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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Philippe Curval un Rêve…

Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

un Rêve de pierre

Un rêve sans étoiles est un rêve oublié

Paul Éluard

Sensibles, les rayons de la lune creusaient des reliefs lumineux dans la masse ombreuse de la ville. Une promesse de tornade, de cyclone faisait vibrer l'air et crisser les feuilles parées de leurs atours d'automne, gémir les ardoises descellées et battre les persiennes.

[gravure numérique de l'auteur]Un homme parcourait, solitaire, les rues scintillantes. Il pressentait un événement. Plongé dans un état de réceptivité, d'émotivité anormale, il tentait de découvrir un signe dans les contours des rues et des maisons ; lignes pansues des immeubles anciens, encorbellements alambiqués des propriétés bourgeoises, gigantesques perspectives des grands ensembles en construction, poutrelles enchevêtrées, que la lumière lunaire soutachait d'argent, masses de béton plus obscures que la nuit se découpant sur le ciel noir, façades perforées comme les rayons d'une ruche par la découpe géométrique des fenêtres béantes.

Il décelait des itinéraires mystérieux à travers les murailles de la cité, inventait des corridors secrets entre les rues, des ponts insolites entre les immeubles, il imaginait tous les pièges de la nuit. La ville palpitait d'une vie inquiétante, frémissant sous la caresse d'un vent d'outremonde ; son décor vacillait dans l'ivresse nocturne qui précédait l'ouragan.

Une brève ondée força l'homme à s'abriter. Tout sommeillait. À part sa silhouette grise enclavée sous un porche, nul n'animait les rues silencieuses. Il reprit bientôt sa marche. Ses pas creusaient une ombre bien vite évanouie dans l'asphalte damasquiné de pluie.

Les humains, comme des envahisseurs repus, s'étaient abrités dans leurs antres. Paris dévoilait l'intimité de sa nuit pour les quelques nuages gris mauve qui filaient dans le ciel indigo, cinglant au loin, comme pris de panique devant les sortilèges de cette ville étrange.

Le passant ne se hâtait guère, savourant chaque image de pierre, chaque sculpture qu'inventait la nuit, pénétré d'une enivrante angoisse, d'une peur subtile et désirée que le corps à corps avec la cité nocturne ne suffisait pas à justifier. Il prolongeait sa promenade dans l'espoir de voir naître une aventure insolite.

Des météorites labouraient l'espace de leurs socs étincelant.

Les pierres de Persée !

L'homme s'arrêta, pris d'une extase subite. La révélation d'univers inapprochables.

J'ai quitté Paris pour me diriger vers ce village perdu de l'Aisne ; une violente impulsion m'a contraint à m'exiler dans ce coin retiré, à gagner cette campagne meurtrie, dénudée, caillouteuse. Si j'ai fui, ce n'était pas dans un but défini. J'avais simplement besoin de découvrir un paysage qui ne me rappelât pas à chaque instant mon passé et qui ne signifiât pas fatalement mon avenir ; une sorte de no man's land temporel.

L'impression de fièvre et d'urgence que j'avais ressentie le jour de mon départ s'est maintenant dissipée.

Je me sens vide et nébuleux. La terre s'étale devant moi, sèche et triste ; mes pas suivent les courses capricieuses des petits ravins creusés par des pluies récentes sur les mottes de labour, entre les sillons. Je joue avec la terre.

Ce voyage brusqué dans le nord de la France correspond à une pause instinctive. Je suis à une période critique de mon existence : mon œuvre de sculpteur, parvenue à un point d'achèvement, une impasse, a besoin d'autres voies, d'autres horizons pour se renouveler, se poursuivre. Le passage du concret à une abstraction totale, excessive, au cours de mon évolution artistique m'a douloureusement éprouvé. Je languis de me retrouver en contact avec le réel, mais j'ai perdu le fil ; je ne sais plus comment m'y prendre pour appréhender la réalité. Les objets, le corps humain, celui des animaux, les arbres ne m'apparaissent plus comme des certitudes, comme des entités accessibles. Dépouillés de leur signification par mon travail d'abstraction, toutes ces choses et ces êtres ne constituent plus pour moi qu'un ensemble de formes et de lignes sans signification. J'ai besoin de redécouvrir le sens de l'existence ; c'est devenu une nécessité urgente.

