La pluie grignotait le plastique de la fenêtre et crépitait sur la plaque de verre du toit. Dehors, elle remplissait l'espace étroit qui s'étendait entre la terre ruisselante et noyée et le ciel bourré de dumpies rouge et noir. Elle flottait en gerbes énormes, portée par les coups de vent, elle venait battre les murs de la cabane. Elle ruisselait sur le toit et s'insinuait par les crevasses du bois, les joints de la toile goudronnée, les interstices des planches et la vitre cassée du vasistas. La cabane aurait pu être une caravelle, un brick corsaire, un gratte-ciel, un module lunaire ou la hutte de Robinson, mais Fabrice n'avait pas beaucoup d'imagination. Ou peut-être préférait-il imaginer le monde réel, le monde actuel, la ville à la fois tellement proche et tellement lointaine. Plus tard, lorsqu'il aurait sa piqûre, ses rêves s'envoleraient. Pour le moment, ils flottaient au ras de terre. La réalité, c'est ça qui comptait. La boue l'hiver, la poussière l'été ; et toute l'année les ordures sous les pieds et les dumpies, les nuages toxiques, au-dessus de la tête… Il y avait Gina, aussi, mais Fabrice ne savait pas encore très bien si elle appartenait au monde de la réalité ou à celui du rêve…
Un instant, il fut attentif au clapotement de l'eau et au sifflement du vent, puis il se laissa tomber sur un coussin de raphia que des copains avaient piqué aux Oisifs. Les Oisifs étaient encore plus pauvres que les Chôms et les Inocs ; ils ne touchaient qu'une Indemnité extrêmement minime ; ils ne cherchaient pas de travail ; ils se contentaient de bricoler des petits trucs et de trafiquer avec les cassettes du Chico. Sale mentalité — comme si l'Emploi était pour les chiens ! (Les chiens du camp avaient un “emploi” tout trouvé : les Oisifs les bouffaient, et il y avait des pourris parmi les Inocs qui en faisaient autant !)
Les Chôms qui avaient une occupation régulière (chercher du travail) méprisaient les Inocs qui se rendaient seulement de temps en temps aux convocations de la P.E., la Police de l'Emploi.
Et les Inocs, qui avaient eu le statut de Chômeurs ou espéraient l'obtenir un jour, méprisaient les Oisifs, ces rebuts d'Humanité. Mais les Oisifs qui avaient choisi de ne pas demander l'impossible, de ne pas chercher l'introuvable, méprisaient non moins les “mendiboulos”. Et tous ensemble étaient d'accord pour mépriser les “cassettes” (cadres, semi-cadres, employés et techniciens) du camp…
Fabrice Vincetti, seize ans, fils de Chômeur, écoutait tomber la pluie et souffler le vent. La cabane appartenait aux enfants des Chômeurs — mais, le plus souvent, Fabrice était seul. Seul pour écouter la pluie et le vent, et défendre la cabane contre les incursions des Inocs et des zozos. Et aussi, parfois, pour attendre Gina…
Sale zozo !
Espèce de mendiboulo !
Gina, mon amour…
Pauvre Chicon.
La pluie se déversait en fils serrés et durs. Elle battait le toit et les murs de la cabane et formait sur le sol d'innombrables ruisseaux huileux. Le vent sifflait sous les affiches de plastique, faisait vibrer les fils d'étendage et trembler les palissades disjointes. Au milieu du jour, on ne voyait pas à vingt mètres un Oisif en train d'écorcher un chien. L'univers était une énorme boule de brouillard, de pluie, de boue et de merde. Et, au milieu de l'univers, il y avait la cabane, l'éternel refuge du petit Chômeur, tout seul dans son enfance retrouvée…
Le Chico, c'était le Camp d'Hébergement des Inoccupés, Chômeurs et Oisifs. Il se trouvait à proximité de Chamalville, importante cité industrielle de Neuropa. Il était peuplé d'environ cent mille personnes, moitiés zozos et moitié mendiboulos. Fils de Chômeur, Fabrice aurait droit dès sa majorité au statut de son père. Jamais il ne deviendrait un Inoc et encore moins un Oisif. Il chercherait du travail quatre jours par semaine comme le voulait la loi. Et un jour, il trouverait un emploi, et il épouserait Gina, qui était la fille d'un semi-cadre. Pourquoi ne deviendrait-il pas lui-même semi-cadre ?
