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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

le Compagnon du paysan

Au village de Sainte-Croix, le père Laparouquial était le dernier paysan à travailler ses terres avec des vaches : deux paires de bêtes vigoureuses, quoique plus très jeunes, appartenant à la race Blonde d'Aquitaine. On disait même qu'il était le dernier du département. Peut-être serait-il un jour le dernier du continent… L'âge de la retraite approchant, il n'allait pas changer une habitude qui, somme toute, lui avait donné pas mal de satisfactions.

Aux jeunes qui le moquaient gentiment, il opposait toujours des arguments difficiles à réfuter.

« Quand est-ce donc que vous achetez un 90 CV, avec une cabine et un poste de radio, père Laparouquial ? » lui demandait-on en guise d'amicale plaisanterie.

— La radio ? Je la prends matin et soir. Les mauvaises nouvelles me font faire du mauvais sang. J'aime point beaucoup les chansons à la mode, de ce temps. Une cabine ? J'aurais bien le temps d'avoir la tête couverte quand je serai au tombeau. Et puis vos moteurs font trop de bruit. Ils m'empêchent de penser ! »

Les familiers posaient à peu près la même question, en le tutoyant et en l'appelant par son prénom : « Eh, Joseph, quand est-ce donc que tu..? », etc.

Ils s'attiraient en général une réponse désinvolte et un peu goguenarde : « Vous me voyez parler à un tracteur de 90 CV ? ».

Joseph Laparouquial, en effet, ne se privait pas de parler à ses bêtes : chien, vaches, cochon, couvées… Nul ne prêtait plus attention à cette douce manie. Au village, à l'ère des tracteurs de 90 CV, les paysans avaient d'autres chats à fouetter. Le soir, on regardait la télévision, et on restait parfois un mois sans apercevoir son voisin.

À propos de chat, le père Laparouquial avait un chien, un basset hargneux qui ressemblait de plus en plus à une chenille et qui allait sur ses quinze ans. C'est l'âge de la retraite pour un chien. Il devint sourd, et l'homme devait crier très fort pour lui faire la conversation. Aveugle, les pattes nouées, il fut incapable de se traîner aux champs. Puis il mourut. Joseph songeait à élever un chiot pour remplacer le basset, quand un animal errant se réfugia au Petit-Vent, la ferme des Laparouquial. Drôle d'animal, d'ailleurs, furtif et comme transparent…

Il suivait le vieil homme aux champs, de loin tant que le soleil brillait, et ne se risquait près de l'attelage qu'à la nuit tombante. Joseph le voyait si peu qu'au bout de trois semaines, il se demandait encore si c'était un chien ou un singe ou n'importe quoi de bizarre qui se serait, par exemple, échappé de l'autoroute ou de la centrale nucléaire, toutes les deux assez voisines. Détail sans importance, dès lors que l'animal avait une paire d'oreilles.

Joseph se décida à lui parler, car il n'avait pas tout dit au basset ni à ses quatre Blondes sur la guerre de quarante, qu'il avait perdue comme tout le monde. Et il n'avait confié à personne son opinion sur le problème de la surproduction laitière… Le chien — décidément, c'était un chien — s'enhardit quelque peu et se rapprocha pour mieux écouter. Drôle de chien quand même. Après un mois, Joseph se prit à penser que c'était plutôt un singe qui se tenait à quatre pattes pour avoir l'air d'un chien. L'hypothèse d'une créature échappée de l'autoroute lui revint aussi. Il ne songea pas tout de suite à une soucoupe volante, bien que les ovnis, comme on disait dans les journaux, eussent un goût affiché pour la région. Il y songea pourtant lorsque le singe — décidément, c'était un singe — se mêla de lui répondre. Il en fut choqué. Tous ceux qui commencent à vous répondre quand vous soliloquez veulent un jour avoir le dernier mot. C'est pour cette raison qu'il avait, depuis bientôt vingt ans, cessé de causer à la Génie, sa femme. Un peu plus tard, il se rendit compte que l'opinion de l'animal sur les événements de la dernière guerre, bien qu'absurde à son avis, dépassait le niveau d'un singe, même savant. Il lui vint alors l'idée qu'il s'agissait d'un — comment dit-on, déjà ? —, d'une sorte d'extraterrestre. Elle lui parut plausible, à la réflexion, d'autant qu'il avait vu deux ou trois fois le bavard alors que celui-ci ne faisait pas attention, de dos et d'assez près. Et comme ça, cet ostrogoth n'avait pas l'air d'un chien ni d'un singe. C'était peut-être bien un olibrius qui venait des quatre cents diables.