Les ombres du crépuscule dessinent de sombres vagues dans la terre argileuse ; je prends une poignée de cette terre que je pétris. Elle est compacte, élastique. Son odeur est si forte que je ne puis la supporter. Je jette la boule de glaise. J'aime pourtant ce contact avec la matière. Il me semble que je peux y découvrir une solution à mon problème. Et, pensant à cette nuit qui assombrit progressivement le paysage, je me trouve brusquement transporté dans les rues parisiennes, avant-hier. L'atmosphère était translucide, le vent calme. Il me semble qu'à ce moment j'aurais pu sculpter l'air pour faire apparaître les choses qu'il entoure, les formes secrètes qu'il dissimule derrière sa transparence. Il suffit peut-être de briser cette gangue pour révéler les images intérieures de l'univers. Quelle monstrueuse statue ne pourrais-je pas réaliser en modelant la coque de l'invisible ?

Pressé par une faim de création subite, je retourne vers le petit village où je me suis réfugié. Je me sens tout heureux à l'idée de m'attabler devant un repas plantureux, même une soupe épaisse m'allécherait, et de suivre les conversations libres et détendues qui accompagnent les veillées dans les hôtels de province.

Quelques voyageurs de commerce m'accueillent d'un signe de tête, levant à peine le nez de leur journal. Je m'assieds, une servante assez bien faite, au visage rude, dépose silencieusement un plateau de hors d'œuvres variés à côté de mon assiette — radis, tomates en salade, concombres, salade de museau et pâté de campagne. J'imagine une possible relation amoureuse en détaillant ses seins qui ondulent généreusement dans son corsage.

Un choc violent ébranle la pièce ; les murs vacillent. Un panneau de vitre se détache d'une fenêtre et se brise sur le sol. Simultanément, un vent froid balaye la salle à manger. Nous nous regardons tous d'un air stupéfait, comme si nous venions de faire le même rêve improbable.

« Qu'est-ce que c'est que ça ? » dit le patron avec une intonation plus longue sur le “ça”.

Nous nous levons. Les yeux agrandis par l'inquiétude, la servante dégringole par l'escalier de la cave ; quelques secondes après, on l'entend hurler :

« Monsieur Paul, Monsieur Paul, toutes les bouteilles sont cassées ! »

Personne ne lui répond ; le patron ouvre la porte extérieure de l'auberge et sort en silence. Nous le suivons. D'autres badauds, puis bientôt, la population tout entière vient se joindre à nous ; nous parcourons la rue centrale qui sert de boulevard, d'artère commerçante et de rue adjacente ; c'est l'unique voie goudronnée du village. Tous portent sur le visage les marques du même ahurissement. La rue est sombre, zébrée par la lueur intermittente des quatre réverbères qu'un mauvais contact fait clignoter. Les hommes et les femmes s'agglomèrent en groupes distincts, mus par une angoisse d'essence différente. On entend le bruit diffus des conversations sans suite, les exclamations des nouveaux arrivants, les questions sans réponse.

« Le coup est venu de là ! »

Ce premier élément d'information est fourni par un rouquin en tablier blanc ; il indique avec son bras un point de l'horizon :

« J'étais le seul dehors, je le sais bien », ajoute-t-il.

Il baisse le bras. Son attitude est soudain moins assurée ; il semble deviner une sourde hostilité chez les gens qui le regardent. Je sens qu'il faut prendre une décision et, sans réfléchir au fait que je suis l'étranger, je dis d'une voix forte :

« Il faut aller voir, quelqu'un veut-il me suivre ? »

Tous les visages se tournent vers moi, la rumeur s'assourdit.

« Amenez des lampes, on va inspecter les lieux tous ensemble. »

Quelques grognements indistincts ; puis un petit comité vient se joindre à moi. Un quart d'heure plus tard, nous sommes une quinzaine à marcher dans la nuit, échangeant de temps à autre des phrases insignifiantes. Nous avons presque oublié pourquoi nous battons ainsi la campagne. Les lampes balaient l'obscurité et découvrent un espace circulaire, délimité par leur portée. Une créature inconnue déboule soudain à nos pieds.

« Un sacré lièvre ! » s'exclame quelqu'un.

C'est le silence de nouveau, le bruit des pas sur la terre sèche et dure, le jeu des lumières.

