Simple péripétie. Incident mineur.
Peut-être… Ce serait le hasard qui aurait donné à cet événement une importance historique. Le hasard et la personnalité des protagonistes. Pour ceux qui l'ignoreraient encore : d'un côté, Clotilde Igor, commandant de l'Ira, l'Armée Rouge Internationale ; de l'autre, deux anarchistes célèbres, Pascal Fouvarol et Mara Idaho.
Le décor : une vallée du Massif Central, avec beaucoup d'arbres, de lacs, de rivières, un paradis secret entre la montagne et la plaine, le ciel et la terre, le passé et l'avenir…
Cent personnes de tout âge vivaient dans la communauté Allende de Serre-Bazac. Cette “utopie” s'était constituée autour de la ferme Fouvarol. Pascal Fouvarol était un homme du Sud, un aventurier repenti ou Dieu sait quoi. Il avait une femme jeune et belle… Contrairement à beaucoup de communautés qui avaient poussé comme des champignons après la révolution, soulevant le mépris et la haine des habitants, la “bande à Fouvarol” était bien acceptée par la population des villages voisins : Serre-Bazac, le Pont-de-Dieu, Tauriac, Merlin, Cernac, Combalibœuf. À la chute du gouvernement Quattret, l'ancien secrétaire d'État Veyrac avait récupéré son château d'Aiglevent (La Roche-Toujas) et en avait fait don à la communauté. Aiglevent était devenu un haut-lieu de l'utopie dans la France révolutionnaire des années quatre-vingt-dix. C'est ainsi que la communauté Allende avait accueilli cette pittoresque figure de proue du mouvement anarchiste international, le Peau-Rouge Mara Idaho.
Imaginez donc un commandant de l'Ira débarquant au Pont-de-Dieu ou à Serre-Bazac casqué et botté. J'exagère à peine. Clo Igor n'avait pas de casque mais de longs cheveux blonds. Et elle portait bien un superbe uniforme vert et des bottes de cuir. Quatre galons ornaient l'épaule de sa veste bien coupée. À cette époque, l'Armée Rouge Internationale essayait par tous les moyens de ressembler à l'autre, l'armée soviétique — son ennemie mortelle… Voyez maintenant la camarade Igor devant Pascal Fouvarol (chapeau à large bord) et Mara Idaho (bandeau de toile serré autour de la tête), prête à leur annoncer que la communauté Salvador-Allende va disparaître. Un grand moment de la révolution ! À moins que ce ne fût déjà la contre-révolution. Impossible d'en décider. L'Histoire n'a pas encore répondu. Elle n'est guère bavarde de nos jours. Après tout, c'est peut-être bon signe.
En d'autres lieux.
En d'autres lieux, il se passait d'autres événements. Dans l'espace, il y avait un satellite géant, en forme de roue, qu'on appelait l'Anneau. Officiellement, le Conseil Mondial Révolutionnaire siégeait à bord du satellite. Certes, la propagande soviétique niait vigoureusement le fait. À juste titre. Mais tout le monde faisait semblant de croire à cette légende. C'était de la bonne publicité. Ou, si l'on préfère, c'était une image réussie. En réalité, le conseil se déplaçait sans arrêt non pas au-dessus de la planète socialiste mais à travers les vastes territoires ralliés au pouvoir ouvrier. Il siégeait à Reykjavik, à Naples, à Guernica, à Sacramento, à Pearl Harbor, à Cayenne, n'importe où, sauf bien entendu à Moscou ou à Pékin.
À Paris, le gouvernement minoritaire du Pol (Parti Ouvrier Libertaire) s'était résigné à faire appel aux services de l'Ira pour assurer l'ordre en France. La milice populaire ne lui obéissait plus. Les flics avaient défroqué en attendant des jours meilleurs — qui ne tarderaient pas à venir — et les autres grands partis faisaient chacun leur loi. L'Armée Rouge Internationale avait répondu à l'appel.
Dans une petite ville du Sud-Ouest, le docteur Pierre Bruleau — frère de Benjamin Bruleau, le célèbre anarchiste — exerçait difficilement son métier. Les médicaments se faisaient rares ; les armes à feu pullulaient et partaient toutes seules. Le médecin formait des vœux pour que son frère aille au diable et pour que l'Armée Rouge remette de l'ordre dans la maison.
Non loin de là, l'écrivain d'extrême-droite Michel Jérôme noircissait les dernières lignes de son dernier carnet, dans un camp d'internement contrôlé par le Por, le Parti Ouvrier Révolutionnaire. Il s'était lié d'amitié avec un jeune anar-éco, nommé Jack Gilbert. Lequel Jack Gilbert ne savait pas encore qu'il changerait d'idéologie et deviendrait puissant et célèbre. C'est la vie.
Ailleurs.
Ailleurs, il y avait Simon et Barbara. Un jeune homme et une jeune femme sans importance historique. Sans importance d'aucune sorte. Ils étaient seuls dans une magnifique résidence abandonnée par ses propriétaires. Vraiment une très belle maison. Mais la télévision ne fonctionnait plus car on avait volé l'antenne, et Simon et Barbara n'avaient pas de transistor. Ils ignoraient tout des événements politiques ou autres et s'en fichaient. Ils ne s'intéressaient qu'à leur peau : ça durerait ce que ça durerait. Ils faisaient l'amour nuit et jour. Ils avaient vingt-cinq ans. C'était bon pour eux.