Il rêvait à l'avenir en écoutant tomber la pluie et souffler le vent.
Nom : Vincetti Fabrice
Âge : 34 ans
Né : Au Chico de Chamalville, le 4 janvier 1992
Statut : Inoccupé
Curriculum vitæ : Études du premier degré à l'École Marilyn-Monroe (Chico-Sud). Préparation à la vie professionnelle au Centre Permanent Saint-Ex (Chico-Est). Statut de Chômeur le 1ermars 2009. Jamais trouvé d'emploi. Déclassé le 14 juillet 2019.
Maladies (code) : RA 6. T 11. GAM 62. SSH.
Remarque : Vit au Chico, Zone sud, sans résidence fixe
Même toi, Fabrice Vincetti, tu dois être inscrit quelque part, à l'encre rouge, peut-être, dans les énormes registres de la ville… Eh, plus de registres, pauvre Chicon, même en taule, partout des ordinateurs. Tu es marqué en chiffres petits petits dans le gros ventre d'une machine pourrie, sûr que tu l'es ! Ta gorge se serre quand tu y penses ; on dirait que tu as la trouille. D'abord, tu es jeune, seize ans, dix-sept, tu as un peu oublié à cause de tous ces trucs, et quelquefois tu rêves que tu as trente ou trente-cinq, ou quarante, que tu es Chômeur, toujours Chômeur, un vrai cauchemar, jamais trouvé d'emploi, toujours marqué en chiffres petits petits dans le ventre d'une machine pourrie, pauvre Chicon, tout le monde est marqué en chiffres petits petits dans le gros ventre d'une machine pourrie, toi tu es en chiffres rouges peut-être, ou verts ou bleus, ou n'importe quoi, sur la liste noire, mais tu rêves et tu as peur d'avoir tout raté, jamais trouvé d'emploi et Gina mon amour, mais tout le monde meurt, à quoi bon et puis ce n'est qu'un rêve, tu as seize ans, tu es à la Guyane dans ta cabane, la cabane tu la reconnais, il y en a pas d'autre comme ça à mille kilomètres à la ronde, tu as seize ans, pas tout à fait dix-sept, et la preuve c'est que tu pointes encore à l'Emploi, tu cherches pas de travail, tu es inscrit nulle part à l'encre rouge sur les énormes registres de la ville ni dans le gros ventre d'une machine pourrie, tu es jeune, tu es libre, l'avenir est à toi. Et la piqûre. C'est un cauchemar : tu as jamais eu la piqûre et tu l'auras jamais. Tu te laisseras pas faire. Et puis, la piqûre, c'est pour les Oisifs et les Inocs, pas les Chôms !
« Ce type est vraiment dans un triste état. » dit l'aide-médecin.
— « Mental ? » interrogea l'inspecteur de la Police de l'Emploi.
La jeune femme haussa les épaules.
— « Physique ! Oh, mental aussi, je suppose.
— Reste à savoir quelle est la cause et quel est l'effet. » médita le semi-cadre du Chico.
— « Si vous être malin pour démêler ça !
— Il faut bien essayer.
— J'aimerais avoir la réponse du Contrôle médical. » dit l'inspecteur.
Le semi-cadre appuya sur la touche d'urgence du terminal.
— « L'embouteillage aux archives, c'est terrible. Ici, on consulte en moyenne cinq fois plus les archives qu'en ville. Cinq fois plus par personne, je veux dire. Et nous sommes tout à fait sous-équipés au point de vue informatique. Notre proportion de Chômeurs n'est pas assez bonne. Comme si c'était notre faute ! »
L'inspecteur ricana.
— « Vous avez trop de zozos et pas assez de mendiboulos !
— Et parmi les mendiboulos, trop d'Inocs et pas assez de Chôms.
— Je n'aime pas ces mots. » jeta l'aide-médecin !
C'était une jolie blonde de vingt-cinq ans. L'inspecteur lui sourit d'un air engageant.
— « Eh, mignonne, ce n'est pas nous qui les avons inventés. Ils s'appellent comme ça entre eux.
