protégeraient des pièges hypnotiques — il résisterait éventuellement à la torture s'il était capturé — ; et les vibreurs sous-cutanés le métamorphoseraient en un redoutable tueur clandestin.
Une heure plus tard, totalement prêt, entièrement équipé, le Garde hésita quelques secondes avant de sortir. Sur le moment, il ne devina pas l'origine de ce remords.
Son plan avait l'avantage de la simplicité : il avait choisi d'entrer dans la première baraque où le Responsable exprimerait à l'évidence qu'il l'attendait en priorité, lui, et pas un client anonyme.
Un Saturnien gris dans son costume de parade se confondait presque avec la façade de nacre de l'Étal ; pourtant Bel le remarqua tout de suite ; en échangeant un regard, il ressentit comme un clin d'œil télépathique. Il fit quelques pas en arrière, s'approcha du bateleur dont le visage cendreux s'encastrait maintenant dans le guichet d'entrée L'homme amorça un signe d'invite et annonça d'une voix caverneuse
« Deux cents contarts seulement pour les cauchemars crasseux, je me permets de vous les conseiller, ce sont les plus demandés. Si vous le désirez, ils peuvent être personnalisés. »
Le Saturnien se pencha vers lui :
« Je peux même vous confier sous le sceau de la confidence que l'un d'entre eux vous est réservé. »
Bel lui versa la somme qu'il demandait.
Cette décision pouvait peser lourd sur son destin ; mais le Garde n'en avait cure ; il savait à quoi il s'exposait en venant à la foire des Sept Trônes ; il avait fait d'avance le sacrifice de sa vie ; la seule chose à laquelle il tenait vraiment, c'était la réussite de sa mission. Cette fois encore, il jouait le rôle de la chèvre, mais il était bourré d'explosif. Personne ne lui avait enseigné d'autre moyen d'abattre le Responsable.
Il grimpa dans le cocon géant que le forain avait ouvert pour lui ; les deux demies coques se refermèrent avec un bruit mat. L'œuf de soie glissa dans le tube qui s'enfonçait vers les entrailles de Ganymède. Bel s'astreignait à ne point penser ; il tentait ainsi de mettre une sourdine aux idées subversives qui s'immisçaient dans son esprit : pourquoi risquer sa vie alors qu'il y avait tant d'injustices sociales dans le SSS où la loi n'était respectée que par le peuple ? Qui prouvait que le Responsable était réellement à l'origine de toutes les malversations, les crimes qui sévissaient à la foire de Sept trônes ? Sinon cette certitude qu'il portait en lui comme une hostie ; ne pouvait-elle lui avoir été greffée ? Et même, si cela était, Bel était un Garde, il devait obéir, il se sacrifierait ; pour n'importe quelle cause ? Qui, dans ce monde incertain, savait où se situait le bien, où était le mal ?
Le cocon se fendit, les deux parois de l'œuf s'écartèrent.
Hommes, humanoïdes, extraterrestres se mêlaient sur les tribunes autour d'une petite scène circulaire, cernant une pièce en rotonde. Bel s'assit sagement dans une coque souple et attendit que le cauchemar s'organisât. L'atmosphère qui régnait dans ce lieu évoquait celui d'une boîte à strip-tease : les gens n'échangeaient aucune parole entre eux, leurs yeux brillaient des feux d'un désir secret ; certains pompaient avec obstination leur chibouque de promenade, observant ensuite avec une profonde concentration les volutes colorées de la fumée qui s'échappaient de leurs lèvres. Tous espéraient fiévreusement le début du spectacle. Bientôt, un diffuseur mal réglé à dessein couina les premiers accords d'une chanson en vogue quelques siècles plus tôt, tandis qu'un étrange cortège surgissait d'une trappe ménagée au cœur de la scène. Une femme gigantesque apparut d'abord, superbe, somptueusement vêtue d'un collant en toile de Vénus dont le tissage particulier imitait la peau d'un caméléon ; enchaînée, elle était traînée par deux Centauriens vigoureux dont le buste protubérant, l'abdomen filiforme et les jambes exagérément longues accentuaient le caractère d'insectes.