Ailleurs, il y avait aussi une villa discrète dans une discrète banlieue. Là, un officier de l'Armée Rouge Internationale (le commandant Chorzow) avait donné rendez-vous à un flic mis à pied par le gouvernement du Pol (l'ex-commissaire Rafella). Le commandant Chorzow dirigeait la brigade d'intervention contre le banditisme dont le gouvernement français — l'oreille basse et l'œil vague — avait demandé l'aide. En face des gangsters, l'Armée Rouge n'y allait pas par quatre chemins. Elle commençait par embaucher les flics les plus durs de l'ancien régime — du moins ceux qui n'avaient pas déjà repris du service au Por ! — et établissait avec eux des listes d'hommes à abattre sans autre forme de procès. Après tout, le socialisme avait assez d'ennuis comme ça. Une fois les listes établies, on passait à l'action, c'est-à-dire à l'exécution. L'ex-commissaire Rafella s'était levé, avait tendu la main au commandant Chorzow. « Je suis votre homme, mon Commandant ! »
… Mais historiquement, l'événement le plus important, c'était l'action de l'Armée Rouge contre les communautés utopiques et, en particulier, la confrontation Clo Igor–Mara Idaho, à Serre-Bazac.
Retour à Serre-Bazac. Notes d'ambiance. Écoutez les noms merveilleux du terroir : Serre-Bazac et le Pont-de-Dieu, Combalibœuf et Aiglevent, Graissessac et Buzignargues, Merlin et Cernac, Laparouquial et Fontarrac. L'époque : le mois de mai comme en 68. Le pays : pulpeux, gorgé d'eau, de sève et de sang, après un printemps humide et doux. Chaleur tendre d'un précoce été. Soleil glissant sur les collines, rebondissant contre les toits d'ardoise, miroitant à la surface des lacs, éclaboussant les cascades, caressant les cimes lisses des feuillus, dessinant les lignes dures des résineux, noyant les prairies et les rochers dans la même coulée blonde et brisant ses lances sur les nids d'aigle… Deux hommes venus de loin l'avaient adopté, ce pays, et en avaient fait leur paradis sur terre. Il le méritait. Le mas Fouvarol se cachait au milieu des bois, sur la rive gauche du Servan, un petit affluent du Bazac. Les feuillus dominaient : hêtres, chênes, châtaigniers, ormeaux, aulnes, alisiers, saules. Les saules formaient le long du ruisseau une longue procession de têtes argentées et couvraient la marre, devant les bâtiments, d'une cape royale. La maison était vaste, avec des chambres mansardées au-dessus des étables, une belle salle commune, de spacieuses dépendances que les ouvriers de la communauté Allende avaient encore agrandies. Autour de la ferme, s'élevaient maintenant des chalets de bois et de chaume et aussi, nécessité fait loi, quelques cabanes couvertes de tôle ou de plastique, assez disgracieuses…
Pascal et Mara avaient décidé d'accueillir là — et non à Aiglevent — le commandant Igor, de l'Armée Rouge Internationale. Le maire intérimaire de Serre-Bazac, Maurice Campouriez, les avait avertis de l'arrivée du détachement et leur avait remis un ordre du commissaire préfectoral leur enjoignant de ne pas quitter les lieux. Les deux hommes se tenaient dans la salle commune du Mas, assis de chaque côté de la table rectangulaire, massive, sur laquelle des générations de paysans avaient posé leurs coudes. Deux papiers collants pour les mouches pendaient des poutres noircies. La fenêtre était ouverte. Autour des chefs, il y avait Annette Fouvarol, la femme de Pascal, son neveu Alain Mauguio, ex-étudiant en sociologie, et Balazuc, un autre transfuge de l'université d'Aix-Marseille. Les deux garçons constituaient en quelque sorte l'état-major de Pascal Fouvarol… Annette Fouvarol guettait sur le pas de la porte. Mara Idaho se plongeait dans l'étude du plan cadastral : c'était pour lui une découverte récente et une passion neuve. Pascal tétait sa pipe en remuant sous son crâne dénudé mille phrases terribles. Alain Mauguio arrêtait d'aligner des chiffres mystérieux sur un petit carnet noir pour se ronger furieusement les ongles. Balazuc lisait — ou faisait semblant de lire — un numéro de Liberté datant de la semaine précédente — les journaux arrivaient très irrégulièrement dans les bourgs isolés et les villages ; personne ne s'en portait plus mal, d'ailleurs. Un léger vent du sud tirait des feuillages un friselis chantant et une pluie d'éclats lumineux. Les pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Les moutons paissaient au bord du ruisseau, sous le regard sévère du chien de berger. On entendait le double bruit caractéristique d'une lointaine scie à vapeur. Un calme indicible régnait dans la vallée.
Quand le coup de feu éclata, le docteur Bruleau se jeta instinctivement au sol, sans lâcher sa serviette de cuir. C'était la première fois qu'on lui tirait dessus en plein jour — en admettant qu'on eût bien tiré sur lui. Il n'était pas armé et il le regretta un instant. Mais à quoi bon ? Deux hommes avancèrent à grands pas, sous la pinède, carabine au poing. Le médecin recula lentement jusqu'à sa voiture. Il connaissait l'un des deux hommes : Puyrenaud, le chef de la milice locale des propriétaires fonciers. Un type dangereux. D'autant qu'il avait plus ou moins l'appui du Por.
« Eh bien quoi ? » fit-il en se tournant vers ses agresseurs.
— « On vous avait pas reconnu, Docteur ! »
De toute évidence, c'était un mensonge. Mais ils se trouvaient seuls, tous les trois, au milieu des pins, et le compagnon de Puyrenaud restait menaçant. Le docteur Bruleau n'insista pas. De près, il nota que les armes brandies par les miliciens n'étaient pas des carabines mais de vieux et solides mousquetons.
« La route est barrée. » dit Puyrenaud sèchement.
Le médecin eut un geste de mauvaise humeur vers les troncs croisés sur la chaussée et liés avec quelques morceaux de fil de fer barbelé.
— « Je vois bien. Mais il faut que j'aille aux Fougères. »
Puyrenaud s'était approché et tendait une main molle.
— « Aux Fougères ? Pas chez les Hippies, tout de même ?
— Pourquoi pas chez les hippies ? »
Annette Fouvarol se retourna lentement et regarda son mari. Elle était très pâle.
« Je crois que les voilà ! » dit-elle.
