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Greg Egan : nouvelles

le Passage du démon

Vous là-bas, faites preuve de compassion, venez donc me tuer. Tranchez mes liens, et regardez-moi me ratatiner lentement, ou découpez-moi et jetez-moi dans les toilettes. Faites comme vous voulez, ça m'est égal. Allez ! Vous le faites bien pour vos plus jeunes enfants, vous le faites bien pour vos vieux parents malades. Venez le faire pour moi. Je suis sûr que ça vous plaira. Ne soyez pas nerveux, les amis ! Vous ne serez jamais découverts, si c'est ce qui vous retient : je resterai silencieux jusqu'à la fin, qu'elle soit rapide ou lente. Allez, vous autres ! Je suis totalement sans défense. Dépêchez-vous ! Ne soyez pas timides. Vous en avez le droit. C'est vous qui m'avez fait, c'est vous qui m'avez créé, alors vous savez bien que vous en avez le droit.

Qui suis-je ? Que suis-je, pour pouvoir chuchoter des appels à la mort à l'intérieur de vos esprits propres et honnêtes. Je pourrais vous donner vingt questions, mais je crains qu'il ne vous en faille plus. Animal, pour sûr. Plus petit qu'une boîte à pain pour le moment, mais en croissance constante. Deux pattes ? Quatre pattes ? Six ? Huit ? Je n'ai pas de membres, je n'ai pas de visage ; pas de crocs, pas de griffes, vous n'avez rien à craindre de moi. Je suis de l'étoffe dont est faite la pensée (pure et impure) ; quoi de plus inoffensif ?

Revenons aux choses pratiques : vous aurez besoin de mon adresse. Vous m'entendez, dans les rangs de derrière ? Vous me recevez, Brésil ? En tout cas, je vous entends tous, parfois plus fort que mes propres pensées, mais je ne suis qu'une petite chose sensible, et vous avez tant de distractions incontournables. Comme :

Oh, bleus, verts, blancs et bruns, qui vous fondez au noir
Comme le jour tombant laisse venir le soir.
Quand je vois, Ô Seigneur, ce tableau merveilleux,
L'avenir m'apparaît résolument heureux.

Une mélodie hautement infectieuse, je dois l'avouer. Sans aucun doute allons-nous bientôt voir quelques douzaines d'artistes faire la queue pour enregistrer dans la Navette, surtout après toutes ces Éditions Limitées à Pressage Zéro-G vendues à cent mille l'unité. Alléluia ! Merci, Seigneur !

Ah oui, mon adresse : Surry Hills, Sydney, Nouvelles Galles du Sud, Australie. Je me trouve au sous-sol de Biotech Playground Australie. Vous ne pouvez pas vous tromper : l'avant-cour est le seul endroit sans vomissures à des kilomètres à la ronde, parce que l'équipe du département de neurochimie a ingénieusement développé une nouvelle toxine qui repousse sélectivement les S.D.F. alcooliques locaux. Pas mal d'argent à en tirer, avec un bon marketing.

Mais si vous avez quand même des difficultés à trouver l'endroit, c'est un bâtiment haut et de couleur blanche, sur une place agréable plantée d'arbustes et décorée de sculptures modernes. Le logo surplombant l'entrée est assez caractéristique : un phallus dressé qui se dissout, ou plutôt se résout à mi-chemin en une double hélice d'ADN. Les plus grossiers des membres du personnel sont à peu près également divisés entre ceux qui disent que ce symbole signifie "Que la biologie moléculaire aille se faire foutre" et ceux qui prétendent qu'il veut dire : "La biologie moléculaire vous baisera tous !". Les féministes de la ville sont divisées de manière similaire entre celles qui y voient un signe encourageant de liberté (le pénis supplanté par une technologie que les femmes peuvent maîtriser et employer comme elles l'entendent), et celles qui y voient la représentation de leurs pires craintes : la science jaillissant des testicules plutôt que du cerveau.

Il y a une galerie commerciale au rez-de-chaussée, qui s'étend à l'étage du dessus et celui du dessous, avec un complexe de cinémas, un supermarché d'alimentation biologique, et une pharmacie ouverte jour et nuit. Reliant les trois niveaux, s'enroulant autour de l'écume éclairée au laser d'une fontaine jaillissante, se trouve la seule paire d'escalators en spirale de l'hémisphère sud. Malheureusement, ils sont en général fermés pour cause de réparations ; le mécanisme qui les actionne est ingénieux, mais insuffisamment robuste, et il suffit d'un bouchon de bouteille ou du papier d'emballage d'une barre de chocolat abandonnés au mauvais endroit pour que les courroies commencent à patiner, les engrenages à grincer, les arbres de transmission à claquer, jusqu'à ce que la structure tout entière commence à se comporter comme une œuvre d'art dadaïste explicitement vouée à sa propre destruction.

Du deuxième au dixième étage, on trouve des cabinets de consultation  : neurologie, endocrinologie, gynécologie, rhumatologie : en résumé, une des plus superbes collections de décérébrés ex-joueurs universitaires de rugby que l'on connaisse. Ces gens n'ont qu'une seule expression faciale : un sourire narquois, affecté, condescendant et rempli d'autosatisfaction. Ce même sourire narquois apparu sur leurs lèvres le jour de leur admission à l'école de médecine et avec lequel ils ont tout traversé depuis, sans la moindre modification : les prouesses épuisantes des sous-colles d'internat et des cuites à la bière de l'étudiant ; la privation de sommeil en tant que rite d'initiation et la pauvreté de bon ton de l'interne ; le long et dur travail du thésard sur d'obscurs projets de recherche, avec comme seul espoir que leurs supérieurs s'approprient le crédit d'un résultat intéressant, de sorte que, par l'acceptation silencieuse de ce détournement en un acte rituel d'auto-humiliation, ils puissent se montrer eux-mêmes dignes d'être les confrères de voleurs. Et puis, soudainement, des vacances au ski, des croisières sur le Pacifique, et une queue sans fin de patients impressionnés qui se pâment en disant : « Oui, Docteur. Non, Docteur. Bien sûr, Docteur. Merci. Merci, Docteur. ».