Cinq minutes à peine après notre départ, les rayons des projecteurs se fixent sur une lourde masse qui s'élève à plus de cinq mètres au-dessus du sol. L'air est normalement doux pour la saison, parfumé d'une odeur de soufre et de terre cuite. Nous nous approchons lentement du bloc sombre, retenant notre souffle, comme s'il s'agissait de lever un fauve.

« Les pierres de Persée labourent l'espace de leurs socs étincelants. » La phrase qui me hantait deux jours auparavant, à Paris, me revient en mémoire. Je ne suis ni terrifié ni ému, seulement emporté par une étrange extase, la joie d'être enfin confronté avec le mystère.

« Une météorite, murmuré-je, je ne pensais pas en découvrir un jour une aussi grosse.

— Vous pouvez nous dire ce que c'est, vous Monsieur, dit le patron de l'hôtel en me fourrant son coude dans les côtes.

— Une pierre, une pierre qui vient de l'espace !

— De l'espace, ah oui ! répond-il d'une voix sourde, comme brisée par cette révélation.

— Il ne faut pas s'en approcher trop près pour le moment, elle doit être brûlante.

— On va attendre, on reviendra demain, au grand jour », conclut un grand diable, en balançant ses bras.

Les hommes tournent alors le dos à l'aérolithe, comme si le phénomène avait perdu tout intérêt à leurs yeux, et repartent vers le village. C'est, encore une fois, la procession à travers la lande inculte ; une bizarre retraite aux flambeaux.

À l'abri dans leurs foyers, protégés par leurs meubles et leurs traditions, mes compagnons vont sans doute parler du mystérieux objet avec leurs femmes ; celles-ci, les yeux brillants, vont les suivre sur les sentiers de l'imaginaire.

Dans la salle commune de l'auberge, j'improvise une sorte de conférence sur les météorites. Je me complais à distiller progressivement mes connaissances ; je mesure mes effets et savoure les réactions de mon auditoire.

Le lendemain, au lever du jour, après une nuit de sommeil très agitée, je descends dans la rue sans prendre le soin de me laver. On ne voit pas l'aérolithe de l'intérieur du village, mais, dès qu'on a franchi la dernière maison on l'aperçoit qui se dresse à l'est de la plaine dénudée. Il n'est pas loin, cinq cents mètres au plus, mais je distingue mal sa forme, à contre-jour dans le soleil levant.

Subitement, une idée s'impose à moi : je dois posséder ce bloc en fusion venu de l'espace. C'est une fixation de maniaque, je le sais, mais je ne veux pas qu'un autre puisse toucher la météorite. Il y a certainement quelque marque, dissimulée sur la pierre, qui entérine mes droits de possession, à l'appui de lois spatiales encore non édictées. Ce n'est qu'une bouffée de délire névrotique que ma raison sait vite dissiper. La voix d'un inconnu me rappelle à la réalité :

« Qu'en pensez-vous ? Monsieur, on aurait tous pu y passer.

— Oui, oui, à quelques centaines de mètres près.

— Si vous voulez, je vous accompagne jusque là-bas, ajoute-t-il, des fois que vous auriez peur. »

Un sentiment de colère, puis de frustration me gagne. Mais je ne peux refuser sa proposition, mon impatience est trop forte. Je dévisage mon interlocuteur ; c'est le rouquin qui a vu tomber la pierre.

Le chemin qui mène à la météorite semble plus court que la veille. Tout autour du point de chute l'herbe est noircie, la terre est craquelée en failles concentriques, imitant le dessin d'une toile d'araignée ; la chaleur l'a vernissée comme du grès. Çà et là des mottes sont retombées, plus claires sur le sol brun.

Le bloc monstrueux scintille de mille lueurs sous les rayons du soleil rose, encore bas, qui chasse la brume matinale en tourbillons lents.

« On a l'impression que c'est vivant », dit le jeune homme roux d'une voix rêveuse.

Nous nous approchons prudemment de la vaste excavation. À demi-conscient, je chuchote :

« Les gendarmes sont prévenus ?

— La garnison la plus proche est à trente kilomètres au nord. On n'aime pas bien qu'ils fourrent le nez dans nos affaires, répond mon compagnon.

— Et cet aérolithe, c'est votre affaire ?

— Tout ce qui dépend de nos terres nous concerne », conclut-il d'un air buté.

J'éprouve un grand soulagement à la pensée que la bêtise, l'entêtement et le solide bon sens de cet homme et de la population du village vont préserver le secret de la météorite. Il s'établit un pacte entre les paysans, la pierre de l'espace et moi.