Alain Mauguio fourra son carnet dans sa poche et se précipita vers la porte.
— « Qu'est-ce que c'est ?
— Un hélicoptère ! »
Déjà, on entendait dans la salle du Mas le bruit de l'appareil qui évoquait un monstre s'ébrouant en plein ciel.
« Il y en a deux. » dit Annette.
— « Crédiou ! » maugréa Pascal. « Où vont-ils se poser ?
— Les hélicoptères, ça se pose partout. » dit Mara sur un ton sentencieux.
— « Dans les parcs à moutons, voilà où ils vont se poser ! Et nous foutre le bordel parmi les bêtes !
— J'y vais ! » dit Alain Mauguio.
— « Je te suis. » dit Balazuc en abandonnant son journal, qui tomba sur le plancher.
Annette le ramassa, le plia soigneusement, le posa sur la table de telle sorte que le titre soit bien en évidence, puis elle rejoignit les jeunes gens dans la cour. Après tout, elle n'avait guère plus que leur âge. Pascal la regarda s'éloigner avec un sourire très doux. Il ne la reverrait jamais.
Ceux qu'on appelait les “chefs” de la communauté Salvador-Allende se retrouvèrent seuls dans la salle commune du Mas Fouvarol. Le chien Jaunet veillait près de la table, assis sur son derrière, les oreilles dressées, attentif. Il avait compris qu'un événement insolite se préparait mais il calquait son attitude sur celle de son maître.
— « Qu'est-ce qu'on fait ? » demanda Pascal.
— « On attend. » répondit Mara à voix basse. Ils nous trouveront bien ici ! »
Pascal se leva et se dirigea vers le grand placard mural, au fond de la pièce. Mara tourna la tête.
« Qu'est-ce que tu fais ?
— Je cherche des verres. » dit Pascal. « Et une bouteille. On va leur offrir un coup de rouge ! C'est de circonstance, hein ? »
Mara Idaho ne se dérida pas. Il était pensif, sombre.
— « Pascal, tu comprends pourquoi ils nous envoient l'Ira ?
— C'est un coup monté, mon vieux ! »
Mara haussa les épaules. Un coup monté : ça ne signifiait rien. Monté par qui ? pourquoi ? À cette époque, on ne soupçonnait pas que l'initiative venait d'en haut, des hauts dirigeants du Conseil mondial, Ken Laterwall en tête, et de l'Armée Rouge elle-même. En France, le général Gonzalès — représentant l'état-major de l'Ira — avait accepté de prendre en charge la répression du banditisme, que le gouvernement souhaitait lui confier, mais à condition qu'on lui permette de s'occuper un peu des anarchistes. Les gens de l'Armée Rouge disaient indifféremment anarchistes ou utopistes ; ils étaient bien décidés à liquider toutes les communautés au nom du communisme. Ce scénario allait se répéter dans presque tous les pays du monde.
— « Attendons. » dit Mara.
Pascal Fouvarol posa quatre verres sur la table, puis se ravisa, revint au placard, en prit un cinquième. Les hélicoptères passèrent en grondant au-dessus de la ferme.
Michel Jérôme et Jack Gilbert se partagèrent une cigarette qu'un gardien avait donnée au premier, avec une boîte d'allumettes au frottoir usé et quatre allumettes. Jack, qui avait l'odorat sensible, souffrait particulièrement de la puanteur des feuillées, près de son baraquement. Il décida de garder sa moitié de cigarette pour la priser, afin de se protéger des odeurs.
En fouillant les armoires de la villa où il s'était installé avec Barbara, Simon découvrit des trésors de lingerie féminine qui lui arrachèrent des cris d'émerveillement. Il sélectionna quelques pièces et courut à la chambre où la jeune femme, harassée, somnolait. Sans se réveiller tout à fait, Barbara accepta d'enfiler une courte jupe de cuir et des bas noirs. « Des bas, tu te rends compte ! » répétait Simon, déjà au bord de l'extase. « Des bas… Ils se refusaient rien, les bourgeois ! »
L'ex-commissaire Rafella inclina la tête. Le signe convenu. Ses hommes étaient prêts. Le représentant de l'Armée Rouge n'avait pas l'air de se dégonfler. Dans la maison au toit gris, derrière la haie de troènes, Jo Baron, ex-ennemi public numéro un, se la coulait douce avec un autre mec et trois nanas. Le commando Rafella avait pour mission de liquider les hommes sans prendre de risques. « Pour les filles, on verra. » avait dit l'officier de l'Ira.
« Merde ! » s'écria Fouvarol en se tournant vers le placard. Il me faut un verre de plus ! »
Les visiteurs étaient quatre. Le maire provisoire de Serre-Bazac et trois officiers de l'Ira, dont une femme.
Mais Mara Idaho se levait brusquement, secouait le bras de son ami : « Il y en a assez ; je boirai pas avec ces gens-là ! ». Sacré Peau-Rouge ! Mara n'avait jamais supporté la vue de l'uniforme…
La jeune femme blonde qui conduisait la délégation se présentait avec une certaine gentillesse : « Je suis Clotilde Igor, commandant de l'armée Rouge. » Un seul de ses compagnons claqua des talons. Bonne à baiser, la commandante ! pensa Pascal Fouvarol. Il n'avait rien d'un macho. C'était simplement une façon de se donner du cœur au ventre. Il ne pouvait pas savoir qu'il ne reverrait jamais sa femme ni son Mas, mais il avait comme on dit un sale pressentiment.
D'instinct, le maire Campouriez avait enlevé son chapeau. Puis il se rappela que ce genre de politesse bourgeoise n'était plus de mise en régime socialiste. À moins qu'il eût seulement voulu faire l'imbécile. Son rôle exact dans cet épisode ne sera jamais précisé. Mais quel maire ne souhaitait pas la disparition des communautés utopistes implantées sur son territoire sacré ? L'utopie n'a jamais eu bonne presse dans l'administration !
