… Cinq losanges noirs, un losange blanc. Puis un nuage bleu, très long, bordé de rouge. Puis des signes géométriques inconnus, comme des lettres. Une traînée de couleur, enfin, de plus en plus large et de plus en plus diffuse, une queue de comète s'évasant à l'infini… et qui se change brusquement en odeur, une odeur âpre et nostalgique de pomme mouillée… Et déjà, ce n'était plus une odeur, c'était le souvenir de mon enfance, avec mille odeurs, mille sons et images qui remontaient en moi avec une force singulière et m'étouffaient… C'était un sentiment inconnu, étrange parce qu'inhumain, mais qui éveillait en moi un écho insoutenable…
Je n'oublierai pas mon contact avec le Yarg, non seulement parce qu'il constituait ma première expérience après ma sortie de l'Institut Supérieur de l'Espace, section des relations extra-humaines, mais aussi parce qu'il devait rester un des plus passionnants de ma carrière. Peu de mes collègues ont eu comme moi la chance de rencontrer aussi intéressant et mystérieux que le Yarg pour leurs débuts dans le métier !
Mon expédition, la 4 021 L.C., commandant, professeur Jan Darchilet, vaisseau l'Arma-Tori, venait d'atteindre la cinquième planète d'un système rouge simple, catalogué R.A.B.T. 098.103, de la nébuleuse M 14. Opération d'exploration et de cartographie de pure routine. Nous n'avions qu'à prendre éventuellement un contact préliminaire avec les habitants du monde ; encore cela n'était-il pas obligatoire mais seulement recommandé, dans le cas où le chef de l'expédition ou le commandant du vaisseau le jugerait utile. C'est ainsi qu'un débutant, moi, avait seul la charge des relations extra-humaines de la mission. D'ailleurs, mes compagnons tenaient mon poste pour une sinécure.
Personne ne pouvait prévoir que la 4 021 L.C. permettrait pour la première fois aux Humains d'entrer en contact avec le Yarg ! Moi moins que personne.
Le cerveau électronique du bord nomma 5 R.A.B.T. 098.103 la planète Naea — tous les mondes visités en cette période devaient recevoir un nom commençant par la lettre N. Le radar X nous donna de son sol l'image d'un fin quadrillage, d'un damier, mais à l'œil nu il était impossible de remarquer cette particularité. C'était un monde de type B 4, avec une atmosphère raréfiée et naturellement irrespirable pour les Humains du type terrestre, siège de nombreux phénomènes électromagnétiques, souvent difficiles à expliquer pour nos spécialistes — comme la plupart des phénomènes extra-galactiques.
Le sol sur lequel nous prîmes pied était noir, brillant et lisse. De loin en loin, s'élevaient des aspérités aux formes aiguës, géométriques, puis des sortes d'arbres tronqués, des buissons de laque, dont la substance fondait sans cesse, puis se répandait sur la terre en formant une mare circulaire, aux rides tremblantes. Le ciel était sombre, d'un bleu presque vert, et le soleil, un peu au-dessus de l'horizon, rouge et ovale, ne diffusait qu'une très légère et irréelle clarté.
Je foulais la terre de Naea depuis quelques minutes seulement lorsque je réussis par surprise le premier contact, celui que je viens de décrire : losanges noirs, losanges blancs, nuage bleu… Ces figures m'étaient apparues en trois dimensions, avec une netteté, une matérialité extrêmes. Mais j'avais déjà une pratique suffisante de la télépathie pour comprendre qu'il s'agissait d'une perception psychique et non d'une perception visuelle.
Je ne savais pas, je manquais d'expérience pour savoir si ce message nous était adressé, si un habitant de Naea parlait aux Hommes de l'expédition 4 021 L.C., mais je concentrais toutes mes forces mentales à capter ce message avec précision.
Un éclair intérieur comme si je venais de recevoir un coup sur les yeux. Puis une douleur fulgurante dans la tête. J'eus l'impression que mon corps se tordait soudain, qu'une force inconnue m'arrachait du sol, me jetait en l'air et je me sentis planer au-dessus de moi-même.
Mon esprit se ferma et lutta. Il ne fallait pas ! J'essayai de me relaxer, comme on m'avait appris à le faire mille et mille fois. Des images ! Des images ! Je savais que je devais éliminer celle que produisait mon cerveau excité, comme brûlé par une pensée étrangère. Je devais faire de mon esprit une éponge vide et sèche, prête à absorber tout message. Il est facile de “faire le vide” quand nul élément extérieur ne vient nous troubler : c'est une technique élémentaire du Yoga, du Non-A, de la M.S. Mais garder ce vide quand les pensées étrangères commencent à pénétrer en vous, percutent vos neurones, pour leur arracher une incoercible rumeur de souvenirs, de rêves, d'élucubrations diverses, c'est terrifiant !?