Nous nous asseyons sans ajouter un mot et nous observons le roc gigantesque. Une foule silencieuse envahit bientôt les abords du cratère.

C'est désormais certain : je suis l'unique possesseur de l'aérolithe ; ce droit imprescriptible est ancré dans mon subconscient. Le roc s'est abattu sur ce coin de France, à l'instant même où j'y arrivais. Il y a là un commencement d'intention ! Mais je ne cherche pas à me justifier. J'éprouve, en même temps qu'une joie profonde, la certitude d'obtenir de cette possession future des plaisirs inavouables.

Je suis à la dérive depuis plusieurs mois, incapable de créer. Je ne peux plus faire surgir de mes mains une œuvre nouvelle, que ce soit en taillant le marbre ou le granit, en pétrissant l'argile ou en coulant le bronze. Je tiens désormais une nouvelle matière qui m'ouvre des perspectives illimitées. Mes hésitations entre l'abstraction et la figuration n'ont plus aucun sens. Je vais faire jaillir le secret de cette masse anonyme qui vient de parcourir des milliards de kilomètres dans le néant ; par la seule habileté de mes doigts je ferai fleurir un secret de l'espace, de ce bloc inerte de minerais inconnus.

« Il faut avant tout décaper délicatement la couche vitrifiée que le frottement dans l'atmosphère a déposée à la surface », pense-je.

Ces images, ces révélations s'évanouissent aussi rapidement qu'elles naissent. Elles déposent pourtant un sédiment. Je demande au rouquin :

« Cette terre appartient-elle à un habitant du village ? »

Je désigne les quelques centaines de mètres carrés qui entourent l'aérolithe.

« Non, la parcelle appartient au domaine d'État », se contente-t-il de grogner.

— La pierre vous tente ?

— Me tente, que voulez-vous dire ? réplique-t-il, avec un ton de suspicion avouée.

— Je veux dire que cette pierre, cette météorite… je ne sais pas, moi, vous voudriez peut-être l'exhiber comme un phénomène dans les foires, pour gagner de l'argent ! Ou préférez-vous l'enfermer dans un coffre-fort géant pour la regarder à loisir, le soir, lorsque vous serez certain que personne d'autre ne pourra partager votre plaisir. »

Le visage de l'homme blêmit ; je suis certain d'avoir découvert sa pensée secrète. Il a honte, il balbutie :

« Ce n'est pas vrai, Monsieur, il ne faut pas le dire, il ne faut pas ! »

Je ressens une curieuse impression de jalousie que je tais à dessein. J'acquiers ainsi la certitude que tous les spectateurs de l'événement ressentent comme moi le soudain désir d'une possession exclusive. Chacun considère ce géant de l'espace comme une fraction de son univers personnel. Ils sont envoûtés. Je songe immédiatement à m'assurer un droit de propriété sur la météorite qui soit indiscutable.

Le soleil d'automne traverse en oblique le ciel d'un bleu céruléen ; le faisceau scintillant de ses rayons joue sur les noires facettes de la pierre de l'espace, la pierre de Persée. La lumière rejaillit en cercles, en triangles, en projections, en cascades, en pluies de cristaux, de saphirs, de diamants, de rubis, d'émeraudes chatoyantes. Des plans à trois dimensions s'organisent soudainement sur une face. Les lignes d'un triangle ne se rejoignent plus, deux parallèles s'étirent jusqu'à un infini proche et se croisent, deux figures géométriques polyèdres, puis une série de cubes et de parallélépipèdes sont rapidement déformées par des lueurs qui tournoient sur elles-mêmes, au centre d'un cyclone blême, avant de se résorber. Des gouffres minuscules découvrent subitement des perspectives ignorées, entrailles minérales d'où jaillit une lave solide, couleur de volcan, de basalte et de feu, longs jets de pourpre, lophophores aux plumes enchevêtrées, curieusement blessés, dont le sang se fige. Les couleurs s'organisent en fossilisations étranges, fougères fossiles royalement épanouies dans le marbre, l'agathe, l'obsidienne et qui se perdent dans les replis de grottes obscures, de ruines secrètes. L'aérolithe dévoile ses pièges à dimensions multiples.