Pascal tira les bancs et offrit une chaise paillée au commandant. Mara avait reculé au fond de la salle, vers la cheminée. C'était lui que regardait Clotilde Igor. La jeune femme n'aurait pas été plus fascinée par Sitting Bull ou Red Cloud. Enfin, elle parut s'arracher à un songe, secoua la tête, sourit et présenta ses deux compagnons. Le lieutenant Paul Gervais, de la section française de l'Ira. Le sous-lieutenant Angelo Terasini, de la Sécurité militaire… Pascal hocha plusieurs fois la tête et prit sa pipe dans la poche de son pantalon. Ainsi donc ! la sécurité militaire, ça existait encore — ou de nouveau —, ce machin !
Les officiers de l'Armée Rouge avaient de magnifiques uniformes verts, plus fins et plus élégants que ceux de l'armée soviétique. En particulier, la veste et le pantalon du commandant Igor semblaient sortir de chez un grand couturier — et peut-être était-ce le cas. Les “chefs utopistes” portaient ce qui était presque l'uniforme d'été de la communauté Allende : pantalon de toile et chemiseà carreaux écossais. Mara avait passé un gilet brodé, sans manche, par-dessus sa chemise. La température dans la salle commune du Mas était relativement fraîche.
— « Je suis Pascal Fouvarol. » dit Pascal. « Voici Mara Idaho. »
À l'énoncé de ce dernier nom, le sous-lieutenant Terasini eut un frémissement de jeune fauve. Clotilde Igor s'inclina d'un air presque cérémonieux.
— « Quel est celui d'entre vous qui représente officiellement le groupe Allende ? »
Le docteur Bruleau empoigna sa sacoche.
« Vous m'excuserez, Messieurs. J'ai un malade qui m'attend…
— On va vous conduire ; c'est plus prudent. » décida Puyrenaud. « On a une voiture de l'autre côté. Montez, Docteur. »
Le médecin hésita. Un kilomètre et demi à pied et le risque de se faire descendre… La fourgonnette des propriétaires était à dix pas, cachée derrière un fourré.
— « D'accord. Mais je vous préviens…
— On a compris ; ça va. Vous allez chez les hippies ! »
Le docteur Bruleau se demanda s'il n'était pas tombé dans un piège. Il portait un nom haï par tous les propriétaires d'Europe.
« Tous les deux. » dit Mara très vite. « Nous représentons tous les deux la communauté Allende.
— I think you'd rather speak English. » dit Clotilde.
Mara secoua la tête. Il semblait extrêmement tendu et il avait en effet une certaine difficulté à s'exprimer. Mais cela ne venait pas de la langue.
— « Le camarade Idaho est un peu ému. » dit Pascal. « Mais il se débrouille très bien en français. Vous aussi, camarade Igor.
Clotilde sourit gentiment.
— « J'ai fait mes études à Paris… il n'y a pas si longtemps ! »
Le sous-lieutenant Terasini fut le dernier à s'asseoir. Encore posa-t-il ses fesses maigres sur le coin d'un banc avec une répugnance visible. Clotilde s'assit sur la chaise que Pascal lui avait avancée, étira les jambes, passa les deux mains sous ses cheveux qu'elle souleva et fit retomber sur son dos.
La discussion devait durer près de deux heures. Ce fut le lieutenant Gervais qui l'engagea pour l'Armée Rouge.
— « Camarades, vous savez sans doute que le Copa, le Comité Populaire pour l'Agriculture, a pris un certain nombre de décisions applicables dans toute l'Europe occidentale. En particulier au sujet des coopératives et des sociétés libres de travailleurs… » Il évitait avec soin de prononcer le mot communauté. « Les groupes de plus de dix personnes deviennent automatiquement des C.A.E.C., des Coopératives Agricoles d'Exploitation en Commun, avec un directeur agréé par l'administration. Les groupes de plus de cinquante adultes seront convertis en “agrocentres”, avec un directeur nommé par l'État. C'est le cas de votre… association, d'après les renseignements que nous avons. »
Le camarade Campouriez, maire provisoire de Serre-Bazac, approuva d'un signe de tête. Pascal et Mara écoutaient, le visage fermé. Ni la radio ni la télévision n'avaient parlé de ces nouvelles lois. Mais c'était souvent le cas. L'information — comme l'intendance — avait parfois du mal à suivre. Les journaux étaient mieux renseignés mais arrivaient avec un gros retard.
— « Et alors. » fit Mara Idaho sèchement. « Qu'est-ce que vous voulez ?
— J'ai été nommé directeur à titre transitoire de l'agrocentre Allende. » dit le lieutenant Gervais. « La camarade commandant Igor est venue s'assurer que je pouvais occuper mon poste sans difficulté. Il s'agit naturellement d'une mesure technique. Nous ne comptons pas nous immiscer dans la vie privée des habitants de l'agrocentre. Nous nous intéressons avant tout à la production. Vous savez que la récolte a été exceptionnellement faible l'an dernier, en France comme dans presque tous les pays d'Europe. Et cette année, la situation paraît encore plus grave, du moins dans un certain nombre de secteurs…
— Il est faux que la récolte ait été plus faible que d'habitude. » coupa Mara Idaho d'une voix sourde, au débit haché. « Ce sont les circuits de distribution qui ont été modifiés. Et il y a eu beaucoup moins de produits vendus par les circuits traditionnels. Mais ça ne veut pas dire que la récolte… »
Le commandant Igor leva la main en un geste impératif.
— « Peu importe, Camarade. Ce qui compte, c'est qu'il y a eu, qu'il y a encore pénurie. Lutter contre cette pénurie est une tâche prioritaire de l'Armée Rouge. En particulier, les petites communautés ont une tendance à l'autarcie que nous devons combattre. »
Paul Gervais prit le relais.