— Avec une nuance. » précisa le semi-cadre. « Les Chôms ne se considèrent pas comme des mendiboulos mais comme des travailleurs.
— Ils font un dur métier. » convint l'inspecteur en riant.
Pas un mendiboulo ! Je suis Chômeur. J'ai une occupation régulière. Tous les jours en ville pour chercher un emploi, enfin quatre jours par semaine, si je m'écoutais, je préférerais être Oisif, et c'est vrai que je leur ressemble pas mal, avec mes cheveux noirs, un Rom, un artiste quoi, ma belle petite gueule pâle, mes grands yeux sombres. Des yeux de fille. J'aime bien avoir des yeux comme ça, au fond je voudrais être une fille je ferais l'amour cinq fois par jour, ou dix, au lieu d'une ou deux. Mes yeux un peu bridés, des yeux de Chinois mais j'aime bien avoir des yeux comme ça, je voudrais être un Chinois, un Rom, un artiste, n'importe quoi mais pas un Inoc, un mendiboulo !
La réponse demandée s'inscrivit sur l'écran du terminal. Un numéro de code (celui du dossier de Fabrice Vincetti), puis le chiffre de la question, et enfin une date : 25 juin 2026.
Schmidt, le semi-cadre, se retourna vers ses deux compagnons, l'aide-médecin, Martine Doge, et l'inspecteur Friendel, de la Police de l'Emploi. Un regard triomphant à la jeune femme (Bien fait pour toi ; je te l'avais dit !) et un coup d'œil hypocrite et gêné au flic de service (C'est pas mes affaires, après tout !).
« En somme, » commenta l'inspecteur, « ce type n'a pas eu sa piqûre depuis quatre mois ?
— Sûr. » approuva Schmidt. « C'est marrant. En général, les fraudeurs essaient plutôt d'avoir une double dose. Il y en a qui se débrouillent pour être inscrits dans deux ou trois zones et avoir au moins une piqûre par semaine. Il faut comprendre : pour eux, la piqûre, c'est quarante-huit heures de paradis. Du moins, au début. Après, il y a l'accoutumance : ça baisse à vingt-quatre heures, même en forçant la dose. »
Martine Doge s'était assise sur un tabouret médical : elle tournait le dos aux deux hommes. Appuyant les coudes sur ses genoux, elle prit son visage dans ses mains et pensa aux vacances. On était fin octobre. Le 10 décembre, elle partait pour l'Afrique centrale avec Franz et Gilbert. Le métier d'aide-médecin — aide-flic, oui ! — était un des pires qui soient, surtout dans un Chico, mais il lui permettait de s'offrir autant d'hommes qu'elle en voulait. Les Inocs et les Oisifs abondaient sur le marché de la chair humaine, mâles et femelles. Elle préférait les premiers, quoiqu'une fille de temps en temps… Ce Fabrice Vincetti n'était pas mal. Il était même vraiment beau, mais il avait quelques années de trop. Et puis, il portait les stigmates physiques et mentaux de la vie dans le camp. En fait, ce type est à moitié fou, se dit-elle. Vivre quatre mois caché dans une cabane, à la périphérie du Chico, pour échapper à la piqûre ! Avec son talent de dessinateur, il aurait pu se faire classer Oisif sans aucun mal et gagner sa vie tranquillement comme artiste libre… Non, il veut être Chômeur parce que c'est plus glorieux. Et maintenant…
Gina porta la main à sa gorge pour se gratter, puis elle se souvint de la pose qu'elle devait tenir et ramena avec nonchalance son coude au creux de sa hanche. Étendue sur un lit d'oripeaux, le dos du côté du radiateur, les jambes repliées, entrouvertes, elle offrait au regard de Fabrice une profusion de courbes enchevêtrées, de larges plaques de chair laiteuse et un triangle d'ombre touffue. Assis sur un banc, au milieu de la pièce, Fabrice tenait sur ses genoux une planche sur laquelle était collée une feuille de papier à dessin. Il la couvrait de son corps et l'enveloppait de ses bras, de sorte qu'il semblait protéger son œuvre contre le vent, la chaleur, la lumière ou n'importe quoi — ou bien la défendre puérilement des regards trop curieux.