Malgré les années d'entraînement que j'avais subies, je sentis en moi la faiblesse, la nervosité, l'angoisse d'un débutant. Pourquoi cette défaillance, cette fatigue… cette peur à l'instant même où commençait ma carrière !
Une ombre grise, une sorte de long rat au corps cylindrique, mais son apparence était floue comme celle des animaux d'Alpha Carion 2, Esperagow, et il disparaît presque complètement dans l'air tendu de chaleur. Était-ce le Yarg ? Non, non, mon cerveau sollicité, irrité par la pensée du Yarg, avait créé cette image et je devais refuser avec violence de la prendre pour la réalité !.. Des heures et des heures que je le poursuis ! Chaque fois que j'arrive à une certaine distance de cette ombre grise, je suis rejeté en arrière dans l'espace et le temps. En vérité, je ne poursuis le rat gris que depuis quelques minutes, mais je viens de revivre ces minutes peut-être pour la centième fois, sans aucun progrès. Pourquoi s'obstiner à poursuivre l'ombre grise ; il n'y a aucune chance. C'est absurde, absurde ! Mieux vaudrait mourir, crever moi-même comme un rat, dans le désert de poussière et d'herbe roide qui me brûle les jambes. Si je voulais tenir jusqu'au bout, pourtant, je suis sûr que je l'aurais. Nous arrivons dans un village ensoleillé, poussiéreux, avec les masses énormes des cactus bleus, couverts de paillettes métalliques sonnant comme des grelots. L'ombre grise s'enfonce dans une ruelle, entourée par un halo de poussière irisée. Je ne suis plus qu'à quinze pas… mais un être, une femme apparaît dans la ruelle et vient vers moi. Elle est presque humaine. Pas tout à fait cependant. Sa peau est mauve, ses yeux roses, proéminents. C'est une Arwad de Mongir 5. Je… Ce n'est pas le Yarg, pas le Yarg, pas le Yarg ! Le Yarg est très loin, très loin, différent, inaccessible…
Mais qu'est-ce que le Yarg ? D'où vient ce mot, ce mot qui monte à ma gorge, à mes lèvres et qui sonne en même temps dans ma tête ? Iii… a… arrH-H. Est-ce un produit de mon esprit qu'il faut éliminer impitoyablement… est-ce la représentation phonétique d'un nom, je ne sais quel nom ?
C'est en troisième année seulement qu'on aborde à l'Institut la transmission télépathique des noms propres : il faut des centaines d'heures d'entraînement, des dons et beaucoup de courage pour arriver à quelques résultats. Le conseiller Ouélam, chargé du cours supérieur, praticien des relations extra-humaines et théoricien de la transmission des noms propres, nous disait avec humeur : « Un nom propre ! Qu'est-ce qu'un nom propre ? Les noms propres, ça n'existe pas ! Je veux dire : il n'y a pas réellement de différence entre ce que nous appelons noms communs et ce que nous appelons noms propres. Ne l'oubliez jamais ; c'est capital ! ».
Entre deux êtres de même race ou culture, rien n'est plus facile que de transmettre un nom propre : il suffit d'en émettre la représentation graphique, que le partenaire visualise et reconvertit phonétiquement. Le nom propre est un concept Ā : personne ne confond l'être avec son nom ; l'être peut changer de nom et rester le même. Entre le nom Werner Josuah Aaron et l'homme qui porte ce nom, grand maître de l'ordre des télépathes, la confusion n'est pas possible. Mais entre le mot couteau et l'objet portant ce nom, la liaison est infiniment plus étroite. En pratique, dans un esprit A la confusion est presque totale entre le concept d'un objet et le nom (commun) exprimant ce concept et désignant cet objet.