Bel se pencha vers son voisin.
« Je vous parie cent contarts qu'ils vont disséquer cette femme et nous en distribuer les morceaux.
L'homme rétorqua avec véhémence :
« Savez pas qu'il est interdit de communiquer entre spectateurs dans les baraques foraines.
— Mais pourquoi ? Qui l'interdit ? Nous sommes libres de choisir nos attractions, libres de flamber nos billets, alors ?
— Vous oubliez que quelqu'un commande sur ce satellite et dans la foire. Il est responsable de tout, de notre argent, de notre plaisir, y compris de notre vie.
— Qui est cet homme ? Où se cache-t-il ? Existe-t-il vraiment ? Répondez, si vous savez quelque chose ! »
Le spectateur détourna ostensiblement la tête pour indiquer qu'il refusait de poursuivre la conversation.
« Je suis membre de la Garde, je peux vous faire arrêter si vous refusez de parler. »
Face à Bel, le regard de l'homme se chargea de terreur. Il murmura :
« Je vous en prie, laissez-moi ! Je ne suis pas solidaire de ce qui se passe ici, je suis un bon citoyen du SSS ; mais tout ce que je sais, c'est qu'il vaut mieux ne pas chercher le Responsable, ni même y faire allusion ; tous ceux qui ont désobéi à cette loi sont morts. Leurs cadavres sont maintenant dévorés dans le cimetière aux oiseaux. »
Il frissonna longuement, jeta un coup d'œil autour de lui pour s'assurer que nul ne l'observait ; puis il ajouta :
« Croyez-moi, il vaut mieux oublier jusqu'à son nom ; les forains et le public de la foire des Sept Trônes savent que… »
Bel n'entendit jamais la fin de la phrase : les yeux du spectateur devinrent vitreux, ses cils battirent au ralenti, ses lèvres se tordirent en un rictus affreux ; il laissa échapper une ultime plainte ; cette plainte s'éternisa, puis l'homme se remit à parler, d'une voix très lente et très grave, de plus en plus grasseyante jusqu'à ce que le ton atteignît la gamme des infrasons. Les paroles étaient inintelligibles, pourtant Bel voyait la bouche de l'inconnu articuler des syllabes fantômes ; il prit son pouls et, de l'autre main, souleva sa paupière droite.
Son cœur battait encore, vingt pulsations/minute peut-être ; ses globes oculaires, retournés vers l'intérieur, avaient perdu toute couleur. Dans quelques instants au plus, cet homme allait mourir d'un coup de frein métabolique, circulation du sang, de la lymphe bloqués par son propre système nerveux, paralysé par une névrose artificielle. Sans les implants psychotiques, Bel aurait-il subi le même sort ?
Des tribunes, un cri unanime jaillit des poitrines des spectateurs. Bel reporta son attention sur les événements qui se déroulaient au bas de l'Étal. Les Centauriens avaient débarrassé la géante de ses chaînes et, s'étant saisis de fouets, l'obligeaient à se déshabiller. Le public hurlait chaque fois que la belle créature recevait un coup ou qu'elle l'évitait, chaque fois qu'un fragment de son vêtement arc-en-ciel était arraché ou qu'elle en ôtait impudiquement une pièce. Il se repaissait visiblement des expressions de douleur et de honte qui tour à tour défiguraient son aimable visage. Possédée par une pulsion collective de meurtre, la foule exprimait sa jouissance brutale. À mesure que le corps de la jeune femme se dénudait et que sa chair se couvrait d'estafilades, la tension montait. Bel hésitait à intervenir pour stopper cette attraction sadique : celui qui tenterait de s'opposer au spectacle, qui oserait priver ces obsédés de leur pâture se ferait déchiqueter vif.