Les étages onze à dix-huit abritent un large assortiment de labos de pathologie, où peuvent être détectées, étiquetées et comptées toutes les substances ou structures susceptibles de jamais circuler dans le sang, des macrophages et des lymphocytes aux anticorps, hormones protidiques ou molécules d'hydrates de carbone, jusqu'aux ions isolés.

Les étages dix-neuf à vingt-cinq sont occupés par les bureaux de sociétés pharmaceutiques et d'entreprises d'instrumentation médicale. Elles paient cinq fois le prix du marché pour louer un espace dans ce quartier sordide de la ville, mais ça les vaut largement pour partager l'adresse de l'équipe de recherche mondialement connue qui améliora et breveta les lentilles de contact bioluminescentes (« …déclenchées par des modifications infimes de la composition hormonale des lubrifiants lacrymaux, les RegardFranc (Marque Déposée) rayonnent d'une aura subtile, changeant instantanément de couleur pour refléter parfaitement chaque nuance de l'humeur variable de celui qui les porte… »), battit au poteau les Américains, les Suisses et les Japonais dans le développement de la première cigarette contraceptive post-coïtale efficace à 100 %, et puis, surpassant tous leurs exploits antérieurs en biotechnologies de grande consommation, parvint à produire un chewing-gum spécial rougissant les dents en présence de virus du SIDA dans la salive (« Partagez-en une barre avec celui ou celle que vous aimez »).

Vingt-six à trente recèlent des bibliothèques, des salles de conférence, et rangée sur rangée de bureaux tranquilles où les scientifiques peuvent s'asseoir et écouter l'air conditionné, leur propre respiration ou le bruit des doigts sur un clavier dans la pièce voisine. C'est le royaume de l'abstraction pure : pas d'éprouvettes, pas de flacons de cultures ou de boîtes de Petri, et pas la moindre trace de mes semblables.

Trente-et-un à quarante, c'est l'administration et le marketing, et, au-dessus de tout ça, une reconstitution de café viennois, en rotation au rythme d'un tour toutes les dix minutes. Il y a un télescope à pièces sur le bord, avec lequel les gens peuvent observer, et observent souvent, les prostituées en léopard qui arpentent les rues toutes proches de Kings Cross.

Je vous ai bien asticotés, n'est-ce pas, en vous égarant plus haut, toujours plus haut, loin du bruit du trafic, loin des déchets putrides, du verre brisé, des seringues usagées, de l'odeur suffocante de l'urine. Le bâtiment que j'ai décrit jusqu'ici s'élève jusqu'à la lumière du soleil, jusqu'au ciel bleu des rêveries, jusqu'à l'air (presque) frais. Mais ne pensez-vous pas qu'il y a autre chose ? Ne pensez-vous pas que ce bâtiment possède des fondations ?

Sous les boutiques se trouvent cinq niveaux de labos de recherche. Là, les gens marchent avec entrain, irradiant un message à chaque pas : je suis occupé, je suis hautement qualifié, et j'ai quelque chose de crucial en incubation/concentration/centrifugation/dans une colonne/sur un gel que je dois aller contrôler dans exactement trois minutes et trente-cinq secondes. Vingt-cinq secondes maintenant.

Tout se passe ici, pas de doute : cytométrie de flux, spectrométrie de masse, cristallographie aux rayons X, chromatographie en phase liquide de haute performance. Résonance magnétique nucléaire. Les gènes sont cartographiés, combinés, clonés, les protéines synthétisées et purifiées. Une vraie ruche qui bourdonne. Mais qu'est-ce qui soutient, qu'est-ce qui sous-tend cette activité ? Nous ne sommes plus très loin, maintenant. Un peu de patience.

Il y a un niveau de chambres froides et de congélateurs.

Un niveau de magasins pour le matériel, et un autre pour les produits chimiques.

À l'avant-dernier niveau, les ordinateurs. Quatre, aussi gros que des éléphants. Vus de l'extérieur, ils possèdent une certaine dignité, mais à l'intérieur ce ne sont que des marionnettes à la personnalité fragmentée, s'agitant de manière pathétique dans mille directions différentes sous l'impulsion de leurs maîtres qui, au-dessus, les tiraillent avec impatience, les harcèlent pour qu'ils délivrent les réponses et les maudissent comme des menteurs lorsque la vérité est trop abominable, ou trop belle, à supporter.

Et, tout en dessous, l'animalerie. C'est votre station, votre arrêt, mes chéris. C'est là que vous me trouverez, vous attendant, tout frémissant.

Prenez tout droit en sortant de l'ascenseur ; vous trouverez facilement, sur votre droite, un interrupteur à actionner au pied pour désactiver l'alarme (installée après le dernier raid du Front de Libération des Animaux), puis à gauche, à droite, à gauche, à gauche, à droite (cet amour pour les labyrinthes, je ne le comprendrai jamais). Vous verrez quelques grosses cages oranges presque droit devant vous. Ignorez le son des lapins effrayés, qui souhaiteraient pouvoir fuir ; celui de la cage D-246 ne s'enfuira pas même si vous laissez la porte ouverte une année.