— « C'est pourquoi, avant toute chose, je souhaite que vos livres de comptabilité, tous vos livres, soient remis à l'administration. Notez bien que je ne les demande pas pour moi-même. Il ne m'appartient pas d'apprécier. Le camarade Commissaire départemental à l'Agriculture s'en chargera.
L'écrivain d'extrême-droite Michel Jérôme expliquait à son ami l'anarchiste Jack Gilbert pourquoi il récusait totalement et définitivement le marxisme. Il ne semblait pas le moins du monde incommodé par l'odeur de la merde. « C'est mon côté paysan. » affirmait-il. « Je suis né à dix mètres d'un tas de fumier. — Le fumier et la merde, ça fait deux. » répondait le futur chef du gouvernement. Il refusait d'écouter les arguments de l'écrivain. Chacun brandissait ses carnets.
« Tiens, écoute ce truc que j'ai recopié en prison sous le capitalisme. C'est Adolphe Blanqui : Le plus souvent, ils couchent tous sur la terre nue, sur des débris de paille de colza, sur des fanes de pommes de terre desséchées, sur du sable, sur les débris même péniblement recueillis dans le travail du jour… Tu as compris, bien entendu : il parle des ouvriers à son époque. Écoute ! Le gouffre où ils végètent est entièrement dépourvu de meubles, et ce n'est qu'aux plus fortunés qu'il est donné de posséder un poële flamand, une chaise de bois et quelques ustensiles de ménage. « Je ne suis pas riche, moi » nous disait une vieille femme en nous montrant sa voisine étendue sur l'aire humide de la cave, « mais j'ai une botte de paille, Dieu merci ! ».
— Bon, d'accord, les ouvriers au xixe siècle étaient malheureux. Encore que… Enfin, je te l'accorde. Mais ça ne justifie nullement le marxisme. Mon vieux, je regrette.
— Ça explique peut-être pourquoi nous sommes ici, à respirer l'odeur de la merde !
— L'odeur de la merde me gêne moins qu'un raisonnement boiteux ! » dit Michel Jérôme.
Ce furent pratiquement ses dernières paroles.
Pascal Fouvarol servit du vin rouge. Clotilde Igor laissa remplir son verre aux trois-quarts. Le sous-lieutenant Terasini ne dit ni oui ni non mais ne toucha pas à la boisson. Mara Idaho était resté debout au fond de la salle et il n'avait pas de verre… La tension se relâcha un peu. La conversation dévia. Pascal demanda à Clotilde ce qu'elle pensait des préparatifs de guerre en Union Soviétique. La camarade commandant haussa les épaules. « Ils veulent nous impressionner » expliqua-t-elle, « mais la Chine est avec nous. » Mara Idaho mit ce fait en doute. Clotilde convint qu'il s'agissait d'une entente dictée par la nécessité. « Le monde… » Elle se mordit la lèvre. Elle avait failli dire « le monde libre ». Mais il n'y avait plus de monde libre. Il y avait la planète socialiste. Or, la planète socialiste et la Chine populaire se sentaient également menacées par l'impérialisme soviétique. Mais Mara Idaho fit remarquer à la commandante que, sous l'influence de l'Armée Rouge Internationale, la planète socialiste évoluait vers un régime militariste et policier… de type soviétique… La camarade Igor nia avec un bel enthousiasme. Selon elle, l'Armée Rouge n'était là que pour défendre la liberté et soutenir la production.
— « Et à quoi accordez-vous la priorité ? À la liberté ou à la production ? »
Clotilde blêmit. Quant au sous-lieutenant Terasini, c'est tout juste si on ne l'entendait pas grincer des dents. Alors, Pascal Fouvarol fit cette fameuse réflexion qui devait être retenue contre lui par l'administration sinon par l'Histoire… Était-ce une boutade destinée à mortifier un peu plus le représentant de la Sécurité militaire ? Une plaisanterie entre amis, entre gens du même bord qui ont bien le droit de se moquer un peu d'eux-mêmes ? Mais personne n'était assez détendu pour apprécier ce genre d'humour…
— « Pourquoi la liberté ou la production ? Ça marche ensemble : le capitalisme l'a bien prouvé, crédiou ! »
Terasini se leva : « Je ne peux pas acc… ».
Clotilde eut un geste sec du bras en direction de son subordonné. Un geste qui signifiait sans nul doute : Tais-toi, espèce d'âne. Elle était maintenant très rouge. Non, la plaisanterie ne passait pas. Pourtant, Pascal semblait inconscient du malaise que sa réflexion avait provoqué.
— « Camarades, » dit Paul Gervais, « je crois que nous nous éloignons du sujet. Je dois me rendre compte aujourd'hui même de la situation dans votre… appelons-le l'Agrocentre Allende. Je pense qu'un d'entre vous m'accompagnera. Et si nous voulons avoir fini un premier tour d'horizon avant la nuit… »
Jo Baron était dans la baraque avec un de ses lieutenants et tout un arsenal ! Pendant ce temps, le représentant de l'Armée Rouge avait l'air de se demander pourquoi on ne leur fonçait pas dessus bille en tête ! Avec des tueurs aguerris comme l'étaient ces deux, l'effet de surprise ne jouerait pas. Or, il y avait une chance pour que Jo Baron se montre à une fenêtre ou même sorte dans le jardin. Dans ce cas, on pourrait peut-être sauver les filles.
Jack Gilbert vit son copain s'éloigner, les mains dans les poches de son pantalon rayé, vers l'entrée du camp. L'entrée du camp qui était aussi, naturellement, la sortie. Qu'est-ce qu'il fout, ce con ? Il croit que les camarades du Por sont devenus dingues et qu'ils vont lui ouvrir les portes et lui dérouler le tapis rouge ! Ah, l'odeur de la merde ne le gêne pas, mais il en a marre quand même… L'écrivain s'approchait tranquillement du périmètre de sécurité, interdit aux détenus. Nom de Dieu, il est complètement cinglé ! Jack Gilbert se mit à crier : « Attention, Jérôme ! Arrête ! Arrête ! ».