« Tu causeras à ma petite Sylvie, qui va venir passer quelques jours à la maison. » lui dit-il. « En attendant, me casse pas les oreilles. Et pour ce qui est de la débâcle de quarante, je vais te dire le fond de ma pensée ! »

C'était l'automne. La jeune Sylvie, petite fille de Joseph et Génie, avait terminé en juin des études vaguement techniques qui ne l'inspiraient guère. Elle n'avait aucune activité précise en vue et vivait à Paris où ses parents vaquaient à des occupations qui ne les inspiraient pas beaucoup non plus. Elle avait passé presque tous les étés de son enfance à la ferme du Petit-Vent et c'était pour elle une joie d'y revenir à la saison des prunes et des champignons. Une mauvaise nouvelle l'attendait pourtant : la mort de Chiquito, le basset qu'elle avait tant aimé enfant.

« Tu feras connaissance de Martin. » dit le grand-père. « Eh oui, Martin… Dans ma jeunesse, on appelait tous les ours Martin. Et comme ce n'est ni un chien ni un singe… »

L'animal presque humain ne se cachait plus. Il se montrait même sous sa véritable apparence. Du moins on pouvait le supposer. Comme il l'avoua plus tard à la jeune fille : « Je me suis déguisé longtemps. Facile, facile ! Mais bah ! j'aurais l'air d'un mélange de crocodile et d'hippopotame, que les gens ne me remarqueraient même pas. Ou alors, ils croiraient que c'est un truc publicitaire ! ».

Sylvie demanda à son grand-père où on avait enterré Chiquito le basset.

« Il s'est caché pour mourir. Les bêtes le font quelquefois. C'est curieux : on ne l'a jamais retrouvé. »

Elle s'attacha à Martin, qui décidément n'était pas un ours, mais accepta ce nom, le sien étant trop difficile à prononcer pour un Terrien. Il appartenait, lui confia-t-il, à l'espèce des Seïdin, de la planète Abenra : Abenra, la planète des “compagnons”. Il était un compagnon. Sylvie attendit une explication détaillée. Il préférait lui dire des contes à dormir debout, des poèmes tout à fait insensés pour elle, ou même lui réciter le cours de denrées mystérieuses sur des planètes inconnues. Elle se demandait s'il ne se moquait pas un peu d'elle. Pourtant, elle avait parfois l'impression de l'avoir toujours connu. Il lui apparaissait en général sous la forme d'un nain ovale, jaune rayé de rose, à la tête ronde, bleu pâle, avec de grands yeux rose et jaune. Mais il pouvait ressembler à n'importe quoi ou même se rendre invisible quand il en avait envie. Un jour, un promeneur les surprit dans un chemin creux. Martin devint en un clin d'œil… un basset blanc et brun aux oreilles pendantes : « Chiquito ! » s'écria Sylvie, bouleversée.

— « Pardon. » fit-il. « La force de l'habitude… Facile, facile !

— Chiquito, c'était donc toi ! »

Il fut obligé de s'expliquer. Né sur Abenra il y avait six cent cinquante années terrestres, il avait rêvé comme n'importe quel petit compagnon de devenir compagnon d'astronaute ou quelque chose de ce genre. Il voyait ses camarades plus âgés choisir des voies réalistes : compagnes ou compagnons de chercheur, de directeur, de servoservant (sur Terre, on dit plutôt informaticien), d'ingénieur, de joueur de Xu, d'éleveur sous-marin. Et d'autres… Trop occupés à tenir compagnie à tous les gens de la galaxie, les compagnons d'Abenra n'avaient plus le temps d'avoir des enfants. Ils se faisaient rares et, sur certaines planètes, on les engageait à prix d'or.

Martin choisit la carrière de compagnon de paysan, à la fois romantique et bien payée. Et il commença son tour de la galaxie d'apprenti compagnon. Un tour qu'il devait finir sur la Terre, planète réputée difficile pour les jeunes, car il faut y vivre déguisé presque tout le temps, les habitants refusant d'admettre l'existence des étrangers. Il s'était fait une personnalité de petit chien assez réussie et avait trouvé des hôtes sympathiques.