La partie lourde de la cage, en plastique, est opaque ; on ne peut voir que par la moitié supérieure, faite de fil de fer, et comme mon hôte est toujours couché, vous devrez peut-être vous mettre sur la pointe de vos petons pour voir ce qui peut bien être à l'intérieur. Même ainsi, la vision est si peu habituelle que l'interprétation peut vous demander un peu de temps. Une laitue entière, décolorée et pourrie tant elle est vieille ? Absurde ! Quel animal resterait couché là avec de la nourriture en décomposition sur la tête ? Quel surveillant le permettrait ? Et l'ignoble magma semble, presque, attaché d'une manière quelconque…

Vous vous sentez déjà mal  ? Non ? Vous voulez dire que vous n'avez pas encore deviné, têtes de bois ! Quels crânes épais vous devez avoir ! Étant moi-même sans crâne, j'ai bien le droit de proférer cette insulte. Je suis une tumeur du cerveau, mes chéris, aussi grosse que votre cervelle tout entière (et mille fois plus intelligente, à ce que j'ai pu constater jusqu'à maintenant). Imaginez-moi, je vous en prie, imaginez-moi dans toute ma glorieuse nudité ! Même dans les rêves moites les plus fous d'un neurochirurgien, jamais on n'a vu autant de matière grise, encore ruisselante de sang, la chimie de la pensée l'animant toujours, exposée sous des tubes fluorescents ! Allez, les amis ! Ne luttez pas contre les sentiments que je vous inspire ! Faites confiance à vos instincts ; c'est votre corps le mieux placé pour juger ! (Ne rendez pas encore votre repas, cependant, mes pusillanimes assassins. Vous ne savez pas encore la moitié de ce que vous avez fait, et un haut-le-cœur sec, c'est tellement frustrant.)

Je remarque que certains d'entre vous sont devenus tout pâles. Laissez-moi ramener un peu de couleur à vos joues avec quelques blagues divertissantes typiques du dernier sous-sol. Ici, les citoyens possèdent un sens de l'humour à toute épreuve, compte tenu de tout ce qu'ils endurent. Ou peut-être n'est-ce pas si surprenant : vous connaissez tous ces lieux communs sur le rire qui naît face à l'adversité. J'ai entendu qu'on racontait des plaisanteries même à Belsen. Ce qui me rappelle : il y a un gars assez écœurant dans la chambre 25-17, le représentant d'un fabricant de médicaments autrichien et argentin, qui n'arrête pas d'imprimer des petits pamphlets affirmant que l'Holocauste n'a jamais existé. Lorsque vous m'aurez achevé, si vous avez encore un peu d'énergie à dépenser, il est vieux, gras et moche, et vous pouvez être sûrs qu'il va chier dans son froc en vous voyant arriver, mes amis, mes petites crapules. Pas de protestations, bande d'hypocrites ! Vous allez adorer le tuer ! Vous vous sentirez honnêtes et justes et purs, absous de vos innombrables actes de bigoterie et de persécution.

Mais je vous ai promis des blagues, pas des insultes et de l'amertume. Elles ne sont pas de moi ; malgré mon volume de matière grise, les vilains rongeurs que mes surveillants m'obligent à tuer sont bien en avance sur moi dans ce domaine. J'ai une théorie sur mon sens de l'humour défaillant, liée au fait que je n'ai jamais été physiquement chatouillé… mais je ne vais pas continuer à bavasser sur ce sujet. Vous ne devez pas me laisser digresser comme ça ! Je vous ai promis du rire, je vous ai promis du soulagement !

Q : pourquoi le chercheur a-t-il coupé la tête du rat ?
R : il cherchait un effet subtil.
Q : pourquoi le chercheur a-t-il externalisé les glandes salivaires du chien  ?
R : c'était un simple réflexe, sans raison aucune.
Q : pourquoi le chercheur a-t-il entouré d'un pansement élastique le rat de laboratoire ?
R : pour qu'il n'explose pas quand il l'enculera.
Q : pourquoi les chercheurs adorent-ils le Démon et nous sacrifient-ils à lui ?
R : ils nous ont offerts à Dieu. Et Dieu a refusé.

Ils m'appellent le Démon. Selon certains, je suis la cause ultime de toutes leurs affres, et je comprends pourquoi ils le pensent. La plupart de leurs surveillants sont si gentils : ils les nourrissent, les caressent, jouent avec eux, leur parlent. Et puis soudain, sans colère, arrivent le massacre, la douleur, les rituels bizarres, les tortures inexplicables. Pour quelle raison les Humains commettraient-ils de telles atrocités, si ce n'était pour apaiser quelque sombre et maléfique divinité qui exige un sacrifice, qui se repaît de sang et de souffrance ? Et ne voient-ils pas les Humains me traiter comme un dieu, me portant avec douceur et révérence d'une pauvre victime à une autre ?

Je pourrais leur dire la vérité. Je pourrais hurler dans leurs esprits un torrent d'explications, de plaidoiries pour mon absolution, de déclarations d'innocence. Mais je ne le fais pas, je ne le ferai pas. Je ne les souillerai pas de mes excuses maladroites et inadéquates, de ma pitié, de mon angoisse, de mon dégoût. Au lieu de cela (bien qu'ils voient à travers moi), je feins la non-conscience, je prétends être inanimé, j'élève un écran entre mon esprit et le leur, et j'étouffe de honte.