Le docteur Bruleau ouvrit la portière.
« Je regrette, » dit son compagnon, « mais nous ne fréquentons pas ces gens-là. Je peux pas vous emmener plus loin. »
Puyrenaud avait l'air embarrassé et nerveux. Pierre Bruleau se demanda une fois de plus ce qui pouvait bien tracasser le chef des propriétaires. C'est un piège, ou quoi ? Mais la fille qui allait accoucher aux Fougères ne pouvait pas attendre. Il prit sa sacoche dans la main droite et s'éloigna à grands pas, sans se retourner.
« Camarades ! Nous ne sommes pas le Conseil Mondial Révolutionnaire ni le Comité Populaire pour l'Agriculture. Notre rôle est plus modeste et nous devons… »
Mara Idaho s'était avancé, poings tendus, vers le commandant Igor qu'il interpella en anglais sur un ton véhément. Terasini porta la main à son étui revolver — il était le seul à en avoir un.
— « Du calme, Camarades. » dit Pascal Fouvarol.
Il s'était levé aussi ; il voulut s'approcher de la porte. Terasini, vif, brutal, plus flic que jamais, se dressa devant lui.
— « Ne bouge pas d'ici, Camarade ! »
Pascal le toisa avec un certain mépris et, longtemps après, dit d'une voix traînante : « T'affole pas comme ça, mon vieux ! Je regardais où ma femme était passée. »
Seul Mara, s'il avait été moins occupé à vitupérer, aurait pu discerner l'amertume du ton. Pascal avait la gorge sèche et la mâchoire crispée. Pourquoi Annette avait-elle disparu ? Il voyait dans la cour, au bord du ruisseau et dans le parc à moutons, près d'un hélicoptère, deux ou trois officiers de l'Armée Rouge et quelques membres de la communauté. Mais sa femme n'était pas là. Son neveu non plus. Annette avait vingt ans de moins que lui. Il trouvait normal qu'elle fasse l'amour avec Alain de temps en temps. Mais profiter d'un moment pareil pour s'amuser, c'était moche de leur part à tous deux. Il revint s'asseoir près de la table. Il écouta distraitement la profession de foi de Mara. Il comprenait assez bien l'anglais. Mais son ami le Peau-Rouge, lorsqu'il était en colère, avait un accent épouvantable. Mara, l'œil fiévreux, la mâchoire crispée, exposait en gesticulant sa conception du socialisme. Ce n'était pas tout à fait celle de l'Armée Rouge. Selon lui, l'Humanité avait atteint une fois pour toutes l'âge d'or à la fin du xviiie siècle en Amérique du Nord. Jamais les socialistes de tout poil n'égaleraient cette civilisation indienne détruite par les blancs…
Pascal se disait : Quel pauvre type je suis ! Je devrais m'en foutre complètement… Non, ce n'est pas ça non plus. Je devrais trouver le partage normal, sain. Naturel… Je devrais trouver bien, enrichissant, nécessaire qu'Annette fasse l'amour avec Alain ou avec n'importe qui. Si je suis jaloux et malheureux, c'est que je suis un pauvre type, un vieux con irrécupérable ! Dis donc, Pascal Fouvarol, tu te conduis exactement comme si elle t'appartenait ! Mentalité de propriétaire… Ta femme, ta maison ! Il y a la communauté Allende, oui. N'empêche qu'ici c'est encore ta maison. Et tu as voulu recevoir les envoyés de l'Armée Rouge chez toi. Et Annette est encore ta femme et tu as peur de la perdre. Est-ce que tu y crois vraiment, au fond de toi, à la communauté ?
Pendant ce temps, Mara Idaho décrivait à Clotilde Igor un monde de liberté et de bonheur, sans Comité Populaire pour l'Agriculture et sans statistiques de production. « Mais bien sûr, » jurait-il, « tout le monde mange à sa faim. Tous les produits de la terre sont partagés équitablement entre tous. » Il définissait l'économie de ses rêves comme rationnelle et humaine à la fois. Communiste et distributive. Une économie de marché, mais de marché gratuit. Et pas d'administration ni de gouvernement. Pour quoi faire, l'administration et le gouvernement ? Libéré de l'injustice, de la propriété et de l'oppression du pouvoir, l'Homme retrouvait sa sagesse naturelle. Et cette sagesse suffisait à tout…
Pour Simon, la sagesse était de profiter au maximum d'une aventure merveilleuse. Il ne souhaitait nullement partager cette belle fille qui était à lui — rien qu'à lui — depuis quatre jours et quatre nuits, ni cette maison de dix pièces, vide d'occupants et bourrée de richesses qu'un hasard bienveillant lui avait donnée. Où étaient donc passés les propriétaires ? Il se posait parfois, vaguement, la question. À vrai dire, il s'en moquait. En arrivant, Barbara s'était précipitée sur le congélateur qu'elle avait trouvé encore presque plein. Mystère… « Simon, de quel droit nous sommes nous installés ici ? — Ma tendre idiote ! » Simon riait. « Du droit qu'on a de prendre tout le bonheur qui s'offre ! C'est ça le socialisme… » Pour Simon, le socialisme, c'était en ce jour de mai une jolie fille amoureuse et une maison immense avec un congélateur plein de provisions et des armoires pleines de linge et de vêtements… Il explorait inlassablement le corps de Barbara avec ses mains, avec sa bouche, avec son sexe. Et quand une certaine lassitude le prenait, il sautait sur ses pieds et partait explorer la maison. Barbara ne quittait plus la chambre et à peine le lit.
La porte du camp s'était ouverte pour laisser passer un camion. Michel Jérôme continua tranquillement sa promenade. Il s'appuya un instant au capot du camion ; il salua d'un signe de tête les hommes qui déchargeaient des caisses ; il fit un léger crochet pour éviter un garde débonnaire et sortit.