« En tout cas, » dit Gina, « je peux montrer tes dessins à Jérôme. Je suis sûre que ça l'intéressera.
— Tu lui montreras ça !
— Qu'est-ce que tu crois ? J'ai déjà posé à poil pour lui !
— Et tu as fait l'amour avec lui ?
— Et alors ? Tu es jaloux ?
— Et lui ? Tu n'as pas peur qu'il soit jaloux ?
— De quoi ? De ton sexe ou de ton crayon ?
— Je m'en fous ! Ce que je voudrais savoir… Oh, et puis merde. Je m'en fous aussi. »
Un bon coup de crayon, il a, ce jeune Vincetti, se disent les k7 en passant, et ils ricanent. Ils n'ont pas le coup de patte, eux, mais ils ont un emploi et du fric : c'est encore mieux, et ils s'en foutent bien si je suis Inoc et mendiboulo avec mon coup de patte, mon coup de crayon, mon talent, ah, ah ! Gina chérie, je t'aime, tu es belle et je t'aime. Oh, Gina, je ne suis qu'un pauvre Chômeur de… bientôt trente ans et toi tu es la fille d'un employé et tu couches avec ce Jérôme qui est au moins semi-cadre et peut-être un futur cadre… Jamais trouvé d'emploi marqué en chiffres petits rouges noirs dans le ventre d'une machine pourrie Chômeur mendiboulo pauvre Chicon ! La piqûre deux fois par mois pour tenir ils disent que c'est bon ça fait du bien c'est bon pour moi bon pour les mendiboulos la piqûre. Et avec ça du talent, à revendre, Fabrice Vincetti, mais fallait te faire Oisif, jamais les k7 n'achèteront une peinture à un mendiboulo !
… La jeune femme nue dont Fabrice composait la silhouette sur le papier, à petites touches fuyantes, était Gina bien plus jeune que la vraie, une Gina sans âge… T'as pas d'âge dans mon cœur ma biche t'as un beau cul et je t'aime Gina de rêve nymphe tout juste adulte promesses junoniennes un jour t'auras plein de bourrelets de graisse partout mais je m'en fous, je serai crevé jamais trouvé d'emploi la piqûre et tout ! Promesses junoniennes que le temps changerait un jour en poches de graisse. Une chevelure qui flottait comme si l'air était de l'eau, des extrémités qui s'allongeaient, s'effilochaient, quel coup de patte, coup de crayon il a ce Fabrice Vincetti, Gina, Gina, une chevelure qui flottait, des extrémités qui s'allongeaient, une toison noire en forme de cœur, des seins pointus qui avaient l'air de regarder le ciel et des yeux félins qui contenaient dans leur pupille rétrécie toute une charge d'obscènes blasphèmes, Gina, Gina. Nudité plus scandaleuse que sensuelle : d'une certaine façon, un cri.
Encore inachevé, le dessin de Fabrice racontait une histoire moitié féerique, moitié satanique, en contrepoint d'un amour impossible. Fabrice laissait affleurer son côté mystérieux, ce qu'il ressentait au fond de lui d'à peu près incommunicable par le moyen du langage ordinaire, qu'il ne cherchait d'ailleurs pas à communiquer, que Gina ignorait comme tout le monde, dont lui-même ne prenait conscience que grâce au dessin, conscience tendue, coupable, horrifiée : Pauvre Chômeur, mendiboulo, jamais trouvé d'emploi, ton nom marqué en chiffres rouges dans le gros ventre de la machine pourrie, quelque part dans la ville, dans le ventre de la ville, la piqûre, seul dans la cabane, seul dans la vie, je suis seul… la pluie grise la boue l'hiver la poussière l'été toujours seul l'hiver, l'été, oh Gina, jamais trouvé d'emploi Gina ma caravelle petit Chômeur fais bien l'amour, c'est tout ce que tu sais faire pauvre Chicon, je voudrais être une fille longue et mince, grands yeux ventre plat seins pointus le ciel gris nymphes du sud peaux dorées terre ruisselante et noyée je t'aime la pluie le ciel gris nymphes jolies légères dans les champs de genêts fleuris Gina mon amour fille du sud tout ça dans mon dessin mon amour quel coup de patte de mendiboulo. L'univers immense boule de brouillard de pluie de boue de merde et au milieu de l'univers la petite cabane aux murs de planches au toit couvert de plastique éternel refuge petit Chômeur tout seul dans la tête Gina le sexe de Gina point oméga le centre de l'univers ton champ de genêts fleuris petit Chicon qui dessine et mendie du boulot jamais trouvé d'emploi tout ça dans mon dessin !