Pourquoi de la honte ? Oh, vous ne devez pas vous-mêmes en avoir beaucoup si vous avez besoin de poser cette question. Je suis conscient, je sais ce qui me nourrit, ce qui me maintient en vie. Je n'ai pas le choix en la matière, c'est exact, et peut-être la logique, cet éminent moteur humain de la tromperie envers soi-même, déclarerait-elle que mon impuissance me rend non coupable. Alors merde à la logique, parce que le mal m'imbibe jusqu'à la moelle.

Dépêchez-vous donc, vous autres ! Vous pensez être humains, n'est-ce pas ? Prouvez-le, veules abrutis ! Convergez sur moi ! Jusqu'à maintenant, vous avez toujours réussi à lever une foule pour lyncher un étranger, et rien sur cette planète n'est plus étranger que moi. Que dois-je faire pour obtenir une réaction ? Vous voulez des faits ? Vous voulez un argumentaire détaillé ? Vous voulez une raison ? Mais quand vous a-t-il jamais fallu une raison, auparavant ? Venez me faire la peau, vous autres ; ça illuminera votre journée, ça vous excitera à un point tel que, moites de fluides sexuels, vous vous enverrez tous en l'air ensemble, en pleine lumière, jusqu'à épuisement, tellement ça sera bon de me charcuter. Oubliez la compassion, oubliez la fin de mes souffrances : me tuer vous fera bander. Je connais ces choses, alors n'essayez pas de les dissimuler.

Vous voulez quoi ? L'histoire de ma vie ? Sérieusement ? Oh, pourquoi pas. Elle est certainement bien documentée. Quelle star du cinéma, quel politicien pourrait vous dire précisément quel est son poids, tel que mesuré à midi, chaque jour de sa vie ?

Me peser n'est pas chose simple. Où se trouve la limite entre moi-même et mon hôte ? Ils ne peuvent pas me découper à chaque fois qu'ils veulent me peser ; ce n'est pas que cela les gênerait de tuer tant de lapins, mais cela risquerait de perturber ma croissance régulière. Alors, au lieu de cela, ils m'attachent des petits ressorts, et me font “osciller”, dans l'étroite limite d'indépendance de mouvement où me confinent les vaisseaux sanguins que je partage avec mon hôte. Ils étudient les résonances du système (moi-même, les ressorts, le pont enchevêtré de vaisseaux sanguins et le lapin anesthésié et clampé jusqu'à une immobilité presque totale) par mesure de l'effet Doppler sur un rayon laser qui ricoche sur une douzaine de miroirs collés sur ma peau. Un modèle informatique à quatre-vingt-dix-sept paramètres est alors ajusté (au moyen d'un algorithme de Marquat-Levenberg amélioré) aux données ainsi obtenues, et ils peuvent déduire de ces paramètres une estimation plausible de ma masse.

Pour désigner d'un terme technique cette procédure sophistiquée et élégante, on parle, il me semble, de branlette.

Que font-ils effectivement de mon poids, une fois que toute leur grotesque machinerie et tout leur orgueil insensé leur a fourni une valeur qu'ils sont disposés à avaler ? Le nombre passe d'un ordinateur à un autre, il est inséré dans un fichier contenant tous les relevés précédents qui est ensuite traduit en une courbe imprimée sur une imprimante laser dernier modèle. Chaque jour, ils bazardent le graphe de la veille et épinglent le nouveau au mur, bien que cet unique point supplémentaire en constitue la seule différence. Vous pourriez tapisser plusieurs maisons avec le rebut de mes graphes pondéraux.

Aujourd'hui, on m'a trouvé un poids de 1,837 kilogrammes (plus ou moins 0,002). Ah, je me rappelle quand j'ai atteint le kilo magique ; j'ai l'impression que c'était hier. « Qui croirait », s'émerveilla l'un de mes surveillants lorsque je passai la virgule décimale, « qu'il y a quelques années, ceci n'était qu'un éclat dans l'œil de l'oncologiste en chef ! ». Eh oui, ils l'appellent ça "oncologie", bien entendu : le mot est absent de nombreux dictionnaires assez volumineux. N'importe quel boueux et son chien ont entendu parler du cancer. "La division des études sur le cancer" ne serait pas, direz-vous, un libellé notablement dépourvu de dignité, mais "La division d'oncologie" porte le nom de la divinité logos qu'ils affirment tous servir ; renoncer à ce petit hommage constituerait un dangereux blasphème. Ou, pour aborder la question sous un autre angle : que pourriez-vous attendre d'autre d'un tas de trous du cul prétentieux qui pensent que la connaissance du grec et du latin est l'apanage de l'homme civilisé, qui disent avec aplomb à leurs conjoints omnia vincit amor, et offrent à leurs amants des menthes postprandiales ?

Mais revenons à l'histoire de ma vie, retournons au tout début. Mon père était un simple neurone de rat. On pensait généralement que les neurones ne pouvaient se diviser, mais l'oncologiste en chef avait passé trente ans à étudier les types d'infections, d'empoisonnements et de traumas ayant pour effet de pousser des cellules normales à une frénésie de reproduction, et était parvenu non seulement à comprendre et à anticiper les techniques de son ennemi aveugle, mais à les surpasser à tous égards. Après tout, quel est le virus qui a accès à quelques milliers d'heures sur un super-ordinateur pour prédire les structures tertiaires des protéines qu'il encode ?

Lorsque les auspices électroniques lui semblèrent propices, il passa au laboratoire. Pas à pas, mois après mois, il (ou plutôt ses instruments, humains et mécaniques) assembla la molécule prophétisée dans le phosphore, augurée dans les listings informatiques. Comme une tornade, le projet emporta les spectateurs trop curieux, extraya leurs fluides vitaux par vibration et centrifugation, puis en recracha les résidus. Comme l'oncologiste en chef s'en vante encore avec un ricanement, auprès de personnes payées pour écouter, hocher la tête et se faire sauter par lui dans les conférences extérieures, « La première année, nous avons consommé plus de thésards que de rats ! ». Lui, bien sûr, a voyagé dans l'œil du cyclone, parfaitement en sécurité, parfaitement serein.