Voilà pourquoi la transmission télépathique des noms propres est une question cruciale. C'est elle qui marque les limites de la télépathie A, automatique et inconsciente, dans laquelle, bien souvent, le processus de la pensée et le processus de la transmission sont sensiblement confondus. Un télépathe A sera parfaitement capable de faire connaître son nom, mettons Jon Zaro, à quiconque sera capable de comprendre les signes phonétiques Jon Zaro, dans l'un ou l'autre des alphabets connus de Jon Zaro. Même sans cela, Jon Zaro pourra transmettre son nom avec beaucoup plus de peine, mais de bonnes chances de succès, à un être qui ne sache pas lire les signes connus de lui, mais qui possède un cerveau construit à peu près comme le sien, soit doué de la parole et dispose de cordes vocales identiques aux siennes. La transmission phonique est encore du domaine A, mais ses limites sont biens connues : elle ne peut jouer qu'entre des êtres proches l'un de l'autre.
La télépathie Ā est un acte conscient et volontaire — elle implique donc le “contrôle” des pensées, la possibilité de fermer son esprit… —, elle est une prise de possession du réel, une conquête de l'Homme. Dans le concept de “nom”, le Ā introduit un deuxième degré d'abstraction. Il distingue : 1) la chose — et singulièrement l'être ; 2) le nom ; 3) la représentation graphique, phonétique, vibratoire ou aphnique (a-graphique) de ce nom. Supposons un émetteur X, qui veuille transmettre son nom à un récepteur Y. Nous désignerons ce nom dans le système Ā par # 000 000 000. X va transmettre au degré d'abstraction 2 et non au degré 3 comme le ferait un télépathe A, c'est-à-dire qu'il va transmettre le nom et pas seulement sa représentation graphique ou phonétique. Si le degré de similitude entre X et Y est assez grand, Y recevra la représentation graphique (orthographe) et phonétique (son) ainsi qu'une frange affective de 000 000 000. Mais si X et Y sont différents, plus leur similitude diminuera, plus les diverses représentations de X 000 000 000 et Y 000 000 000 varieront. Si X est un Humain vrai, par exemple, et Y un Oosgir de Vernon, 000 000 000 pourra être enregistré ainsi : 100 100 001. Supposons que Y, Oosgir de Vernon, transmette 100 100 001 à un Vaeltis-Puska de Deneb 3, Y', Y' enregistrera par exemple 201 021 001. Admettons maintenant que Y' transmette ce nom à un autre Homme vrai, que nous appellerons X', nous aurons l'émission Y' (201 021 001) et l'Homme vrai recevra naturellement 000 000 000. Le nom de X se retrouvera intact et il n'aura réellement subi dans l'intervalle aucune modification à son premier degré d'abstraction. Seul le deuxième degré d'abstraction, celui de la représentation conventionnelle, aura subi des altérations.
J'ai donc été l'inventeur du mot Yarg, puisque le premier à prendre contact avec les maîtres de Naea. Je ne prétends pas que ce mot soit une représentation phonique absolue du nom de l'être ; c'est simplement la plus proche et sans doute la meilleure. D'autres, plus tard, transcriront Yarh ou York, mais dans l'ensemble, ce fut Yarg qui l'emporta et ce fut sous cette forme qu'il nous revint, après le passage expérimental à travers diverses chaînes télépathiques (par exemple, un Oar de Zifon 4 entre en contact avec le Yarg, enregistre son nom, le transmet à un Oosgir de Vernon, qui transmet à un chien Ulopis de Siralha 5, qui transmet à un Tward de Mongis, qui transmet à un Humain). La chaîne idéale comprend quatre chaînons intermédiaires. Au-delà de six, beaucoup de noms et de signes sont irrémédiablement déformés.
Mon contact avec le Yarg fut très difficile et très pénible pour deux raisons au moins : il s'agissait de mon premier contact réel après ma sortie de l'Institut ; deuxièmement, il s'agissait du premier contact entre un Humain de la Terre et un représentant de la race des Yargs.
Au cours de ce contact, je subis à peu près tous les phénomènes que ressentent les débutants à leurs premiers essais, mais cela n'a rien d'extraordinaire : beaucoup de collègues m'ont confié avoir éprouvé cela au cours de leur première opération “réelle”. Je me souviens d'une des premières épreuves que je subis à l'Institut. Le champ d'exercice était un désert d'Aborrah sur Kerr-Liny ou une steppe de cristaux d'Ox sur Phulgon 6. Entre deux points du champ, distants de quelques centaines de mètres ou de quelques kilomètres au maximum, était disposé un réseau télépathique, constitué sur le modèle des réseaux des Tt'Ax-Chats d'Athéna-Aldébaran : les élèves de l'Institut (deuxième année) devaient traverser le réseau pour atteindre un point de ralliement situé de l'autre côté !