N'était-ce pas dans ce dilemme que naissait l'impression de vivre un cauchemar ? Le sentiment d'être le seul à se révolter impliquait-il que tous ces spectateurs consentaient, qu'ils se repaissaient de la torture ? N'étaient-ils pas victimes d'une illusion collective ? Jamais, jusqu'à ce jour, il n'avait observé autant de cruauté chez les habitants du Système Social Solaire.
Visitait-il à nouveau la chimère ? Bel ne le croyait plus. La scène ne provenait plus de suggestions holographiques. De surcroît, ses implants psychotiques l'assuraient qu'il ne subissait pas d'assaut hypnotique. Le cauchemar s'infiltrait dans la réalité.
Lorsque le corps de la jeune géante fut entièrement nu, ensanglanté, un long halètement jaillit du public extasié. Alors, l'un des Centauriens la contraignit à s'agenouiller et lui infligea des vexations de caractère sexuel pour divertir le public en attendant le sacrifice ultime, tandis que le second extraterrestre sortait des instruments chirurgicaux d'une élégante trousse en cuir.
Du haut des gradins, les mains se tendirent, pouce tourné vers le bas, en un geste de condamnation sans appel. Avant que Bel ait pu réagir, l'un des bourreaux se pencha sur la chair blanche de la suppliciée et entreprit calmement de la dépecer. Déjà un lambeau de peau pendait entre ses doigts ; il l'exhiba au peuple qui hurla. Le second Centaurien introduisit un appareil gynécologique dans le sexe de la victime, une sorte de poire d'angoisse destinée à dilater le col de l'utérus. S'apprêtait-il ensuite à lui extirper les entrailles ?
Bel ne put supporter plus longtemps ce spectacle intolérable, au mépris de sa mission qui le condamnait à demeurer passif. En quatre bonds, il fut au centre de l'arène, menaçant les deux Centauriens. Le premier ne comprit pas le danger et s'avança vers lui. Quelques secondes plus tard, sous l'action des vibreurs sous-cutanés du Garde, il se tordait dans un spasme affreux ; son abdomen s'était rétréci jusqu'à devenir à peine plus épais qu'un fil. Bel sépara son corps en deux du tranchant de la main et contraignit le second extraterrestre à s'éloigner de la victime pantelante. De son ventre à vif, le sang coulait en ruisseaux le long des cuisses. Il surmonta sa répulsion et aida la malheureuse à se relever.
Le public, un instant décontenancé par l'intervention du Garde, réagissait maintenant, débordait des gradins pour venir au secours des bourreaux. Il était temps de s'enfuir. Bel soutint la femme en passant un bras sous son aisselle, la redressa et, marchant à reculons, se dirigea aussi rapidement qu'il le put vers le centre de l'arène. Il s'engouffra par la trappe centrale avant que quiconque ait pu l'en empêcher. Mais les spectateurs se ruaient à sa suite. Il n'eut que le temps d'actionner ses vibreurs ; en trois rafales brèves, il constitua une barricade de cadavres pour préserver sa fuite.
Au jugé, il enfila une suite de couloirs obscurs, traînant à bout de bras le corps nu et sanguinolent de la femme, encore trop choquée pour réagir.
Concentré dans sa course, Bel se sentait fort ; il ne perdait aucune des précieuses secondes d'avance gagnées au détriment de ses poursuivants. Négligeant ce sein qui frottait doucement sa main, les gémissements qui s'échappaient de cette gorge blanche, le sang qui coulait en traînées vermillon sur ses vêtements, il marchait en silence, tendu par l'effort, tâchant de s'éloigner le plus possible de l'arène. Le Garde se fiait à son instinct pour découvrir l'issue de secours de l'Étal.
