Certificat d'études élémentaires, commune-grande de Saint-Jean-des-Montagnes, Anduze, Générargues, Pays des Cévennes. Session du 13 juillet 2155. Premier prix de rédaction à mademoiselle Alexandrine Jourdan, école publique de Saint-Jean. Sujet 2 : le Bonheur chez nous, aujourd'hui. Note : 9/10.
Je m'appelle Alexandrine, j'ai douze ans. Mes grands-parents paternels sont morts dans la terrible tempête climatique de septembre 2151. Je me souviens des histoires qu'ils me contaient sur le Système Technicien et la vie folle, angoissée, sans but que l'on menait en ce temps. Ils ne l'avaient pas connue eux-mêmes et s'inspiraient des récits de leurs propres grands-parents. C'était un monde triste, le malheur régnait, les gens se plaignaient tout le temps. On disait que les Cévennes “crevaient” ; les voilà ressuscitées !
Mon grand-père maternel est parti travailler dans le nord sibérien, qui est devenu, grâce au réchauffement du climat, une région tempérée et riche. Ma grand-mère maternelle vit à Lyon, où elle exerce le métier d'ourdisseuse et prépare la chaîne du tissu de soie. Lyon, notre nouvelle capitale depuis que Marseille a été noyée sous les eaux de la Méditerranée… D'après leur courrier, tous sont contents de leur vie, mais je suis presque sûre qu'ils sont moins heureux que nous car ils n'ont pas notre indépendance.
Nous adhérons aujourd'hui à l'État libre Rhône-Bourgogne-Languedoc, membre de la lointaine Roue (Republic of United Europe). La Roue s'occupe pour nous de la défense militaire et des affaires étrangères ; nous déléguons les voies de communication et le commerce extérieur — fort réduits à la suite de nombreux cataclysmes — au gouvernement de Lyon… Pour le reste, nous sommes beaucoup plus libres que les anciens citoyens de la République française sous le Système Technicien. Pour nous, Cévenols, la liberté a toujours compté beaucoup. Certes, nous sommes aussi pauvres que nos ancêtres d'il y a trois siècles mais nous nous accommodons de la simplicité car elle nous apporte la paix de l'âme. La pauvreté signifie d'abord que nous menons une vie extrêmement frugale, plus frugale encore que dans le lointain passé. L'eau est plus rare et des migrants venus des zones submergées nous rejoignent sans cesse. Ainsi, nous mangeons très rarement de la viande car les animaux sont trop précieux et consomment trop d'eau. Nombre d'entre nous sont végétariens, comme ma famille.
La civilisation technique a failli détruire le monde. On n'y reviendra jamais. Bon débarras ! Notre vie, nous ne l'avons pas choisie ; elle s'est imposée par le changement de climat sur la Terre et les calamités qui ont suivi. Mais elle nous convient, à nous Cévenols comme à la plupart des réfugiés, heureux de trouver sous leurs pieds la solidité de la montagne.
Autrefois, dans ce pays, catholiques et protestants se regardaient en chiens de faïence. Aujourd'hui, les musulmans et les bouddhistes sont aussi nombreux que les chrétiens, sans compter les déistes et les athéistes. Moi, je n'ai pas encore choisi ; je pêche avec jubilation ce qui me plaît dans chaque religion. J'avoue que la mentalité bouddhiste convient mieux que toute autre à l'existence sobre et austère que nous menons.
Nous avons gardé certains savoir-faire de l'époque technicienne. Nous ne les appelons pas “techniques” car le mot fait encore un peu peur. En fait, ce sont bien des techniques mais nous faisons très attention de ne pas les laisser envahir notre existence et nous dominer. Nous sommes toujours prêts à nous en passer si besoin était : notre tranquillité et notre bonheur sont à ce prix. Nous avons des moteurs à vent ou à alcool, des machines hydrauliques, des lampes à gaz, etc. Toutes sortes de choses utiles mais non indispensables. Nous ne voyons jamais de chars tous terrains grimper nos pentes à grand bruit ! Nous tissons la plupart de nos vêtements, nous fabriquons une bonne partie des objets que nous utilisons. Nous tirons nombre de nos médicaments des ressources de la nature. Nous savons par exemple prévenir et soigner les maladies de vers à soie. Nous faisons certes des échanges avec nos voisins et même avec les gens de la capitale, Lyon. Mais s'il faut, nous sommes prêts à nous passer de tout superflu… et même d'une partie du nécessaire. C'est une forme d'indépendance pour chacun de nous qui est aussi importante que l'indépendance du pays.
C'est au fond la première source de notre bonheur.
Nous ne comptons que sur nous-mêmes, dans la solidarité des familles, des communes et de la région. Notre vie ressemble beaucoup par ce côté à celle de nos ancêtres du xixe siècle : jusqu'au Certificat d'études que nous avons rétabli ! Comme nos ancêtres, nous améliorons petit à petit nos savoir-faire mais nous sommes avertis des dangers d'une civilisation machiniste. Nous ne laisserons jamais la mécanique régler notre existence à notre place.
En revanche, nous sommes à l'abri des folies de la concurrence. Le monde est assez occupé par ses propres malheurs pour ne pas nous chercher chicane. La Chine ne nous inonde plus de se soieries : c'est elle-même qui est inondée, quasiment dévastée. Elle a été la première victime de la catastrophe technicienne. Elle a, elle aussi, compris la leçon. De même, les huit cents États indépendants de l'Amérique sont trop empêtrés dans leurs querelles pour se soucier de nous !
La fin de la civilisation technique nous a fait redécouvrir les choses simples. Nous sommes libres de cultiver le bonheur dans notre cœur. Et nous avons le temps de regarder les étoiles.