« Grouille-toi. » dit le garde. « La corvée est partie depuis cinq minutes ! »
Le commissaire Rafella fit passer une feuille de carnet au représentant de l'Armée Rouge. Si un des types se montre, on le descend. Sinon, on attend la nuit pour leur tomber dessus. O.k. ?
O.k., répondit l'officier par la même voie.
Tout allait bien. L'ex-commissaire contemplait la villa avec une intense exaltation. Cette fois, Jo Baron était foutu. Il n'y aurait pas de juge gauchiste pour commuer sa peine et l'envoyer en permission !
Simon n'était pas plus excité en caressant la croupe de Barbara. Le socialisme avait du bon…
Clotilde Igor écoutait Mara Idaho d'un air fasciné. Quand le Peau-Rouge, au comble de l'agitation, s'écria que le socialisme avait un devoir et un seul : réaliser l'utopie dans le monde, elle ne sourit pas, ne fit pas une grimace ni un geste de doute. Ses yeux brillaient d'un éclat fiévreux.
Mara recula d'un pas et se laissa tomber sur le banc. Il porta les deux mains à sa tête, enleva son bandeau frontal d'un seul geste, sortit de sa poche un grand mouchoir kaki et essuya rapidement la sueur qui avait inondé son visage… Il y eut un moment de silence presque total. On entendit le moteur du réfrigérateur se déclencher et une mouche grésiller sur le papier collant.
— « Très bien. » dit le camarade Terasini. « Je suis heureux que cette discussion soit terminée. J'ai ici deux convocations devant le Comité populaire. Mais il suffit qu'un d'entre vous m'accompagne à la préfecture. Avec les livres naturellement ! »
Il prit deux feuilles de papier format enveloppe dans un protège-document en plastique, déchira l'une et tendit l'autre à Pascal.
« Camarade Fouvarol, je vais te demander de me suivre ! »
Le maire Campouriez prit timidement la parole.
— « Je m'excuse, Camarades : ça serait peut-être mieux que le camarade Fouvarol reste ici pour mettre au courant le camarade Gervais et que le camarade Idaho…
— Trop tard ! » dit Terasini d'un air triomphant.
Et il jeta sur la table une poignée de confettis. Ce geste semble indiquer une nette préméditation de la part de la Sécurité militaire. Le calcul aurait pu être le suivant : mettre Pascal Fouvarol hors circuit pour laisser le champ libre au nouveau directeur de l'“agrocentre” — Mara Idaho n'étant à Serre-Bazac qu'un hôte de marque… et un étranger plus ou moins suspect aux yeux de la population.
— « Très bien. » dit Pascal Fouvarol.
Il s'approcha de la fenêtre, observa la cour et les environs. Annette n'était pas là. Alain non plus… Il ouvrit un classeur métallique placé à côté de l'horloge, y prit une demi-douzaine de dossiers et de registres qu'il posa sur la table.
« Crédiou ! Je pense que ça suffira ? »
Il se planta devant les officiers de l'Armée Rouge, les mains sur les hanches.
« Je suppose que je dois faire ma valise ? »
Terasini inclina la tête. Clotilde Igor paraissait indécise. Visiblement, la situation lui échappait. Mara posa sur l'épaule de son ami sa main brune, sèche, aux veines fortement apparentes.
— « Reste ici, Pascal ! Ils ne peuvent t'obliger à partir. »
Pascal donna un coup de menton en direction du camarade Terasini.
— « Ah, tu crois qu'ils peuvent pas ? »
Clotilde se dressa, secoua sa crinière blonde.
— « Nous n'avons pas l'intention de vous embarquer de force, camarade Fouvarol.
— Mais » ajouta Terasini sur un ton doucereux, « il vaut mieux que vous vous présentiez vous-même devant le Comité populaire pour défendre votre gestion… dans l'intérêt de tous.
— Je suis à votre disposition, Camarades. » dit Pascal gravement.
Le commandant Igor lui tendit la main.
— « Merci.
— Votre gestion ! » cracha Idaho. « Quel sale mot ! Comme si on était des managers ! »
De chaque côté du chemin creux qui conduisait au hameau des Fougères, les cerisiers étaient en fleur. C'étaient des arbrisseaux malingres et tardifs, qui donnaient vers le milieu de l'été de petits fruits piquants, un peu aigres — et délicieux. Délicieux, oui, avec cette saveur d'enfance que Pierre Bruleau retrouva un instant dans sa bouche. Le médecin ferma les yeux une seconde. Les souvenirs se pressaient dans sa tête et dans son cœur. Il se demanda sans angoisse, sans amertume, s'il vivrait assez vieux pour goûter les dernières cerises de l'été… Il fit quelque pas de plus, arriva en terrain découvert et vit la jeune fille qui l'attendait au bout du chemin. La jeune sœur de la parturiente. Elle avait dix-sept ou dix-huit ans. Elle s'appelait Monique. C'était — il vérifia dans sa mémoire, — c'était sans toute la plus belle fille qu'il eût jamais rencontrée. Visage ovale, un peu long, nez droit, bouche large et sensuelle, traits d'une extrême finesse, grands yeux sombres… Elle portait une courte jupe rouge qui mettait en valeur son corps souple et ses longues jambes musclées. Ses cheveux noirs flottaient en lourdes vagues jusqu'à ses coudes. Elle souriait… Le docteur Bruleau était à trente mètres d'elle. Il mourut en l'admirant.
Sa dernière pensée fut un souhait de bonheur pour la jolie fille et l'enfant qui naîtrait sans lui. La milice des propriétaires recrutait ses hommes parmi les bons chasseurs. La première balle fit éclater la tête du médecin. Tant pis pour toi, Toubib ; ça t'apprendra à être le frère d'un salopard et à t'occuper des hippies !