La lumière phosphorescente qui irradiait les parois des souterrains diminua d'intensité jusqu'à ce que l'obscurité fût complète. Devant lui, un mur continu. Il tâtonna le long de la paroi lisse sans découvrir la moindre faille. ; ce couloir semblait aboutir à un cul-de-sac. Le corps dénudé de la jeune géante palpitait contre lui. Bel se sentit soudain très las et se laissa glisser vers le sol avec son fardeau. Inquiet, il écouta pour estimer à quelle distance pouvaient se trouver ses poursuivants ; pas un son. La femme s'accrochait désespérément à lui ; il la rassura :
« Ne vous inquiétez pas, je ne vous abandonnerai pas. Il faut que je réfléchisse, il doit bien y avoir un moyen de sortir d'ici… Tâchez de vous souvenir, il est impossible que l'on vous ait introduite par l'entrée normale de l'Étal, il doit y avoir un autre accès clandestin pour évacuer les futures victimes du supplice. »
« Vous êtes dans la bonne voie, » haleta-t-elle, « Le souterrain ne s'arrête pas ici, vous n'avez rencontré qu'un obstacle illusoire, car le couloir continue jusqu'à la résidence du Responsable. »
Une fade odeur montait du corps de la femme. Bel y porta les mains qu'il retira couvertes d'un liquide poisseux. Sa voix très douce et très lointaine l'avait ému, évoquant en lui le souvenir précieux d'un être qu'il avait follement aimée.
« Et si elle mourait, vidée de son sang », pensa-t-il.
« Je dois vous faire un bandage sommaire, sinon vous allez mourir de faiblesse. »
Le Garde déchira un morceau de son habit et l'enroula maladroitement autour du ventre de la suppliciée, en espérant que cela stopperait provisoirement l'hémorragie.
« Comment savez-vous que cette galerie conduit jusqu'au Responsable ?
— Je suis… je suis… »
Elle se tut. La géante semblait inanimée, sa poitrine se soulevait à peine. Il tâta son pouls : très faible. Peut-être allait-elle décéder sous ses yeux. Il fallait la tirer de son évanouissement afin qu'elle le renseignât. Depuis cet atroce épisode de torture, son combat contre le Responsable ne se présentait plus seulement comme une mission à assumer, il s'était transformé en vengeance personnelle.
Malgré ses sollicitations, la jeune femme ne répondait plus. En attendant qu'elle sortît de son évanouissement, Bel s'interrogeait au sujet du mur qui faisait obstacle à leur fuite. Il ne s'agissait pas d'un piège hypnotique puisque ses implants le protégeaient. Dans le cas d'une illusion solide, son éclateur pouvait rompre l'enchantement. Mais s'il se trompait, le risque s'avérait énorme. Les effets secondaires de l'arme pouvaient ébranler les fondements de la galerie souterraine et les engloutir sous des tonnes de terre. Pas question pourtant de revenir en arrière. Au loin, des vociférations témoignaient que ses poursuivants les pistaient sans répit. Il tenta l'impasse et fit jouer son arme. Un flot de lumière envahit brutalement la galerie, l'aveuglant ; il plaça d'instinct son bras devant ses yeux, peu à peu s'accoutuma à l'éclairage intense.
Les paupières de la femme palpitèrent. Son regard chaviré trahissait une intense souffrance ; ses lèvres remuèrent faiblement.
« Il vous faudra encore affronter les sept pièges avant de parvenir jusqu'à lui, et vos armes ne suffiront pas à les vaincre tous… Suivez ce couloir, tout droit, il vous mènera infailliblement au Responsable, mais prenez garde…»
Son regard, lucide cette fois, se fixa sur Bel. Ses yeux s'agrandirent d'effroi.
« Vous ! Ce n'est pas possible… Vous ! »
Et son corps majestueux s'affala dans une posture sans grâce. Une expression de stupeur profonde marquait ses traits. Ses prunelles exprimaient une angoisse intolérable. Bel ne put supporter le poids physique de cette interrogation suprême ; du bout des doigts, il referma ses paupières.
