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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury Escale

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Escale

Après Cavaillon, Brice Farad s'engagea sur la RN 100. Devant lui, la trouée d'Apt se gonflait de nuages noirs et bas. Les nimbus qui couvraient les Alpilles se mirent à fondre et la pluie étouffa le couchant sous un rideau bleu. Le ciel s'assombrit d'un coup et l'obscurité tomba.

Un éclair courut sur le Lubéron, à droite, révélant une longue échine bossuée. Brice pensa aux trois ou quatre whiskies bus à la file dans ce bistrot d'Arles où… Il leva aussitôt le pied. Il ne tenait pas très bien l'alcool. Pas de chance pour un comédien.

Comédien ? Était-il vraiment le célèbre Brice Farad, que le rôle de Païkan dans la Nuit des temps avait propulsé au tout premier rang du cinéma français des années 90 ? Il ne s'habituait pas à la réussite. Il revoyait le petit garçon presque nu et aux trois quarts aveugle qui trébuchait dans les ruelles d'un village abandonné. Puis l'adolescent solitaire lancé sur les pavés de Paris, tout juste capable de distinguer le feu rouge du feu vert. Et puis un jour le choc, inévitable, avec une voiture surgie de son œil mort — l'autre, déjà, ne valait guère mieux. Une Porsche rouge, une jeune fille aux longs cheveux blond vénitien. Natacha… Il se crut mort. Il était sauvé. Elle n'avait que trois ou quatre ans de plus que lui, mais elle était déjà riche et admirée. Il s'en tirait avec une jambe cassée et un poignet fracturé. Mais Natacha avait voulu payer l'opération de ses yeux et, à peine était-il sorti de l'hôpital qu'elle faisait de lui son partenaire dans l'Amour parfait : les producteurs n'avaient rien à lui refuser.

Trop beau pour être vrai. Un conte de fée… Et Brice Farad était sûr que ça finirait mal. Pourtant, c'était elle qu'il allait rejoindre dans leur superbe propriété du mas Moeri. Natacha enceinte : ce serait un garçon et ils l'appelleraient Sehir. Qui a choisi ce nom étrange ? Lui-même, s'il s'en souvenait. Sehir, c'était… quelqu'un d'important, dans une autre vie, rêvée peut-être, en tout cas perdue au fond de l'espace et du temps.

Sehir, Moeri… des noms d'une autre vie ?

Il avait hâte de raconter sa journée à Natacha. Espérons qu'elle sera de bonne humeur ! Il oublia les trois ou quatre whiskies. Il oublia qu'il conduisait une Fury, bien plus nerveuse que sa vieille Daf d'avant la fortune et la gloire. Il se vit en train de doubler une voiture sombre. Un gros véhicule arrivait en face, loin encore. Il baissa ses phares. Il avait juste le temps de passer.

Non !

Les yeux géants du camion se précipitaient à sa rencontre, dévorant la nuit liquide. Il pensa qu'il allait mourir assourdi par le fracas de la tôle. Une stupeur de cauchemar lui écrasa le cœur. Trop tard pour agir, à peine le temps de prier. Mais quel Dieu ?

Une espèce de dinosaure antédiluvien se ruait sur la petite voiture. Les phares de la Fury volaient à la rencontre des six yeux du météore. Aucun espoir, se dit Brice. Je vais mourir… mourir… mourir… Une entité cachée très profond en lui se réveilla à moitié et émit une sorte de rire. Mais non, imbécile, tu ne mourras pas… pas cette fois ! Puis l'entité s'effaça et retourna à son sommeil secret.

Les deux faisceaux de lumière se croisèrent un centième de seconde, épées gigantesques dégoulinantes de lumière mouillée. Brice se crut un instant à bord d'un vaisseau spatial projeté sur une comète folle. Et l'orbite de son vaisseau coupa celle de la comète avec un bruit de fin du monde.