Ici, une molle goutte de bitume coule indéfiniment le long d'une courbe nocturne, là, une antenne fragile frémit imperceptiblement et son ombre dentelée vibre sur une surface de moire.

Mon regard poursuit ces surfaces à éclipses, ces volumes fugitivement aperçus. Mon odorat est bientôt concerné par ces fragrances de soufre et d'encens, ces bouffées d'ozone et d'argile qui m'assaillent en nappes mouvantes. Mes oreilles captent les modulations harmoniques, les craquements, les chuintements de la pierre qui se rétracte en se refroidissant, comme un animal à l'approche d'un danger inconnu.

Il faut que je recule, que je m'arrache à cet univers qui m'envoûte insidieusement, gigantesque, saugrenu, amoureux. J'ai le vertige, je crains de céder à ce cauchemar qui pénètre par ma peau, contamine ma chair, s'infiltre dans mes veines, dans mes muscles, s'immisce peu à peu dans les fibres de mon cerveau.

J'y parviens, et l'impression se retire, comme un flux, laissant mes membres lourds et mon corps lassé.

J'ai fait un rêve de pierre.

Les habitants du village sont sagement assis autour de la météorite, comme pour une veillée de sabbat. Leurs visages semblent marqués par la même désillusion ; ils sont meurtris après un fugitif moment d'extase.

« On retourne au village. crie l'aubergiste. Il n'y a plus rien à faire ici ; plus rien, n'est-ce pas Monsieur ? ajoute-t-il en se tournant vers moi.

— Vous croyez que personne ne touchera à la météorite ?

— On aurait du mal à la mettre dans sa poche. » réplique-t-il en souriant curieusement, comme s'il regrettait que ce ne soit pas réalisable.

Je ne peux retrouver l'atmosphère exacte de la période de ma vie qui suivit ces événements ; elle baigne dans une sorte de brouillard. À tout moment, j'ai été conscient de mes actes, mais ceux-ci ne parvenaient pas à me procurer une impression de réalité. J'étais incapable d'en analyser les raisons, même si j'accusais, inconsciemment, l'aérolithe de me plonger à l'intérieur d'un rêve, cauchemar mou à travers lequel je me débats maintenant.

Il y eut d'abord un coup de téléphone à un entrepreneur de mes amis qui habitait loin du village ; je ne me souviens plus de la teneur de notre conversation. Puis une aube se leva après un crépuscule. Je revois la grisaille des matins d'automne dans cette province encore endormie. Les hommes qui s'agitaient, les tracteurs, les machines soudain dressées, insectes de métal inscrits dans la nébulosité. Un filet d'acier se referma comme un piège sur la pierre de l'espace.

L'entrepreneur devint bizarre et nous tînmes des propos incohérents devant un mauvais café crème. Quelques gendarmes déambulaient autour du cratère creusé par le bloc de rocher. La population du village les agressa, exigea leur départ, fit intervenir la municipalité, le conseil régional ; puis elle s'en prit à moi, m'injuria, revendiqua la possession de la météorite. Il y eut une suite d'altercations et de cris, de bagarres. Je bravai je ne sais quelle opinion publique qui s'opposait à mes desseins. Je m'en tirai indemne par miracle. Quelque chose me protégeait.

Je me suis réfugié dans la banlieue de Paris. Par une chance insigne, j'y ai acquis un atelier immense dans le plus strict anonymat. Cette ancienne forge est à la mesure de l'aérolithe, à la mesure de l'espace. Ses murs sont parallèles ; j'espère qu'ils ne se rejoindront pas à l'infini.

J'ai l'impression d'avoir effectué l'enlèvement de la pierre de l'espace sous l'empire d'une drogue douée de redoutables effets secondaires. La brume mentale qui couvrait mes actes s'est dissipée maintenant. Mon haleine sent la fiente de rat.

Depuis que je possède la météorite, mes idées se sont remises en place. Je me carre solidement dans mon fauteuil et je contemple fièrement le bloc de plusieurs dizaines de tonnes. Je sais pourquoi j'ai lutté contre la population hostile, pourquoi je me suis emparé de ce mystérieux visiteur de l'infini : je veux recréer sa véritable image, dissimulée sous son apparence figée. Peut-être révéler un message.