Le visage de la jeune géante remuait en lui quelque chose de vague et d'oppressant. Il ne parvenait pas à retrouver où et quand il l'avait aperçue pour la dernière fois. Pourtant, elle venait de le reconnaître. Sa propre existence s'avérait-elle conforme à la mémoire stéréotypée qu'il en conservait ? Derrière les souvenirs plutôt banals d'une vie consacrée à la défense de la loi, il semblait à Bel qu'une frange marginale d'événements plus importants, plus profonds, se dissimulaient, dont il ne réussissait pas à vérifier l'exactitude. Des réminiscences d'une vie parallèle à celle qui était inscrite dans son cerveau surgissaient par bouffées aussi vite évacuées. Mais d'abord obnubilé par son but, le Garde négligea bientôt ces soupçons. : traquer le Responsable et le tuer, délivrer la foire des Sept Trônes et le Système Social Solaire de leur tyran occulte.
Ces souvenirs informulés constituaient peut-être un traquenard inédit. Si le Responsable savait que son ennemi approchait, il inventait peut-être des pièges mentaux d'une technologie différente sur lesquels les implants de Bel restaient impuissants. Qui l'assurait que la suppliciée secourue n'était pas morte avant de lui transmettre son dernier message. Son attitude étrange et les paroles mystérieuses qu'elle avait prononcées auraient pu lui être dictées par une puissance lointaine. Le Garde chassa ces réflexions qui menaçaient son équilibre mental. Il devait concentrer son flux vital pour affronter les sept pièges qui le séparaient encore de celui qu'il recherchait. D'un pas ferme, il s'engagea résolument dans le couloir.
À la brutale clarté suivant la récente explosion succéda une pénombre violette ; elle suintait sur les murs, liquoreuse, tramant des moires énigmatiques. Une herse tomba devant Bel ; il fit un bond en arrière et se retourna : une seconde herse s'enfonça dans le sol avec un bruit mat. Pris au piège sans recours ! Les pointes de métal des barreaux pénétraient dans la terre de plusieurs centimètres. L'écart entre les deux haies d'acier lui laissait encore grande marge de déplacement. Il fit le tour de sa prison. Une troisième herse chut entre les deux autres. Bel sourit en pensant aux romans d'aventure qu'il avait lu dans son enfance :
« Décidément, l'imagination des fabricants de chausse-trapes n'a guère évolué depuis le Moyen Âge ! »
Quarante secondes plus tard, une quatrième grille s'abattit à peu de distance de son dos, puis une cinquième après un court laps de temps. Bel réfléchit : « Valait-il mieux rester sur place, en espérant que les piques ne s'enfonceraient pas dans sa chair ou, au contraire, aller d'un bord à l'autre pour éviter de se faire transpercer à mort ? » Il tenta d'apprécier si les espaces qui séparaient les herses formaient des parallélogrammes réguliers ; impossible de répondre. Il s'immobilisa et regarda les grilles tomber à intervalles précis. Sept minutes plus tard, le Garde se trouvait emprisonné dans une cage d'un mètre carré environ, de la même dimension que celles qui s'échelonnaient de part et d'autre. À droite et à gauche, un rideau continu de barreaux, perspective sinistre. Il se félicita d'avoir choisi la bonne solution. L'absurdité de cette autosatisfaction lui apparut aussitôt. Dans quelques jours, il allait mourir de soif et de faim. Et ces barreaux de métal s'avéraient, cette fois, bien réels ; un essai de son éclateur l'en avait convaincu. Quant à ses vibreurs, ils n'étaient d'aucune efficacité contre ce genre d'obstacles, puisque ces armes protégeaient le système nerveux.
Le premier des sept pièges, le plus dérisoire sans doute, allait devenir son tombeau.
Les herses se recouvrirent d'un fin voile translucide que tissait une navette invisible, tournant autour à une vitesse vertigineuse. Le sol se nappa d'une moquette épaisse, tandis qu'un large lit aux draps de satin sur lesquels une fourrure était jetée et tous les éléments d'un riche ameublement surgissaient du néant pour décorer la geôle dont les dimensions s'accroissaient à mesure qu'elle se remplissait. La jeune géante, victime de l'Étal, apparemment vivante et intacte, apparut dans la splendeur de son corps ressuscité des limbes ; bijoux et pierreries rehaussaient de leur éclat sa somptueuse nudité.