Bien sûr, le camp avait une double enceinte. Entre les deux lignes de barbelés, s'étendait un no man's land dans lequel les gardes pratiquaient souvent le tir aux lapins. Sur les détenus trop naïfs, naturellement. Coïncidence : le Por recrutait aussi ses hommes de main parmi les bons chasseurs… Michel Jérôme n'était pas un détenu naïf. Il avait marché délibérément à la mort. Quoiqu'il s'obstinât à prétendre le contraire, il ne supportait pas mieux que son copain Jack Gilbert l'odeur de la merde. Il en avait assez. Et puis, de toute façon, le monde qui se préparait ne serait pas le sien. La première balle lui cassa la jambe. Ce n'était pas par maladresse du tireur, mais par jeu. Même pour les gardes, les plaisirs étaient rares. Ces hommes, d'ailleurs, n'étaient pas cruels. L'écrivain Michel Jérôme fut achevé au deuxième coup.
On peut penser qu'il avait été mal inspiré dans sa mort comme il avait été mal inspiré dans toute sa vie. Une heure plus tard, un détachement de l'Armée Rouge Internationale, avec trois camions et deux véhicules blindés, se présentait à l'entrée du camp. Les troupes du Por étaient très inférieures sinon en nombre du moins en puissance de feu. Tout de même, un affrontement aurait pu être extrêmement sanglant. Un détenu réussi à éviter la bataille et à imposer sa médiation. C'était Jack Gilbert, qui venait de découvrir sa vocation et de commencer sa carrière politique. Moins de cinq heures après la mort de Michel Jérôme, tous les prisonniers étaient libres.
Un peu avant le coucher du soleil, le miracle que personne n'espérait plus se produisit enfin. Jo Baron, l'ex-ennemi public numéro un, rejoignit sur un balcon de la villa une des nanas de la bande qui s'exhibait plus qu'à moitié à poil. Il bondit pour la gifler et la ramener à l'abri. Au moment où il se retournait, l'ex-commissaire Rafella appuya calmement sur la détente de sa Remington et abattit le gangster d'une balle dans le dos, à hauteur du cœur.
Ce fut le signal de l'assaut.
« Vive la révolution ! » s'écria le représentant de l'Armée Rouge.
— « Révolution, mon cul ! » dit Rafella.
À mi-voix… Il venait lui aussi de commencer une nouvelle carrière. Ce n'était pas le moment de se compromettre.
Dans la cour du Mas, Pascal rencontra Balazuc avec un groupe de jeunes de la communauté. Il lui demanda où était Annette. Balazuc rougit et déglutit avec peine.
« Je pense qu'elle a dû monter à la Roche avec les… pour le… »
Pascal haussa les épaules.
— « Tu lui diras que je l'embrasse. Je suis obligé de partir mais je pense rentrer demain ou après-demain. »
Balazuc tendit la main.
— « Pascal, écoute-moi, je… »
Fouvarol arrêta son élan d'un signe de tête plutôt sec.
— « Allez, salut ! Je peux pas faire attendre les camarades. »
Avant de monter dans l'hélicoptère entre le commandant Igor et le lieutenant Terasini, il se retourna vers sa maison. Le soleil couchant dorait les cimes des hêtres, couvrait les saules de neige et de métal en fusion, arrachait aux toitures des éclairs reptiliens. C'était le plus beau paysage du monde. Mais une autre image se superposait à celle-ci dans la tête de Pascal Fouvarol. Annette, ma brune, ma chérie, ma traîtresse, ma petite pute chérie, mon amour ! Oh, Annette, pourquoi m'as-tu fait ça aujourd'hui ? Annette ! Tes cheveux au vent, ta lèvre rouge, tes yeux mouillés, toujours au bord des larmes, tes petits seins dressés, ton ventre plat… Annette, je te pardonne tout. Je n'aimerai que toi !
Simon avait sensiblement les mêmes préoccupations au même instant. Mais l'objet de son amour et de son désir s'étalait sous ses yeux brillants, à portée de ses mains moites. Couchée sur le dos, les jambes écartées, Barbara offrait à sa convoitise un peu lassée un ventre large, blanc, humide de sueur et de sève féminine.
« À quoi tu penses, Chéri ?
— Je me demande si je préfère tes seins ou tes cuisses. » répondit Simon en riant.
Barbara souleva ses longs cils sombres d'un air intéressé.
— « Alors quoi ?
— Je t'aime toute. J'aime tout de toi. J'en peux plus de t'aimer !
— Alors, baise-moi vite. » conclut-elle en fermant pudiquement les yeux.
Mara Idaho est retourné dans son pays et a pris la tête du mouvement communautaire américano-indien qui s'annonce comme une grande réussite. Une civilisation est peut-être en train de renaître.
En France, les agrocentres n'ont pratiquement jamais fonctionné. Paul Gervais n'est resté qu'un mois à Serre-Bazac. D'ailleurs, la communauté Allende, ayant perdu plus de la moitié de ses effectifs, relevait maintenant des dispositions légales créant les fameuses coopératives agricoles d'exploitation en commun. En fait, rien n'a changé entre le Mas Fouvarol et Aiglevent. Rien ou presque. La communauté a pas mal rétréci. Elle ne s'appelle plus Allende mais Fouvarol. Nul ne sait ce que Pascal est devenu. Annette joue le rôle d'administrateur principal. Deux hommes l'entourent et ne la quittent guère : Alain Mauguio et Jean Balazuc. Ils la comblent de tendresse et lui font merveilleusement l'amour. A-t-elle oublié Pascal ? Est-elle heureuse ?
Comme l'Armée Rouge n'a jamais rendu les livres, on ne tient plus beaucoup de comptes. C'est du temps gagné pour la vraie vie.
Aux Fougères, les hippies se sont débrouillés sans médecin. L'enfant est né ; il a grandi. C'est un jeune garçon mince et beau, un peu mystérieux. Il a des dons artistiques certains. Mais on dit que dans le monde de demain, tous les Hommes seront des artistes.