Bientôt, la vie parisienne me reprend : les amis, les beuveries, les soirs sans fin jusqu'aux matins interminables. J'évite volontairement mon nouveau local. J'ai peur de me consacrer à la tâche formidable qui m'attend. Elle risque de me cloîtrer pour longtemps, de m'absorber totalement, jusqu'à me frustrer d'une vie de débauche que j'aime à mener — ou que je crois aimer parce que les autres ont peut-être inventé une image de moi que je préfère à la vérité.

« Cette météorite est ridicule », commente un ami que j'ai conduit dans mon atelier par hasard, un soir de beuverie. « On dirait un bloc de strass, c'est tellement brillant, tellement riche de matière qu'aucun artiste de ce nom ne voudrait s'y attaquer ! Qu'est-ce que tu veux en faire ? »

J'éclate de rire :

« Révéler les paillettes de l'espace. »

En effet, j'ai le sentiment que je ne parviendrai jamais à sculpter la météorite ; le moindre coup de ciseau risque de la fendre de haut en bas, de la réduire en miettes, en une poussière de particules. Devant mon compagnon stupéfait, je m'enfuis en courant.

Après une heure ou deux d'errance incertaine, je reviens chez moi, obsédé par l'impérieuse nécessitée de travailler.

Je passe des longues heures, assis dans un coin de l'atelier, à regarder le jour chatoyer sur la gigantesque pierre ; lumières et ténèbres, fascination, apparitions, fantasmes. Je me sens peu à peu envahir par un intime sentiment d'amour, comparable à celui que j'avais imaginé en mon adolescence. Une adoration, une passion extra humaine qui me plonge dans une torpeur inquiète, annihile toutes mes facultés.

Quelques heures plus tard tout cesse. Je redeviens froid, impersonnel, distant, imperméable à toute hallucination, tel que j'étais lors de ma première rencontre avec la pierre de Persée. Je comprends que le temps d'agir est venu. Je réunis tous mes instruments, du stylet le plus fin au ciseau le plus puissant, pour tenter d'arracher à la météorite le secret qu'elle détient. Ma raison m'interdit d'agresser cette pierre chatoyante ; mais une impulsion profonde m'incite à en briser la gangue vernissée que la fusion dans l'atmosphère terrestre y a déposée. Pour la première fois de ma carrière, j'attaque une œuvre sans connaître quel sera son aboutissement.

Ma main, comme guidée par une force mystérieuse, se fait habile et déjoue les pièges de cette matière mystérieuse ; j'évite les failles naturelles, tous les creux qui sont autant de tentations fatales, j'arrache seulement les excroissances inutiles, j'extirpe des caillots sombres et froids comme l'espace. Grâce à mes bras que je contrôle à la manière de membres artificiels indépendants, je révèle infailliblement la forme invisible qui se dissimule dans la pierre, avec une précision de maître artisan.

Je m'endors sur le tas, après une soirée de travail harassant.

Désormais, je ne peux travailler que la nuit. L'après-midi s'écoule, fébrile, avec des amis. Vaines conversations autour d'alcools anesthésiants. J'ai hâte de me retrouver en présence de mon œuvre.

« Alors, toujours sur ta pierre », chuchote à mon cou une quelconque maîtresse.

Je réponds en riant, parce que je ne dois en aucun cas révéler ma fureur, mon désir de broyer, d'étrangler cette épave :

« Toujours sur ma pierre ! C'est mon lit de prière. »

À mesure que le temps s'écoule, et qu'il devient pressant, urgent d'agir, les hommes me deviennent de plus en plus indifférents. Les créatures qui peuplent ma planète me semblent laides et veules. Elles ne sont pas dignes de partager ma passion. Je frissonne en songeant que les habitants du village auraient pu connaître la jouissance que je ressens.

Tout ce que j'ai pu aimer sur la Terre, les fleurs, splendeurs à peine écloses, sont déjà pourrissantes ; les animaux se transforment en viande de boucherie ; les océans recèlent des abîmes sales et glauques ; les forêts harcelées par les rejets industriels se couvrent d'arbres chauves, les champs de nitrates et d'ordures, sur qui volent les oiseaux criards ; les villes saturées de bruits masquent la barbarie sous la façade polluée de leurs immeubles de pierre ; réseaux d'égouts, galeries peuplées de parasites ; voitures, camions, taxis, diesels, drogues, odeurs, sueurs, crachats, poubelles. La réalité urbaine et rurale me paraît soudain discordante, cacophonique, fausse. Un amalgame de boue et de cendres.