« Si je raisonne bien, » dit l'inspecteur Friendel (de la Police de l'Emploi), « vous avez proportionnellement trop de consommateurs de piqûres. Un… Et les Oisifs et les mendiboulos qui ont droit à une piqûre tous les quinze jours trichent un peu ou beaucoup pour en avoir plus souvent. Deux… C'est bien ça ?
— C'est un peu ça. » convint le semi-cadre Schmidt en jetant un comprimé stimulant dans sa bière. (Il s'assura d'un coup d'œil que Martine Doge, l'aide-médecin, ne le regardait pas). « Mais le problème se pose à peu près de la même façon dans tous les camps d'hébergement…
— Je sais, je sais. Donc, si un Inoc ne vient pas réclamer sa piqûre parce qu'il se prend pour un Chômeur ou pour Napoléon, vous ne lui courez pas après avec la seringue ? »
Schmidt eu un rire lugubre. Il but une gorgée de bière et enfonça la touche occupé sur la console de communication.
— « Vous savez, inspecteur, ça n'arrive pratiquement jamais. La piqûre a résolu bien des problèmes, à tous les niveaux. Les syndicats la réclament pour les Chômeurs avec statut. Je parie qu'avant vingt ans, on la donnera à certains travailleurs, voire à nous-mêmes ! Et naturellement, nous n'avons pas les moyens de courir après ceux qui n'en veulent pas…
— Pas les moyens ni l'envie ?
— Bon Dieu, mettez-vous à notre place, inspecteur ! »
L'inspecteur Friendel soupira et se tourna vers le fond du bureau. L'aide-médecin avait disparu par la porte qui conduisait à son cabinet. Mais cette porte était restée entrouverte : Martine voulait certainement suivre la conversation. Friendel s'approcha et frappa deux coups discrets contre l'huis. La jeune femme surgit, un peu pâle.
— « Qu'est-ce qu'il y a ? »
L'inspecteur réfléchit. Pouvait-elle croire sa responsabilité réellement engagée ? En pratique, la piqûre — en fait, une injection de liquide sous pression, sans la moindre aiguille, mais le mot était resté… — fournissait l'occasion de contrôler régulièrement les Oisifs et les mendiboulos. Tous les autres contrôles étaient plus ou moins tombés en désuétude. Donc, Martine Doge aurait dû vérifier au moins une fois par mois que ses ressortissants étaient bien passés au cabinet ou que leur absence s'expliquait par un transfert, une hospitalisation ou un changement de statut. Si elle l'avait fait, elle aurait découvert que le nommé Fabrice Vincetti n'était pas venu depuis quatre mois. En réalité, le chef de bureau, semi-cadre Schmidt, était plus coupable qu'elle et il le savait. Le travail informatique incombait au personnel administratif… Mais il avait fallu qu'une équipe de nettoyage tombe par hasard sur une cabane de la périphérie, datant d'avant la création du camp. En raison de l'accroissement des demandes d'entrée, qui émanaient surtout d'Oisifs et d'Inoccupés, le Ministère Européen des Affaires Sociales avait décidé d'agrandir la zone urbanisée du Chico de Chamalville. Grande cause, petit effet : les ouvriers sous une gouttière. Dans la région de Chamalville, la pluie était toxique neuf fois sur dix. Fabrice Vincetti se trouvait au poste 126 du camp. Il était étendu sur une banquette. Il tenait une feuille de papier et un marqueur, et il délirait.
Dès son arrivée, Martine Doge lui avait fait sa piqûre, avec une hâte excessive qu'elle regrettait déjà. Un réflexe. Elle savait qu'elle avait été négligente et elle voulait se mettre en règle avec la P.E. et l'administration du Chico. Encore une erreur. L'homme était très affaibli. Elle semblait réagir de façon anormale.