Pourquoi son ennemi utilisait-il de nouveaux sortilèges contre lui alors qu'il était à sa merci ? Bel décida de profiter jusqu'au bout de l'illusion. Qui sait si cette créature superbe n'était pas envoyée pour pactiser avec lui ? La femme s'approcha à le toucher ; son ventre doux et maternel se posa contre sa poitrine ; deux énormes seins fermes, à la chair dense et nacrée, aux aréoles d'un brun tendre, aux tétons érigés, encadraient son cou. Bel sentait son parfum, percevait sa chaleur ; une émotion indicible s'emparait de lui. Elle ouvrit les lèvres et parla :
« Je suis une des créatures du Responsable et je lui ai déplu. Vous avez pu voir comme il m'a punie. Mais il m'a donné une chance de me racheter ; je dois vous convaincre d'accepter sa proposition.
— Sinon ?
— Sinon nous mourrons tous les deux. »
Bel ne parvenait plus à conserver son sang-froid ; le très ancien désir qui s'emparait de lui le livrait d'avance en esclave soumis à cet être fabuleux, légendaire, la jeune géante appelée de ses vœux depuis l'adolescence qui lui apparaissait enfin. Pourtant, il parvint à demander :
« Et quelle est sa proposition ?
— Par une mesure de clémence exceptionnelle, le maître des Sept Trônes a décidé de vous faire grâce de la vie si vous acceptez de recevoir une nouvelle mémoire et d'être exilé du Système Social Solaire.
— C'est un marché de dupes, car le SSS mettra un nouveau Garde à sa poursuite et n'aura de cesse qu'il soit abattu impitoyablement.
Le sourire persista sur les lèvres de l'envoyée. Bel se sentit ému aux larmes, sans que rien n'expliquât ce bouleversement profond.
« Le Responsable en accepte le risque. Durant cette période de répit, il gagnera un temps précieux pour améliorer ses défenses. »
Bel, éperdu de désir, tendit les bras vers la créature et lui saisit la taille ; vue l'ampleur de ses hanches, il n'atteignit même pas son dos avec l'extrémité des doigts. Il s'enivra de l'odeur de son cou, chuchotant :
« Tu m'as reconnu tout à l'heure, avant de mourir, alors, dis-moi, qui suis-je ? »
Le décor splendide s'estompa, la silhouette de la femme fondit entre ses mains. Bel se retrouva, seul, dans sa prison.
Une voix, amplifiée par la réverbération du couloir sans fin, lui répondit :
« Bel, es-tu prêt à recevoir ta nouvelle mémoire ? »
Le Garde répondit, sans réfléchir :
« Soit, mais le Responsable lui-même doit s'occuper de ma transformation !
— Cette demande est irrecevable. Alors, préfères-tu mourir d'une lente agonie, torturé par la faim et la soif, entre ces quatre grilles…»
Une herse barra transversalement l'espace ; Bel baissa la tête ; une deuxième, surgissant à quelques centimètres du sol, le força à sauter. Désormais, il était dans une cage parfaite, qui épousait exactement la forme de son corps.
« …ou aimes-tu mieux vivre au sein d'une existence confortable et souriante, loin du Système social solaire. Tu ne te souviendras plus de rien.
— Je désire mourir, affirma Bel, à moins que la victime de l'Étal vienne avec moi dans ce monde idéal et que le Responsable me greffe de ses mains ma nouvelle mémoire. »
Il n'y eut pas de réponse. Le Garde ne s'étonna pas. Il avait d'avance sacrifié son avenir à la cause de la liberté. Le Responsable n'ignorait pas qu'en s'approchant de Bel, ce dernier tenterait de le tuer. Que risquait-il en vérité ? Le maître des Sept Trônes semblait si puissant et Bel si démuni. Était-ce parce qu'il avait exigé de s'enfuir avec la jeune géante ? Depuis le commencement de cette lutte à mort au cœur de l'illusion, la sexualité s'avérait omniprésente !