Je partis parmi les premiers dans le désert, les yeux fixés sur une tour blanchâtre, une sorte de derrick, qui se trouvait à proximité du point de ralliement. Cela ne paraissait pas très difficile. Ma tête était un peu lourde, mais pas au point de m'empêcher de marcher jusque là : il n'y avait aucun obstacle. J'avançai donc. Tout à coup, je perdis le désert. Je me trouvai dans un pays de belle végétation tempérée, au bord d'un lac où était bâtie une immense demeure du type terrestre. Cela n'était pas tout à fait le pays de mon enfance, mais cela y ressemblait beaucoup. Aussitôt, je fus envahi par un flot de souvenirs nostalgiques. Dans le parc de l'immense maison de type terrestre, il y avait un bassin avec des cygnes. Près du bassin, un banc de bois. Sur le banc de bois, un jeune garçon de mon âge. Je sus qu'il se nommait Leslie Adams. Je le sus sans passer par le troisième degré d'abstraction, ce qui me fit prendre conscience que je rêvais (voir le Non-A et le rêve par Axel Temp. Vénus, 2112). Mais s'agissait-il d'un rêve de maintenant ou d'autrefois ? Qu'est-ce que je trouverais si j'en sortais ? C'était là une grande préoccupation de mon enfance. Quand je rêvais et que j'avais conscience de rêver. Mais je n'avais pas envie de sortir de ce rêve.
Leslie Adams me fit comprendre qu'il cherchait un rat, un énorme rat gris, fuyant et presque invisible.
« Un rat ici, dans le parc de cette maison ? » dis-je avec haine. « C'est impossible. Tu mens !
— Si ! » cria-t-il. « Il y a un énorme rat transparent. Une ombre grise. C'est peut-être toi ! »
Cette accusation me fit très mal. Je me mis à chercher avec lui. Si j'avais pu capturer le rat gris, pour lui prouver que ce n'était pas moi ! Je l'aperçus enfin et cela me causa un choc. Je tremblai que Leslie Adams n'eût raison : il me semblait porter en moi un reflet de cette ombre grise. Un long rat au corps cylindrique et flou, presque transparent. Je me lançai à sa poursuite. Dans le parc, régnait une étrange odeur de pommes mouillées, inséparable des souvenirs de mon enfance. Mais chaque fois que j'arrivais à une certaine distance de l'ombre grise, je me sentais rejeté en arrière dans l'espace et le temps.
« C'est peut-être toi ! C'est peut-être toi ! » criait Leslie Adams.
L'espace et le temps se brouillent. Des heures, des jours, des années mortes. Oh ! Alpha Carion ! Esperagow ! L'ombre grise est au plus profond de moi, un long rat gris au corps cylindrique et flou, indistinct, presque immatériel, comme les animaux d'Alpha Carion, Esperagow !
Le jour de l'épreuve, je terminai vingt-huitième sur cent trente élèves de ma section, mais je n'oublierai pas l'ombre grise, que je devais toujours trouver devant moi à tout contact télépathique.
« Il y a un énorme rat transparent. Une ombre grise. C'est peut-être toi ! »
Peut-être moi ! Peut-être moi !
Un contact télépathique qui paraît au sujet durer des heures et des heures trouve facilement place en quelques secondes de temps réel — si le “temps réel” existe ! Je regardai défiler au loin une bande immobile sur laquelle scintillaient les cinq losanges noirs suivis d'un seul losange blanc. Puis un nuage bleu, très long, bordé de rouge, des signes géométriques inconnus, enfin une traînée de couleur, de plus en plus large et de plus en plus diffuse, une queue de comète s'évasant à l'infini… La bande tourne, de plus en plus vite. Les images et les signes se succèdent dans ma conscience à des intervalles de plus en plus rapprochés. Les voici qui se mélangent ! Les voici qui se superposent ! Une seule image, un seul signe.
Le message me parvient !
Une rue étroite, au sol gluant, piquait en pente brutale vers la mer, au-dessus de laquelle se levait la lune énorme et rouge. Entre les maisons basses, aux formes tourmentées, je distinguais la surface glauque de l'eau. Il me semblait reconnaître la Nouvelle-Maracaïbo. Mais ce n'était pas sûr. Non, cela ne pouvait pas être… C'était… Je vis l'ombre grise traverser une zone claire entre deux maisons. Je m'efforçai de ne plus la perdre de vue et de la suivre jusqu'au port.