Le fracas s'atténua peu à peu, devint sourd, ouaté et long, long… La douleur était moins atroce qu'il ne l'avait craint. Brûlure lancinante au fond des yeux, déchirure vive au fond de la poitrine, lent arrachement au bas du ventre. Et puis le vertige, la nausée, l'asphyxie… Brice tombait. Longue fut la chute dans le silence. La lueur des phares l'accompagnait, débordant en gerbes de flammes qui grandissaient, grandissaient, envahissaient le ciel jusqu'à l'étoile Polaire : le crépitement de mille soleils éclatés, dans la phosphorescence d'interminables secondes. Puis le silence s'enfla, s'étendit et dévora l'espace.

Brice bougea les mains, étira ses doigts engourdis : Bon Dieu, je suis toujours vivant !

Puis il s'évanouit.

Un courant d'air l'éveilla en glissant sur sa peau. La lumière pétillait autour de lui comme la mousse du champagne. Il cligna les paupières et chercha de la main le coussin plat qui lui servait d'oreiller. Ah… Il n'avait pas d'oreiller. Mon lit… Il n'était pas non plus dans son lit. Il s'était endormi au creux d'une couchette souple, presque invisible. Le fond faisait miroir. Il se voyait à l'intérieur, allongé sur le ventre et complètement nu.

Il ferma les yeux et se souvint de l'accident. Il n'était pas mort. Blessé seulement ? Il promena ses mains sur sa poitrine, son ventre, ses cuisses. Il se pinça fortement le mollet droit. La douleur lui arracha une petite grimace de satisfaction. Et pourtant…

Son corps, il ne le reconnaissait pas.

Il plia un genou, bougea une jambe, puis l'autre, crispa les doigts de pied… Tout allait bien, mais ce n'était pas lui !

Il se demanda s'il avait été touché à la tête, s'il était amnésique… ou fou ? Puis il essaya de concentrer son attention sur le décor qui prenait forme autour de lui. Une chambre d'hôpital ? La lumière avait une douceur soyeuse, caressante, qui l'étonna et, en même temps, lui rappela un souvenir enfoui dans sa conscience.

Il examina le plafond, transparent comme la couchette où il était étendu. Ou plutôt… Le sol et le plafond avaient l'aspect d'une eau très pure, mais très foncée, d'un bleu de nuit. Il avait vu la mer ainsi, une fois, quelque part dans l'océan Indien, en compagnie de Natacha…

Natacha ? Elle était si loin, maintenant. Il eut l'intuition qu'il ne la reverrait jamais et son cœur enfla de chagrin.

Il se crut tout à coup prisonnier d'une bulle suspendue en plein ciel. Sa couchette n'était qu'un simple bourgeonnement du plancher. Les meubles lui semblaient de simples excroissances de cette matière bleue, translucide, qui constituait aussi les murs de sa chambre.

Si étrange qu'il fût, ce décor ne le surprenait qu'à moitié.

Il essaya d'ouvrir les yeux tout ronds, tout grands, comme un jeune enfant découvrant le monde. Le sentiment d'être un nouveau-né l'effleura une seconde. Il laissa tout ce bleu ruisseler sur lui et le pénétrer. Il se lécha les lèvres d'instinct et s'aperçut qu'il avait très soif.

Une pensée froide traversa tout à coup son esprit : Et si j'étais mort ? Si cette salle n'était pas une chambre d'hôpital, mais… Mais quoi ? L'antichambre du paradis ? Ou celle de l'enfer ?

Le sommeil le prit par surprise, la bouche ouverte. Une grande tendresse l'envahit. Il se laissa couler en murmurant son nom : « Natacha. ».