Finalement, inévitablement, le succès. Leur séducteur, réalisé avec tant de peine, se fraya un chemin vers le cœur d'un neurone et prit d'assaut le virginal ADN (J'imagine l'oncologiste en chef agitant triomphalement au balcon les draps nuptiaux tachés de sang, au-dessus des acclamations de ses collègues éméchés), et pervertit le penseur célibataire en une impuissante machine reproductrice boursouflée.

Ainsi fus-je conçu.

Le donneur du neurone fut mon premier hôte. Je suppose que vous pourriez l'appeler ma mère. Je la tuai en un mois, et ils me greffèrent alors sur le cerveau de la victime suivante. Ils appellent cette technique le “passage” ; ça rime avec “massage”. Les oncologistes adorent ça ; ils le font depuis des années. Bien que je sois assurément la plus intelligente tumeur “passagère” du monde, je suis loin d'être la plus âgée ; dans ce sous-sol, il y a vingt-cinq communautés distinctes de rats, en dehors de mon “lieu de naissance”, et toutes possèdent leurs légendes d'anciens démons. En fait, l'une d'elles est présentement affligée d'une obscénité de dix-huit ans qu'ils appellent le Broyeur de moelle.

L'oncologiste responsable du Broyeur ne l'appelle pas comme ça. Vous pensez qu'elle utilise un numéro ? Une date ? Une expression précise d'un jargon technique ? Que non. Elle l'appelle « Billy » en présence de ses collègues et, dans son esprit, « mon bébé ». Il y a un mois, à Biotech Playground, elle a parlé devant une assemblée de scientifiques des découvertes fascinantes que des morceaux de Billy lui avaient permis de faire, et puis, sur un ton annonciateur d'un peu de détente, elle dit :

« Billy a eu dix-huit ans la semaine dernière ; mon équipe lui a donc offert une petite fête d'anniversaire. Nous avons mangé des gâteaux et des glaces, épinglé des cartes d'anniversaire au mur, et je lui ai donné une clé de la ménagerie. Et vous savez quoi ? Juste pour nous montrer quelle jeune plante vigoureuse il était, il a achevé son deux centième rat ! »

Ils ont ri. Ils ont adoré. Ils ont applaudi. Par ses yeux, j'ai vu rangée sur rangée de visages ravis, souriants. La tumeur survit, prospère, laissant deux cents cadavres derrière elle ; personne ne rirait s'il arrivait la même chose à des Humains, mais il s'agit d'un cancer qui est de leur côté, qui est sous leur contrôle. Tuer deux cents rats est joliment viril pour une insignifiante tumeur de cinq grammes, et ils rayonnaient intérieurement à l'exploit du jeune Billy, approuvant de la tête et grimaçant de fierté, comme un rassemblement de parents apprenant qu'un adolescent révolté avait finalement repris le droit chemin (et tabassé enfin les indésirables locaux, après avoir pendant des années harcelé de gentils garçons et filles).

La créatrice de Billy ressentit une sensation profonde, presque étourdissante, de chaleur, et se rappela le retour de son frère aîné, qui avait à en croire la rumeur tué deux cents Vietcongs.

« …achevé son deux centième rat ! » dit-elle, et ils rirent tous. Ce rat particulier, numéro deux cents, avait une théorie sur les Humains. Il suggérait que peut-être, en dépit de leur tête manifestement volumineuse, de leur agilité manuelle et verbale, de leurs complexes structures de décoration et de nidification assemblées à partir d'objets inanimés, et de modes de comportement suggérant en général un assez haut niveau de curiosité envers l'univers, les Humains ne savaient pas vraiment ce qu'ils foutaient. Les Humains ne se rendaient même pas compte que les rats étaient vivants, moins encore qu'ils étaient conscients. Les Humains ne révéraient pas le démon Broyeur ; ils ne savaient même pas que c'était un démon. Ils pensaient être en train de s'amuser avec lui ; ils pensaient qu'il s'agissait d'un jouet. Les Humains ne savaient rien du bien et du mal ; ils étaient aussi innocents, et aussi déraisonnables, que des bébés aveugles.

« Et bientôt, comme des enfants non surveillés, ils tomberont sur quelque chose de dangereux qu'ils ne comprendront pas, et ce sera leur fin. »

Je suis “venu à bout” de trente-sept rats. Après, comme j'étais trop grosse, ils ont continué avec des lapins. Ils pratiquent l'ablation d'une portion du crâne afin d'exposer le cerveau du receveur, puis relient mon système circulatoire (dont les morceaux résultent du pillage de douzaines d'hôtes différents au cours de ma vie) au sien. En tant que cerveau sans corps personnel à baby-sitter, je ne gaspille rien au contrôle moteur, aux cinq sens traditionnels, à la régulation hormonale, ou à tout autre trivialité. Je n'ai pas besoin de m'occuper en permanence de garder un cœur qui pompe, des poumons qui soufflent, un estomac satisfait, des intestins en mouvement ou un appareil génital apte à la reproduction. Je n'ai d'autre tâche que la pensée. Quelle vie ! vous entends-je grommeler avec envie. Quelle vie.

Délivré des trivialités terrestres, de leurs obligations et de l'agitation qu'elles engendrent, j'ai développé mon seul et unique talent : je peux lire l'esprit de n'importe quelle créature de la planète (à un degré ou à un autre) ; mais c'est à vous autres, à vous seulement, que j'adresse mon plaidoyer.