Martine devrait expliquer à l'inspecteur et sa négligence passée et sa précipitation actuelle. Ce ne serait pas facile. Elle craignait pour ses prochaines vacances. Un blâme de l'administration s'ajoutant à un autre — vieux d'environ six mois — et une sanction suivrait inévitablement.
— « Qu'est-ce qu'il fait ? » demanda l'inspecteur en désignant Fabrice Vincetti d'un mouvement de la tête.
Martine haussa les épaules.
— « J'ai vu dans son dossier qu'il avait certains dons artistiques. Je lui ai donné de quoi dessiner pour le calmer : ça pourra toujours servir de test projectif.
— Et il dessine ?
— Oui.
— Tout en causant… Oui. Qu'est-ce que vous lui avez mis comme dose ?
— Quinze unités. » répondit Martine.
La piqûre habituelle était de cinq ou dix unités.
« Je n'aurais peut-être pas dû. Mais il m'a semblé utile de compenser le manque.
— De toute façon, ça délie les langues. Une bonne défonce n'a jamais fait de mal à un mendiboulo ! »
Il avait insisté sur le dernier mot. Martine rougit mais ne fit aucun commentaire.
L'inspecteur entra et referma la porte derrière lui. Il s'approcha de Fabrice.
Alors, Ernst, l'ami de Gina, a porté le verre de whisky à ses lèvres. Les glaçons se sont entrechoqués ou j'ai peut-être rêvé ce bruit. Je reconnais que le type n'avait pas peur de moi. Je me suis avancé vers la table où ils étaient en train de boire tous les deux. La veille, ce salaud m'avait appelé mendiboulo devant Gina et j'avais juré de me venger. Je lui ai dit : « Je vais te tuer ! ». Ou peut-être ne l'ai-je pas dit, mais je le pensais à coup sûr. Et puis, Ernst a tourné la tête un instant pour sourire à Gina. J'ai bondi et je lui ai donné un direct dans la gueule, et en même temps je lui ai arraché son verre d'une manchette au poignet droit. J'ai la situation bien en main, ordure de semi-cadre ! Je me sentais délivré. Je m'étais échappé du ventre de la machine pourrie. Ce qui restait du whisky s'est répandu sur la moquette, au milieu des débris éparpillés. Gina s'est adossée au mur, en face de moi. Elle me regardait fixement. Je croyais voir autant d'admiration que de haine dans ses yeux brillants de larmes. Gina mon amour. Puis elle s'est mise à crier : « Fabrice, tu es fou ! ».
J'ai répondu que cette pourriture de cassette m'avait traité de mendiboulo. Je suis un Chômeur, pas un… Oh, et puis quelle importance. J'étais décidé à tuer ce type alors pas besoin d'explication. J'ai commencé à frapper Ernst, qui ne cherchait même pas à se défendre. Complètement saoul, peut-être. Ou bien trop surpris pour réagir. Essaie encore de m'appeler mendiboulo, salopard !