L'épreuve s'achevait maintenant et son tour de la galaxie également. À la fin, il avait eu envie de parler un peu, ce qui ne plaisait pas du tout au père Laparouquial. Sylvie lui offrit l'occasion de se rattraper. En attendant leur séparation prochaine, puisqu’une soucoupe volante devait venir le prendre au plus tard d'ici à quelques jours pour l'emmener sur la planète Bodrikar où les paysans, qui utilisaient des sortes de machines biologiques, énormes pachydermes silencieux, désiraient des compagnons bavards et ayant beaucoup voyagé. Il leur parlerait avec émotion de la vie de chien qu'il avait menée sur la Terre… Il aimait son métier et en vantait les joies, avec un enthousiasme communicatif. Et Sylvie, qui avait le goût le plus vif pour les professions exotiques, se passionnait en même temps que lui et se mettait à rêver de la galaxie.

« … Il y a les hôtes qu'il faut écouter, comme ton grand-père. » racontait-il. « Ceux qu'il faut distraire ou instruire, souvent sans en avoir l'air, par la parole ou la pensée… Oui, oui, nous sommes télépathes et ça nous rend grand service. Il y a ceux qui nous acceptent comme tu me vois en ce moment et ceux pour qui nous devons nous déguiser en chien, en chenille géante, en duikkar ailé… Et j'en passe ! »

Emporté par sa fougue juvénile — six cent cinquante ans, pour un compagnon d'Abenra, c'est encore la prime jeunesse… —, il avait voulu montrer à la jeune fille comment se déguiser…

« Tout cela s'apprend. » gloussa-t-il. « Facile, facile ! Il faut, bien sûr, commencer par le plus simple. Tiens, tu vas essayer de ressembler à une chenille woam de Nuunkeoj… Si, si !

— Quelle horreur ! » s'écria Sylvie qui refusa l'essai.

Le moment du départ approchait pour Martin d'Abenra. Le soir, il levait distraitement la tête vers les étoiles. Il ne pouvait s'empêcher de guetter le ciel d'où viendrait bientôt l'astronef discoïdale qui le conduirait sur Bodrikar. Au fur et à mesure que passaient les jours, il perdait sa faconde, devenait taciturne et triste. Il passa enfin aux aveux.

« Tu vas me manquer, petite compagne. Ah, je suis si triste. Je m'ennuie, par Xiug ! Nous passons notre vie à distraire et à instruire les autres. Mais pour nous, pauvres compagnons, il n'y a personne, personne, personne ! »

L'envol, par une nuit sans lune, fut solennel et mélancolique. Tous les habitants du Petit-Vent y assistaient, même la Génie. Les gros yeux de Martin brillaient de larmes. On échangea des formules d'adieu dans une langue étrange. Sylvie rit si fort pour cacher sa tristesse que le pilote de la soucoupe en fut effrayé.

« J'espère » marmonna Joseph Laparouquial, « que cet idiot de Martin ne va pas répandre des bobards sur la guerre de quarante dans toute sa… euh… galaxie ! »

L'astronef s'envola vers Orion, disparut entre Bételgeuse et Bellatrix.

Sylvie songeait : Facile, facile… C'est lui qui le dit !

Les voisins, selon leur habitude, ne remarquèrent rien.

Deux cent dix ans plus tard, à l'extrême fin du xxiie siècle, la Terre entra enfin dans la société galactique. Les premiers Humains admis à la Guide stellaire des Mille États exerçaient la profession très appréciée de partenaires des compagnons. Quelques-uns partirent même pour Bodrikar tenir compagnie aux compagnons des paysans qui s'ennuyaient à mourir.

La jeune Sylvie, qui avait eu l'idée, était — toujours — là, l'air presque aussi jeune qu'au moment de sa rencontre avec le compagnon Martin. Naturellement, il lui avait fallu apprendre à se changer en chenille woam et à devenir quasi immortelle. Facile, facile ! songeait-elle.

Première publication

"le Compagnon du paysan"
››› l'Habitant des étoiles (anthologie sous la responsabilité de : Christian Grenier ; France › Paris : Gallimard • Folio junior Science-Fiction • 18, mai 1985 (17 mai 1985))