L'ombre grise me guida à travers le dédale des ruelles vers une place, au bord de la mer. Dans l'obscurité, zébrée de taches de clair de lune, je la devinais, cette ombre, plus que je ne la voyais, et je restais attentif à ne pas trop me rapprocher d'elle, de peur d'être rejeté en arrière par le phénomène bien connu. Au centre de la place, un énorme bloc de rocher, en forme de tronc de cône, se dressait massivement. Dans la clarté de la lune, je vis qu'une sorte de pieuvre verte en couvrait le sommet. De nombreux tentacules, plaqués au rocher, s'étendaient presque jusqu'au sol. Le Yarg ! C'était ainsi que je concevais le Yarg, au premier contact. Naturellement, si j'avais été un spécialiste chevronné des relations extra-humaines, un télépathe vraiment expérimenté, j'aurais pu arriver d'emblée à une représentation plus juste du Yarg.
Cette scène qu'il me semblait vivre n'était, en somme, qu'un rêve, construit par mon esprit pour objectiver le contact avec le Yarg. Tout esprit non supérieurement entraîné ne peut admettre sans réagir qu'une pensée étrangère pénètre en lui. Lorsque le fait se produit, l'esprit non supérieurement entraîné, l'esprit A, se préserve en imaginant une scène symbolique qui est en quelque sorte une représentation objective de ce qui se passait d'une manière plus directe et plus abstraite entre les deux interlocuteurs télépathes. Je savais cela, mais je n'avais pas le pouvoir de douter de la scène que j'étais en train de vivre, laquelle s'imposait à moi avec une force, avec une conviction absolues. Le Yarg, c'était bien — c'était encore — cette pieuvre verte, ce monstre pour illustrés enfantins. (La puérilité de l'inconscient est un phénomène connu. Pour l'inconscient, un être aussi différent de l'Homme que le Yarg ne peut apparaître que sous la forme physique d'un monstre — et encore d'un monstre banal et grotesque tel qu'on en voyait dans les vieux illustrés de Science-Fiction !)
Du bloc de rocher montaient des taches colorées, des lueurs magnétiques : cinq losanges noirs, un losange blanc, un nuage bleu, bordé de rouge, des signes géométriques inconnus, une longue traînée de couleur… et de temps en temps, un des immenses bras de la “pieuvre” s'abattait sur le rocher gluant avec un bruit très caractéristique : Yarhhh ! Yarhhg !
Et les lueurs magnétiques montaient de plus en plus vite, s'emmêlaient, composaient soudain un indescriptible feu d'artifice. À nouveau le message me parvient !
J'avançais sur un sol souple et visqueux, à la surface duquel flottaient d'étranges feuilles ovales, vertes et rouges. Dans le ciel, un petit soleil d'argent brillait entre les nuages bleu sombre. Pour ne pas m'enfoncer dans cette espèce de marécage, je devais peser à chaque pas sur les feuilles flottantes. Devant moi, rapide-ombre-grise se déplaçait en zigzags fulgurants. Marchant derrière elle, j'atteignis une étroite et profonde dépression, au fond de laquelle s'étendait un petit lac triangulaire, dont l'eau immobile avait des scintillements rosâtres. Un être vivait là : il m'apparut sous la forme d'une masse grisâtre, très allongée, avec une tête quasi humaine (une tête de phoque) et de courts bras terminés par des ventouses.
Il se hissa jusqu'à la berge glissante et mon regard croisa le regard hypnotique de ses gros yeux intelligents.
« Yaaarg ! » cria-t-il en frappant d'un coup de ventouse son corps épais.
— « Homme ! » dis-je à mon tour en me désignant et j'ajoutai mon nom : « Hardin, Homme Hardin !
— Hardin ! » répéta le Yarg d'une voix chaude, humaine, amicale.
Il jeta devant moi une poignée d'objets en forme de losanges noirs et blancs qui roulèrent à mes pieds et parurent se fondre les uns dans les autres. Une odeur de pommes écrasées frappa mes narines — et un instant je me retrouvai enfant dans le parc mystérieux où m'attendait mon mystérieux compagnon Leslie Adams, mais je refusai, je rejetai ce rêve, le temps, le temps, le temps n'existe pas ! — et des losanges brisés, confondus, qui fermentaient ensemble, monta un nuage bleu, bordé de rouge, dans lequel flottaient d'étranges signes géométriques.
Le nuage m'entoura, je respirai avec joie son odeur nostalgique de pomme verte, et il fut sur moi et il pénétra en moi.
Miracle ! Une fois de plus, le message du Yarg me parvint.
Je vis alors que c'était un Homme.