Rien absolument rien. Je veux dire rien d'intéressant. Un meneur laissez-moi rire. C'est le mendiboulo moyen. Ventre pourri de la machine chiffres petits rouges noirs bientôt quarante ans raté jamais trouvé d'emploi. Tout est dans mon dessin même la révolution. La révolution tu parles rien que des petites histoires minables. Sa nana qui a foutu le camp avec un semi-cadre on la comprend. Il les a pas tués non. On a vérifié et on a soumis son dessin à l'ordinateur de la P.E. Rien d'intéressant. Un meneur ce type laissez-moi rire. C'est un mendiboulo comme des millions d'autres mais il fallait bien l'interroger. Il se vantait d'avoir tué sa Gina et le semi-cadre Ernst. J'ai compris. Qu'est-ce que tu as compris ? Dans le ventre de la ville. La piqûre. Seul dans la cabane toujours seul. Gina mon amour Gina. Vous êtes de la P.E. et vous m'avez… Je ne suis plus au poste 126 ? Non, tu es au commissariat central du Chico. Et vous m'avez… Ah mon vieux tu étais pas en règle. Depuis combien de temps tu l'avais pas eue ta piqûre ? J'en sais rien. J'étais pas en règle. Vous m'avez mis double dose pour me faire parler. Tu te vantais d'avoir tué Ernst tant pis pour toi. Et puis la piqûre c'est bon pour les mendiboulos oui oui ça leur délie la langue. Depuis combien de temps tu l'avais pas eue ? T'es pas heureux pauvre Chicon ? Pourtant double dose ça donne de l'imagination ça fait voir la vie en rose. Si tu es pas heureux c'est que tu avais pas eu ta piqûre depuis un sacré bout de temps, Chicon. La piqûre c'est pour les Inocs et les zozos, pas pour les Chôms ! Oui t'es un Inoc un mendiboulo eh Chicon. Jamais trouvé d'emploi mon vieux on t'a déclassé tu te souviens pas ? Nous, on est là pour faire respecter le règlement. Tu te plaindras pas ? Où irait-on si les mendiboulos se mettaient à bouder la piqûre ? À la révolution ? Vous m'avez donné double dose et maintenant je… On t'a donné trente unités et maintenant tu nous racontes gentiment ta vie c'est ça. Je suis seul et je t'aime Gina. Terre ruisselante et noyée. La pluie. Le ciel gris paysage du Chico. Nymphes à la peau dorée derrière le rideau de la pluie. Nymphes jolies légères dans les champs de genêts fleuris. Gina mon amour Ernst semi-cadre salopard la cabane tout ça dans mon dessin. Vous m'avez donné trente unités et je vais en crever. Nymphes jolies légères dans les champs de genêts fleuris. C'est bon la piqûre ça fait rêver Gina mon rêve mon amour nymphe jolie légère dans un champ de genêts fleuris. Trente unités ça rend bavard très bavard mais je pourrais en crever. Je vous raconte des histoires hein. Oh il faut pas exagérer. T'as rien dit d'intéressant Chicon. Ta nana et son Jules ou plutôt son Ernst on a fait vérifier naïfs qu'on est. Ils se portent bien filent le parfait amour sur une côte africaine. Tu les as pas tués ça vaut mieux pour toi quoique maintenant ça fait pas une grosse différence. J'ai compris j'ai compris ! Qu'est-ce que tu as compris ? Que je vais en crever !
À quoi tu vois ça ?
C'est vrai c'est vrai. Maintenant ça s'éclaircit un peu dans ma tête et je sens que je vais mourir.
Eh dis donc c'est pas de notre faute. C'est parce que t'avais pas eu la piqûre ordinaire depuis un bout de temps. Alors, double dose ça t'a fait un choc. Nous on n'y est pour rien. Tu vois maintenant je vais te laisser.
Qu'est-ce qui va m'arriver ?
J'en sais rien. C'est embêtant pour nous vu que tu nous intéresses pas beaucoup. Je vais en causer au chef. Remarque, si tu es gentil on peut te faire une piqûre…
Une piqûre ? Quelle piqûre ?
Une piqûre pour te calmer.
J'ai compris, j'ai compris.
Qu'est-ce que t'as encore compris ?
Vous allez me faire la troisième piqûre. Un mendiboulo de plus ou de moins c'est pas ça qui empêchera la P.E. ni les cassettes de dormir !
T'affole pas Chicon.
La troisième piqûre et alors j'en crèverai à coup sûr ça vous évitera des histoires. La fille est là pour ça hein avec sa seringue ou n'importe quel truc…
C'est une piqûre ordinaire pour les Inocs et les zozos. T'es un Inoc déclassé du Chôm depuis je sais pas combien de temps, jamais trouvé d'emploi pauvre Chicon. T'en as pas eu je veux dire de piqûre depuis bientôt six mois. Reste tranquille, on n'est pas des salauds. Tu comprends, la troisième piqûre va vraiment te faire du bien. Je te dis la vérité eh Chicon. T'en crèveras peut-être mais tu vas passer un bon moment. Qu'est ce que je dis, un moment. Je te promets que ça va durer très très longtemps et que ça sera bon. Ta Gina, tu vas la retrouver bien plus jeune et bien plus belle qu'en réalité et Ernst sera pas là ni Jérôme ni un autre. Et elle fera tout ce que tu voudras je te le jure. T'auras qu'à avoir une pensée et ta Gina s'exécutera, parole d'homme… Bouge pas, tiens-toi tranquille. Là ça y est. Tu as gagné le gros lot Chicon. Tu vas bien t'amuser. Nous de la P.E. on voudrait bien être à ta place. Ah ça commence à venir. Pour un peu, je resterais là pour en profiter ! T'en fais pas j'ai d'autres chats à fouetter. Ta nana elle mouille déjà pour toi t'as bien de la chance. T'es un sacré veinard Chicon ! Allez salut !