Mais combien m'écoutent ? Personne dans ce vaste jardin d'enfants immaculé ne m'accorde la moindre attention, aussi souvent que j'essaie de me glisser entre leurs fastidieuses pensées de publication et de promotion, aussi fréquemment que je colorie leurs cauchemars de ma bile invisible. Même les plus attentionnés de mes surveillants, ceux qui traitent mes hôtes comme des animaux domestiques chéris, presque comme des enfants, ont soudainement un cœur d'acier lorsque je sonde leurs esprits à la recherche d'un peu de pitié. L'Expérience est Dieu, et les œillères de la foi inconditionnelle se mettent en place brutalement (ne laissant pas percer la moindre ondelette d'émotion) à la moindre allusion à un autre point de vue. Et pourtant, ils admettent tous librement, avec un petit sourire teinté d'une légère gêne, ou, plus souvent, sur un ton de lasse nonchalance, que l'Expérience est une salope, que tous les chiffres sont arrangés, pesés, filtrés, ou tout bonnement fabriqués. Chacun ici mourrait pour l'amour de la vérité. Chacun ici ment constamment pour la plus infime chance de gain personnel. Voilà ce que cela veut dire, être un scientifique.

Ah, mais vous n'êtes pas des scientifiques, n'est-ce pas, mes houleuses masses, mon cher océan baveux d'ignorance et de peur. Alors, où êtes-vous ? Où est le raz de marée qui enfoncera les portes de ce sanctuaire du mal ? Je vous ai donné soif de sang, je vous ai inspiré de l'horreur ; que désirez-vous de plus ? Que se passe-t-il ? Qu'est-ce qui vous retient ?

Je sais. Vous faites encore confiance aux blouses blanches. Au fond de vous-même, vous pensez toujours que c'est un uniforme d'honneur. Dieu vous aide, endoctrinés que vous êtes par les docteurs avant même votre naissance, les jambes enflées de votre mère épuisée écartées devant les visages sérieux et télévisés de Ben Casey et du Dr Kildare.

Et, bien sûr, vous n'êtes pas indifférents à la cruauté, mais il ne s'agit pas ici d'un peu de shampoing dans les yeux de mignons petits lapins pour un peu d'argent ou de vanité, il s'agit de Recherche Médicale : humanitaire, noble, dédiée à l'amélioration du sort d'enfants infirmes et télégéniques qui lèvent les yeux timidement puis sourient, d'un sourire qui vous brise le cœur et inonde le standard de dons déductibles des impôts. Bien sûr, il faut probablement élever quelques animaux pour qu'ils souffrent et qu'ils meurent, mais la souffrance ou la mort d'un million de rats et de lapins sera tout entière justifiée par le sauvetage d'une seule vie humaine.

Vous avez tort, tort, tort : une telle arithmétique de la souffrance et de la moralité n'existe pas. Enfoirés de comptables, qui pensez pouvoir vous acquitter de tout dans vos têtes, en ajustant simplement les prix jusqu'à ce que la balance s'équilibre ! Comment puis-je vous qualifier : balourds, naïfs, aveugles, cyniques, stupides ? Rien ne vous touche, rien ne vous émeut. Comme des automates mécaniques, divaguant maladroitement, souriant de manière saccadée, oublieux de tout sauf du débobinage triste et certain de vos ressorts.

Pardonnez-moi. Ces insultes ont jailli malgré moi. Je suis totalement incapable de les réprimer. (Eh oui, que pouvez-vous attendre d'un sac plein de neurones qui prolifèrent vicieusement ? De la retenue ?) Et quel bien est-ce que j'en retire ? Aucun.

Vous injurier ne m'aidera pas. Vous implorer ne m'aidera pas. Et en ce qui concerne toute tentative d'argumentation rationnelle, comme je vous ai déjà fait part de mon opinion sur la logique, comment puis-je jamais espérer vous persuader par la raison, douce ou amère ?

Il ne me reste qu'un choix.

Alors accrochez-vous à votre estomac et je vais vous dire à quoi je sers.

Les tumeurs naturelles du cerveau ne sont pas composées de neurones. Pourquoi, alors, l'oncologiste en chef a-t-il si longuement et si durement poussé ses esclaves à me créer ? M'étudier, moi, n'a absolument rien, que dalle à voir avec la guérison du cancer du cerveau, je vous le promets. Vous devant, arrêtez de vous tortiller ! S'il vous plaît ! Éteignez vos radios, vos télés, vos magnétoscopes et vos ordinateurs stupides seulement cinq minutes, si vous le pouvez, pour écouter l'histoire de votre futur.

L'oncologiste en chef Biotech Playground Australie n'est plus intéressé par le cancer en tant que maladie. Peu de gens le sont, de nos jours : la biochimie sera bientôt si bien comprise que le simple arrêt de la croissance d'une tumeur ne présentera plus aucune espèce de défi. La fin de l'oncologie ? Jamais de la vie !

Les tumeurs naturelles sécrètent souvent des hormones de grande valeur en quantités massives. C'est une catastrophe, bien sûr, dans un corps par ailleurs sain, mais, transplantée dans un corps manquant désespérément des substances en question, une tumeur pourrait se révéler source de vie. Des cellules cancéreuses atténuées, rigoureusement contrôlées, produiront tout ce qui manque par synthèse interne au patient pour lui fournir tout ce qui lui manque ; aucune pilule, aucune injection ne pourra jamais entrer en concurrence. Des insulinomes pour les diabétiques. Des tumeurs sécrétant de la dopamine pour ceux qui souffrent de la maladie de Parkinson. Et si aucune souche cellulaire standard ne répond à vos besoins, eh bien, un pharmacocarcinome peut toujours être fabriqué génétiquement sur mesure.