« C'est bien, je t'attends », dit la voix.
Les herses se relevèrent avec ensemble et le Garde marcha devant lui, porteur d'un talisman ignoré qui le préserva des six autres pièges qu'on lui avait annoncés. Il monta le long d'une rampe en pente douce qui lui permit d'accéder bientôt à la surface de Ganymède.
Bel pénétra dans le Palais. Comme un soleil tiède, d'un blanc crémeux, la sphère qui servait de trône au Responsable se matérialisa devant lui : un homme et une femme, minuscules, y étaient enchâssés comme deux précieuses statuettes. Il posa le pied sur la première marche de l'escalier qui menait à la sphère. À mesure qu'il s'élevait, les silhouettes du tyran et de son épouse se précisaient.
Elle, c'était la victime de l'Étal, l'envoyée merveilleuse et lui, c'était Bel ! Bel lui-même, son exacte reproduction, porteur d'un nombre effrayant d'années supplémentaires.
Alors la mémoire lui revint, en un flot dévastateur.
C'était la veille du couronnement, de son couronnement à lui, Bel IV, empereur du Système Social Solaire et maître de la Foire des Sept Trônes.
Il y avait si longtemps qu'une part obscure de sa personnalité avait sans doute évacué l'événement. Mais non, cette mémoire seconde, Bel la connaissait fort bien ! On procédait ce jour-là à sa division en deux entités séparées. L'une était destinée à devenir l'être qui régnerait sur le vaste empire galactique. Elle posséderait la jouissance de la Foire pour lui servir de Palais, se reposer de ses fatigues et alimenter sa liste civile. L'autre serait mise en hibernation dans l'alcôve secrète du Palais, au sein d'une grotte de glace, en attendant que le Responsable du SSS devienne un tyran sans pitié, un potentat mégalomaniaque qu'aucune force, qu'aucun être au monde ne pourrait plus atteindre, sauf lui-même.
Sauf lui-même. Bel se demanda comment il avait pu devenir ce vieillard sinistre et hautain qui se trouvait face à lui.
Les dirigeants du Système Social Solaire s'enivraient-ils tous de leur puissance absolue ? Bel se souvenait encore de l'époque où il avait accédé au pouvoir ; de la générosité, de l'enthousiasme, de l'intelligence, de l'impartialité, du discernement dont il avait fait preuve pour atteindre à ce poste suprême. Qu'étaient donc devenues ces qualités et ces vertus qui l'avaient hissé au titre de Responsable de l'humanité ? Une telle tâche était-elle à la mesure d'un homme ?
Une fois encore le SSS avait tremblé sur ses bases, une fois encore la sagesse de ses législateurs allait éviter qu'il ne s'effondrât. Car Bel, Garde impitoyable de son Moi, haïssait cet autre lui-même à visage de démon. Il savait qu'il allait le tuer. Son double se laisserait-il faire ? Comment le convaincre en douceur qu'il ne s'agissait pas d'un meurtre, mais d'un suicide moral.
Et Lia, que le temps avait miraculeusement préservée, la jeune épouse de Bel abandonnée aux caprices de son double, comment avait-elle pu suivre le Responsable dans sa folie, comment avait-elle accepté qu'il se transformât en un tyran maniaque ? Mais ce n'était pas le moment de s'attendrir sur ces folies ! Le Garde demeurait le défenseur suprême du Système Social Solaire, le chasseur sans pitié, celui qui devait traquer jusqu'à la mort son image en miroir déformée, sombre comploteur de la nuit.
Au loin, sur son trône, la tête de sa victime ne semblait pas plus grosse qu'une orange. Bel, le clone, tira sur son original. Ils moururent simultanément, sans qu'aucun d'entre eux n'ait eu le temps de se mettre en paix avec lui-même, ni l'adolescent idéaliste, ni le vieillard cynique.