Il se réveilla une deuxième fois dans un bain de lumière bleue. Le soleil — si c'était le soleil — déversait sur lui un flot d'écume parfumée. Une lumière crue et molle à la fois, éclatante et fade, intense et voilée… Il laissa ses yeux s'emplir de cette clarté. Le ciel descendait au pied de sa couchette par une immense baie vitrée. Un ciel trop bleu, ruisselant d'azur liquide. Non, ce n'était même pas une baie vitrée, plutôt un rideau immatériel, d'une transparence tremblée.

Il prononça à haute voix, en souriant pour lui-même : « Je suis peut-être au Paradis ! ».

Quelqu'un, tout près, lui répondit : « Non, ce n'est qu'une escale. ».

La voix (une voix de femme, profonde et chantante) lui parut bizarrement familière. Et la langue… la langue était la sienne. Pas celle de Brice Farad : la sienne. Était-il encore Brice Farad ? Il en douta.

Il tourna lentement la tête. Une jeune femme, longue et mince, vêtue d'une robe à plis, blanche rayée de noir, qui tombait sur ses chevilles, se tenait devant lui à l'entrée de la pièce… ou d'un espace délimité par des jeux de lumière. Elle tendit le bras horizontalement, le poignet plié, la main à demi ouverte.

« Bonjour, nouveau vivant. Je m'appelle Yeruha.

— Nouveau vivant ?

— Je viens te préparer pour ton baptême. As-tu choisi un nom ? Tu dois oublier celui que tu portais avant. Est-ce qu'Ajmeri te convient ? C'est le nom que j'ai sur ma liste pour toi. Mais tu es libre de le refuser.

— Ajmeri ? »

L'impression de déjà-vu et de déjà-vécu qu'il avait ressentie plusieurs fois devint brûlante et lui coupa le souffle. Il voulut sauter de sa couchette ; le sol s'enfonça sous son poids. Un vertige lança le décor dans une ronde écœurante.

Yeruha le ceintura d'une main ; il se retint à son épaule, voulut s'adosser au mur, mais ne trouva aucun appui solide.

« Yeruha. » dit-il. « Yeruha ? Je te reconnais !

— Ta mémoire corporelle se souvient de moi. Ton âme ne m'a jamais vue.

— Mon âme ? Ah bon, j'ai… Pendant tout ce temps, j'avais une âme et je ne le savais pas ? »

Il se rappela qu'il était nu et… Qu'avait-il à cacher ? D'un geste instinctif, il promena la main sur son bas-ventre.

Il pensa, en même temps ou presque :

C'est impossible…

Je le savais ?

Je rêve ?

Et chacune de ces réflexions était, d'une certaine façon, juste.

« Pourquoi ai-je un corps… un corps de femme ?

— Pourquoi pas ? Nous ne produisons que des corps féminins. Tu étais un homme dans ta dernière vie ? Quelle importance ?

— Ma dernière vie ?

— Ou ta dernière escale ! »

Il n'était pas encore capable de penser à lui-même au féminin. Rêve ou réalité, l'aventure le troublait et ne le rebutait pas du tout : il lui fallait seulement s'habituer.

« Dommage. » fit Yeruha. « Tu n'auras sans doute pas le temps de t'habituer.

— Le temps ? »

Il (elle) essaya de projeter sa mémoire au-delà de Brice Farad. Une intuition d'immensité, d'éternité traversa son esprit. Le temps ?

Yeruha promenait sur son visage et sur son corps un regard lent, lourd et fluide. Il (elle) ressentit un mélange inconnu de plaisir et de gêne.

Yeruha soupira et la lumière trembla autour de sa bouche.

— « Je n'ai pas que toi à m'occuper. Voici quelqu'un qui t'aidera. »

Elle s'éloigna, à regret eût-on dit.

Un être féminin, qu'Ajmeri reconnut pour une nouvelle vivante à son crâne rasé, surgit de derrière un rideau de lumière presque opaque.