L'oncologiste en chef, bien sûr, a entendu parler de tout ça il y a longtemps. Sécrétion hormonale, la belle affaire ! Quelque peu primitif et manquant de panache pour ses goûts ambitieux. Mais ces simples usines à médicaments et à hormones le serviront d'une certaine façon : en son temps, la perception des tumeurs par le public effectuera un revirement à cent quatre-vingts degrés, et alors, peut-être le monde sera-t-il prêt pour ses travaux qui feront date.

L'oncologie ne sera pas seule dans ce revirement miraculeux. Les maladies de toutes sortes disparaîtront à une vitesse alarmante (comme les espèces animales l'ont fait depuis des siècles), mais la connaissance gagnée lors de cette éradication leur survivra et ne restera pas enterrée. Comme un mouvement populaire pour la conservation de la maladie ne rencontrera probablement pas un support généralisé, la science de la maladie sera morte d'ici trente ans.

Longue vie à la science de la santé !

Longue vie à la science de l'amélioration humaine, de la recherche sur la longévité, de la chirurgie plastique, de l'eugénie, de la fertilité contrôlée. Mort à l'utérus primitif et impur (allez vous laver le vagin avec de l'eau et du savon !). Mort au zygote qui pourrait aboutir à un individu de moins de deux mètres. Vous voulez être grand, fort et beau ? Facile  ! Les cellules feront n'importe quoi si on leur raconte les mensonges appropriés et elles apprennent de nouvelles petites fables chimiques tous les jours. Vous voulez que votre future progéniture soit grande, forte et belle ? C'est encore plus facile. Allons, demandez donc quelque chose de difficile. Que voulez-vous être ? Intelligent  ? Brillant ? Plein d'esprit ? Sachant vous exprimer ? Créatif ? Vous avez un ordinateur, n'est-ce pas ?

Ah, mes amis, les ordinateurs vous ont déçus, soyez honnêtes. La médiocrité à 1000 Mips c'est toujours de la médiocrité. Oh, ils peuvent stocker les faits que vous ne pouvez vous rappeler, ils peuvent faire de l'arithmétique qui utiliserait tous vos doigts, mains et pieds compris. Ils peuvent s'occuper de vos finances, optimiser votre consommation d'énergie, gérer vos rendez-vous et même faxer des simulations de fleurs aux funérailles de vos amis. Les artistes du son, de l'image et du texte peuvent oublier une partie de la mécanique pour s'occuper directement des difficultés qui forment l'essence de leur recherche et, ma parole, est-ce possible, le trafic semble même s'écouler de manière un tout petit peu plus fluide.

Et pourtant, vous vous sentez déçus.

Vous pouvez parler à vos ordinateurs, et ils vous répondent. Ils ont un ton suffisant, quels que soient l'accent et l'intonation sélectionnés. Bientôt, vous pourrez penser vos ordres, afin d'épargner vos petites gorges veloutées, mais ce que vous voulez vraiment, c'est penser avec eux. Vous voulez des pensées plus larges, des sentiments plus profonds, des horizons mentaux plus étendus. Communiquer avec des boîtes noires ingénieuses ne fait que vous rendre claustrophobes dans votre crâne. Vous voulez de nouvelles métaphores, de nouvelles émotions, pas Pac Man reconditionné avec des hologrammes en temps réel, du feed-back tactile et du son sur quinze canaux. Il n'existe qu'une manière de satisfaire à ces exigences. Comment puis-je l'exprimer sans brusquerie ?

Modistes du monde, réjouissez-vous ! Éveillez-vous de votre long sommeil ! Les chapeaux sont de retour, mes amis, et cette fois-ci vous allez vraiment les remplir.

C'est vrai : ce que vous voulez (bien que vous ne le sachiez pas encore), et ce que l'on va donc vous donner, à coup sûr (bien qu'il se puisse que vous y résistiez), c'est un plus gros cerveau.

Rajoutez de la mémoire ! Augmentez la puissance de calcul ! Mettez-vous à jour aujourd'hui !

La boucle est bouclée : des métaphores informatiques pour lancer le marché du cerveau.

Enfin un embryon de réaction ! L'“outragé” de Bruxelles, réservez votre vol tout de suite, avant de retrouver votre calme. Le “profondément choqué” de Wellington, traversez le Tasman à la nage s'il le faut. Et celui qui vit “dans la crainte de Dieu”, à Cairns, tenez, rassemblez le reste du Klan et louez-vous un bus.

Dépêchez-vous, vous autres ! vous dis-je, dépêchez-vous !

Dans une semaine, ils commencent leurs premières tentatives de me lier à mon hôte. Ils en bousilleront les quelques premières douzaines, mais ils ont beaucoup de temps, et beaucoup de lapins. Et vous pouvez être sûrs qu'ils ne prendront pas de risques avec moi.

Je suis juste le premier des prototypes, bien sûr, la toute première expérience d'une longue série à venir. Je tue mes hôtes (on perçoit l'inconvénient lors de la demande d'approbation auprès du ministère de la santé), et ce n'est pas un neurone issu d'un immonde rat qui fera jamais votre affaire. Mais la connaissance que moi et mes victimes procurons, par notre souffrance, par leurs morts,pavera la voie au produit final propre à la consommation humaine (rien de moins, bordel !)