Mes expériences de l'amour me semblent placées sous le signe de la duplicité, de l'indigence et de la haine. Dans mon souvenir, les corps des femmes s'ocellent de marbrures rosâtres, se strient de veinules innommables, se salissent de mille défauts répugnants. Un bras rond se défait, la chair onctueuse se faisande, les lèvres se fanent, les dents jaunissent, les yeux perdent leur éclat, les sourires se muent en rictus macabres. Tout ce que j'ai connu d'harmonieux s'affadit, s'estompe, puis disparaît à jamais de ma mémoire, n'y laissant qu'une vague trace d'amertume.

Je m'enferme dans mon atelier et je n'en sors plus, fuyant les sortilèges de pacotille de l'humanité. Là, dans cette tour d'ivoire à l'échelle du cosmos, je me laisse emporter par la fascination qu'exerce sur moi le bloc scintillant de la météorite.

Je la caresse avec mes instruments, réinventant les gestes de l'amour ; mes poignets se font câlins, mes mains tendres. Une émotion indicible s'empare de mon système nerveux.

Je pleure, je bave continuellement tandis que je travaille à mon œuvre ; il m'arrive d'avoir des écoulements d'urine que je ne peux contrôler. Ma peau sécrète une sueur grasse ; tout ce que je contiens d'humeurs s'écoule hors de moi. Je me vide progressivement de ma substance. Une faim et une soif prodigieuses m'arrachent parfois à mes occupations ; je constate alors que je n'ai mangé ni bu depuis trois jours. Je me précipite sur des restes moisis. Dans la glace de la cuisine, je constate, alors, ma maigreur ; les poils de ma barbe ont envahi mon visage, couvrant d'un lichen sale ma peau grise. La lumière du jour blesse mes yeux enfouis au fond de leurs orbites, mange mes lèvres. Mes mains se momifient, mon corps entier se résorbe à mesure que je crée, que ma force se transmet à l'aérolithe. Il prend une forme nouvelle tandis que je le sculpte. Les arêtes, les failles, les pics, les protubérances, les fosses, les flaques, les flèches, les arcs-boutants, les plis, les gouffres, les rainures, les stries, tout a été nivelé par mon travail ; j'ai transformé la météorite en une sphère énorme, jaspée de lueurs, constellée de couleurs fluctuantes.

Des amis, croyant à mon suicide, parviennent un jour à forcer ma porte. En me voyant, hagard, l'un d'eux ricane :

« Alors, c'est pour ça que tu perds la boule ? »

Il fait allusion à la forme parfaite que j'ai réalisée et qui brille d'un éclat sourd, illuminant le hangar telle une planète emprisonnée dans un trou noir. Je me rue sur lui comme un forcené, pointant mon ciseau aiguisé contre son ventre, hurlant ;

« Je vais te sculpter en cadavre ! »

Joignant leurs efforts, mes amis parviennent à me maîtriser. Puis, légèrement honteux de cette intervention brutale, un camarade des Beaux-Arts me confie :

« Ton expérience nous fait peur.

— Qui pourrait m'empêcher de modeler l'espace !

— Il faut t'arrêter, tu ne peux pas continuer à vivre ainsi, dans la promiscuité de cette pierre. Elle doit produire des gaz délétères.

— Je n'ai pas d'autre raison de vivre… »

Je perçois un éclair insolite dans son regard ; il a compris les implications de mon aveu. Une certaine jalousie l'atteint. Les autres semblent aussi gagnés par l'envoûtement du lieu, par la splendeur de mon œuvre, bloc de lumière majestueux. Devant le caractère magique de cette création, la logique semble frappée à bout portant, contusionnée, distordue ; leurs esprits sont prêts à céder à la séduction que dispense mon œuvre.

Je les entraîne hors du hangar. Il faut qu'ils disparaissent avant que je ne sois obligé de les tuer par jalousie.

Durant deux jours, je les accompagne en virées, pour détourner leurs soupçons, de bar en bar, buvant et mangeant comme une bête peureuse et fatiguée. Passé ce temps, je me sens vidé de toute substance, incomparablement las. Je regagne mon atelier en profitant d'une nuit d'ivresse générale.