Nymphes jolies légères dans les champs de genêts fleuris un bon moment ça va durer longtemps et ça sera bon oh Gina je voulais te dire avant de crever peut-être que tu m'entends, peut-être que la piqûre ça rend télépathe, ah, aha, aha tu es avec lui, mais je m'en fous t'aime toujours, souhaite que tu sois heureuse, jouisse fort et tout, que tu m'oublies, vives ta vie, salut nymphe jolie, légère dans un champ de genêts fleuris toujours marqué en chiffres petits petits dans le gros ventre pourri de la machine, maintenant, je peux crever l'univers, immense boule de brouillard, de pluie, de boue, de merde et au milieu de l'univers la petite cabane aux murs de planches, au toit couvert de toile, éternel refuge, adieu nymphe légère…
Extrait du dossier 10.2026.4441
de la Police de l'Emploi de Chamalville
[…] Le cas Fabrice Vincetti montre que certaines négligences des services médicaux dans les Centres d'Hébergement des Inoccupés, Chômeurs et Oisifs peuvent avoir des conséquences graves pour les intéressés. Soulignons cependant que Vincetti n'est pas mort d'un surdosage mais d'un choc anaphylactique dû au fait qu'il n'avait pas eu de piqûre depuis plusieurs mois et que son organisme avait dans cet intervalle, élaboré de nouvelles défenses.
Il est souhaitable que le Ministère des Affaires Sociales cesse de lésiner sur le prix des injections, que la “piqûre” ne soit plus réservée aux Oisifs et aux Inoccupés mais que tous les non-employés — même temporairement — puissent en bénéficier ; et il nous appartiendra de veiller de façon plus sévère à l'application du règlement.
(Conversation)
L'inspecteur F. (de la P.E.) : Qu'est-ce que vous avez tiré du dernier sujet que je vous ai envoyé ?
L'assistant Bernard R. (du Laboratoire de Recherche en Psychologie Avancée) : Le dernier était mort quand il est arrivé. e.e.G. plat. Zéro. Mais l'autre était bon. L'avant-dernier, donc. Vincetti. Il a tenu quatre heures.
L'inspecteur F. : Quatre heures de temps réel, ça représente quoi pour lui ?
L'assistant R. : Nous n'en savons rien. Absolument rien. Peut-être autant. Peut-être un million de fois plus. Ou un milliard.
L'inspecteur F. : Vous n'avez donc pas progressé ?
L'assistant R. : Si, naturellement. Nous avons la certitude que la “piqûre” possède un effet chronolytique. À partir d'un certain nombre d'unités. Par malheur, à cette dose elle devient mortelle.
La pluie remplissait l'espace étroit qui s'étendait entre la terre ruisselante et noyée et le ciel bourré de dumpies rouges et noirs. Mais peut-être n'étaient-ce pas des dumpies… simplement des volutes rouges et noires, des jeux d'ombre et de lumière dans le ciel bleu. La pluie flottait en gerbes énormes, portée par les coups de vent ; elle venait battre avec violence les murs de la cabane. Mais Fabrice voyait le soleil briller à travers la pluie sur un vaste champ de genêts fleuris. La cabane était une caravelle, un brick corsaire, un gratte-ciel, un module lunaire, la hutte de Robinson… Fabrice avait retrouvé son enfance, pour toujours peut-être. Gina, nymphe jolie, volait sur ses cuisses bronzées. Tu me rejoindras bientôt, mon amour, Gina mon amour, tu seras nue près de moi et je ferai de toi un merveilleux portrait…
… Gratte-ciel caravelle plus jamais la piqûre nymphe jolie légère dans un champ de genêts fleuris…