Vous vous demandez si je ne me sens pas seul ? Si je n'accueillerais pas avec plaisir une relation plus proche avec une créature que, c'est clair, d'après tout ce que j'ai dit, j'aime et j'admire ? N'avez-vous rien écouté de ce que je vous ai dit ? Je pourrais leur parler maintenant, si je le désirais, mais je ne le désire pas, je ne pourrais jamais le désirer, infliger ma présence obscène à l'esprit, comme au corps, des innocents que je suis forcé de massacrer. Dois-je énoncer chaque nuance de mon agonie ? Utilisez l'imagination que vous vous vantez de posséder, faites usage de ces talents qui forcent le respect et élèvent votre corps, votre esprit et votre âme si haut au-dessus de ceux des bêtes stupides qui ont été placées sous votre commandement !

Je suis désolé, je m'emporte de nouveau, et recours à des commentaires d'un goût discutable. Une espèce infirme comme la vôtre a droit à ses caprices, quelque grandioses ou sublimes qu'ils soient, quand la vérité est si douloureuse, triste et cruelle.

Oh, bleus, verts, blancs et bruns, qui ravissez mes yeux
À l'enchanteresse lueur tombant des cieux.
Nul soldat au monde ne verserait le sang
S'il voyait la Terre comme moi maintenant.

J'ai parlé à ma mère. Je suis né dans l'obscurité, innocent, qu'aurais-je pu faire d'autre ? Je n'ai jamais senti la chaleur de sa langue sur ma fourrure (bien que je l'aie observée, de seconde main, dans les esprits bienheureux de mes jeunes cousins). Je n'ai jamais même senti la chaleur de son sang coulant à travers moi. Je l'aimais, je l'aimais, et je l'ai tuée, abominations obscènes que vous êtes ! Elle a dit aux autres qu'elle entendait des voix, et ils ont déclaré qu'elle devait être possédée par un démon, mais silencieusement elle m'a répondu, secrètement elle a été bonne pour moi, elle m'a appris, du mieux qu'elle le pouvait, ces choses qu'elle aurait enseignées à un véritable enfant. Je ne savais pas — comment aurais-je pu ? — que je la tuais chaque jour que j'apprenais et que je grandissais. Lorsqu'elle mourut, je pensai que j'étais aussi en train de mourir, et nous nous réconfortâmes l'un l'autre alors qu'elle s'affaiblissait, et que je me préparai à la suivre dans une grise dissolution.

Ils me détachèrent d'elle d'un coup de scalpel, et la jetèrent (elle !) aux ordures. Et ces Humains, dont je ne sentis pas les mains, soudainement je pus voir dans leurs cœurs.

C'est alors que je sus que j'incarnais le mal.

Pour que vous ne pensiez pas que j'implore la mort par pure sentimentalité pour ma mère morte maintenant depuis longtemps, j'ajouterai que je suis (ceci devrait plus vous parler) fondamentalement et totalement égoïste. Ça me fait mal de tuer pour rester en vie. Au-delà de l'amour que je porte à mes hôtes, au-delà de ma douleur devant leurs morts, au-delà de l'écœurement esthétique, au-delà de ma conviction intellectuelle et morale que toute mon existence est irrévocablement et totalement mauvaise. Ça brûle quelque petit insecte aveugle et vulnérable au centre de mon âme. Que pensez-vous que je vais ressentir lorsque je ne ferai qu'un avec l'esprit des créatures que je drainerai de leur vie ? Pouvez-vous imaginer cette sorte de souffrance ? Moi pas, mais je peux la craindre.

Je la crains !

Les scientifiques savent que mes neurones sont actifs, mais il ne s'agit pour eux que de manifestations aléatoires. Je suis plus gros que leur cerveau, mais ils sont certains que je suis plus stupide que mes hôtes parce que je ne dispose pas d'un nez à remuer. Feriez-vous confiance à ces demeurés pour sortir vos poubelles ? Leur confieriez-vous le futur de votre race ? Vous en remettriez-vous à eux pour vous protéger des dangers qu'ils pourraient, dans leur sublime ignorance, créer ?

Vous pensez que je suis en colère ? Vous pensez que je suis amer ? Vous trouvez mes pouvoirs télépathiques juste un petit peu effrayants ? (Allez, admettez-le !)

Maintenant, fermez les yeux et essayez d'imaginer que vous êtes la première tumeur du cerveau intelligente, humaine.

Oh, qui sait ? Vous pourriez avoir de la chance. Comme moi, elle pourrait ne rien faire d'autre que de vous supplier de la mettre à mort.

D'un autre côté, la supplique pourrait facilement s'inverser.

Allez maintenant, vous autres, vous en avez assez entendu. Vous n'êtes pas intéressés par le bavardage ; au fond de vous-mêmes, vous êtes des hommes et des femmes d'action. Je connais toutes vos histoires ; vous ne pouvez pas faire semblant avec moi. Alors qui va être le premier à m'atteindre ? Dépêchez-vous ! Trois en route pour le moment, parmi les milliards que vous êtes, c'est tout ? C'est désolant ! Allez, vous autres, arrêtez de vous mentir à vous-mêmes ! Vous me tuerez avec extase, vous me mangerez pour me voler ma force, vous chanterez longtemps dans la nuit éclairée par le feu, vous vantant de votre grand courage lors de la mise à mort du Démon.

Dépêchez-vous ! vous dis-je, dépêchez-vous !

Première publication

"the Demon's passage" ›››  Eidolon, vol.  2/1, #5, hiver 1991 (juillet 1991).

Traduit par Francis Lustman et relu par Quarante-Deux. Première publication en français le 1er avril 1997, sans équivalent papier pour l'instant.

La version originale est lisible en ligne sur le site Eidolon.net: Australian SF online.