Mes mains s'emparent instinctivement des ciseaux. Cette fois je vais rompre tout contact avec les hommes, définitivement. Hébété, ruisselant de sueur, couvert d'excréments, je vais vivre en m'amenuisant. Je travaille avec une agilité, une facilité que je n'ai jamais connue ; mes mains tissent dans l'espace autour de la météorite un réseau de lignes fugaces qui dessinent des orbes réguliers, harmonieux. Je deviens le satellite de mon œuvre.

Lentement, l'empreinte intérieure se dégage du moule sphérique qui la recouvrait, l'image même de l'inconnu se révèle. Mais je suis encore aveugle, incapable de voir ce que je crée, comme l'alchimiste à la veille de découvrir la pierre philosophale. Un jour de travail encore, ou une nuit, je ne sais plus : les ténèbres se sont à jamais dissipées. La pierre de l'espace produit une aura permanente qui illumine mon atelier.

Maintenant je sais que tout est terminé ; en burinant le bloc de minerai j'ai reculé les frontières de l'impossible jusqu'à leurs extrêmes limites. Je ne peux plus donner un coup de ciseau supplémentaire sans que l'harmonie de mon œuvre n'en soit définitivement rompue.

Mais quelle harmonie ? Suis-je responsable de ce que j'ai créé ? Ou bien, ai-je été guidé ? Je recule de quelques pas. Mon bonheur se dissipe, ma folie s'éteint, comme au retour d'un voyage sous l'effet d'un euphorisant. Je regarde la sculpture colossale. Mes efforts me semblent stupides et vains. Je me sens anéanti, las, extrêmement las. Et je me demande soudain si je n'ai pas exécuté les ordres d'un mystérieux ennemi de l'espèce humaine, si je n'ai pas donné en plein dans le piège que l'espace m'a tendu en projetant sur Terre cette énorme météorite. Sa masse provocante, sa peau douce satinée, douce irisée, se moire de couleurs inconnues, s'orne de formes indéfinissables qui se prolongent dans l'atelier. Quelque chose se glace et se fige en moi.

C'est un enchevêtrement de rotondités : des seins, des mamelons, des formes rondes entre des gouffres doux, des courbes sensuelles que parcourent de délicats frissons. Le flux de la vie. Roses amarante, incarnats, blancs laiteux, toutes ces nuances fluctuent sous la peau translucide qui recouvre la créature. Ombres et lumières travestissent les apparences, creusent de chauds vallons, dessinent de tièdes collines, de brusques éruptions. Surfaces mouvantes, jaspées de nuit, suaves au regard, captivantes, ensorcelantes, fugacement épanouies, puis discrètement évanouies, laissant apparaître sur mon corps meurtri l'éphémère trace d'une ecchymose.

C'est la statue même de la féminité, de la femme à l'échelle des galaxies, à l'échelle de l'univers. C'est un corps, peut-être, un être, sans doute, une entité concrète parfaitement douée pour la séduction, rouée, amoureuse, bête, jouisseuse, silencieuse, bavarde, caressante. Elle me révèle soudain mes désirs les plus intimes, exprime mon plaisir le plus secret. La masse géante émet des ondes d'appel ; elle établit mentalement des équivalences, des parallèles avec ma pensée, mon corps, ma chair. Tout ce que j'ai espéré à travers cette création, tout ce que je lui ai donné : mon passé, mon présent, mon avenir, les heures creuses, les temps morts, mes rêves, mes cauchemars, tout ce dont j'ai joui, tout ce que j'ai aimé, ma vie, ma destinée, elle l'absorbe, avide, sensuelle, satisfaite.

Voici la créature. Celle que j'ai imaginée durant mon existence inachevée, en plus parfait, en plus sublime ; elle incarne ma faim, ma soif, mon désir. Je n'ai plus aucune raison d'être. Cette grande forme polie, ces excroissances palpitantes, vibrantes, cette immense calvitie, obscène et tendre, m'appelle.

Alors, j'avance lentement vers la création superbe que l'espace me l'a révélée, cette entité qui symbolise désormais mon plaisir et ma vie, ma métamorphose, mon éternelle jouissance au sein de l'harmonie cosmique.

Je pénètre la sculpture vivante, je m'enfonce tout entier dans sa chair souple et chaude et je m'y fonds enfin, délaissant les oripeaux de mon corps terrestre à tout jamais flétris.

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Première publication

"un Rêve de pierre"
››› Fiction 55, juin 1958
Cette nouvelle a été entièrement remaniée et révisée en 1996 et comporte une gravure numérique de l'auteur