« Je m'appelle Vahanti, par baptême. Avant j'étais… Oh, peu importe ce que j'étais avant. »

Belle, même sans chevelure, la peau un peu cuivrée, les yeux bleus comme la lumière, le visage d'un ovale très long, un sourire rêveur sur les lèvres. Vêtue d'une tunique serrée à la ceinture qui se colorait en reflétant la lumière. Très jeune, très lisse, très mince…

Elle prit la main d'Ajmeri dans sa main tendre, soyeuse.

« Comme tu me ressembles ! Comme nous nous ressemblons toutes ! »

Elles suivirent un labyrinthe de lumière bleue et de molles parois. Les couloirs, imprécis, s'ouvraient et se refermaient comme des sphincters, avec un bruit de ventouse. Et autour, de tous côtés, à tous niveaux, des jeunes femmes à la tête dénudée, toutes semblables ou presque. Les unes drapées de robes ou de tuniques, sombres ou transparentes ou à la fois sombres et transparentes, et certaines quasi nues ou complètement nues. Toutes allant, tournant, errant, avec une lenteur hallucinante…

Ajmeri et Vahanti s'arrêtèrent devant une immense baie courbe ouverte sur la profondeur mouvante de l'espace. Non, pas une baie : encore un rideau de lumière. Il suffisait de l'approcher à moins d'un mètre pour qu'il se change en miroir ; ce que firent Ajmeri et Vahanti… Ajmeri vit qu'elle avait le même visage que Vahanti, presque les mêmes traits et le même regard. Et elles ressemblaient toutes les deux à toutes les autres.

Une femme aux longs cheveux clairs, vêtue d'une robe à reflets rouges, s'avança vers elles d'un air soupçonneux. Ce n'était pas Yeruha, mais une fille plus mince et d'apparence plus jeune. Elle toisa Ajmeri avec une moue curieuse.

« Es-tu baptisée, toi, la nouvelle ? Tu sais que tu as des yeux étranges ? Toi, l'ancienne, emmène-la s'habiller pour son baptême. On n'a pas de temps à perdre. »

Ajmeri répéta à mi-voix pour elle-même : « Étrange ? Pourquoi a-t-elle dit que j'avais des yeux étranges ? ».

Vahanti la prit aux épaules et la força à se tourner vers elle pour l'étudier.

— « Tes yeux… qu'est-ce qu'ils ont, tes yeux ?

— Ils sont bleus, je suppose, comme tout, ici, sous le soleil bleu ? » fit Ajmeri en riant.

— « Oui, oui, ils sont bleus. Mais pas comme les autres, pas comme les miens, en tout cas.

— Qu'est-ce qu'ils ont en plus… ou en moins ? »

Vahanti ne répondit pas et entraîna sa compagne. Ajmeri luttait contre le vertige provoqué par les jeux mouvants de la lumière. Plus d'une fois, elle dut s'appuyer à une paroi qui, trop souple, se déroba aussitôt. Elle le prenait comme un jeu, elle s'amusait de son nouveau corps, à la fois familier et mystérieux. Elle sentait l'étrangeté s'effacer très vite, remplacée par le sentiment fort, lourd, du déjà-vu, déjà-vécu. Elle voulait profiter de ce fabuleux dépaysement, tant qu'il durerait. Elle essayait de retenir des bribes de sa personnalité ancienne qui se décomposait chaque minute un peu plus. Rappelle-toi : tu étais Brice Farad, Brice Farad… Brice… Brice… Elle dut un moment s'accrocher à sa compagne pour ne pas tomber.

Toutes les deux burent à une fontaine qui jaillissait en pluie d'un tronc hérissé d'appendices palpitants, blanc et mauve. Ajmeri reconnut la source vivante. Les souvenirs semblaient monter de son corps tout entier pour se rassembler dans son cerveau.

« Sat-Mong : Escale. » dit-elle à haute voix pensivement.

Vahanti répondit sur le même ton : « Une escale, une simple escale. Nous en trouverons bien d'autres sur le chemin. Il doit être long…

— Le chemin ?

— Jusqu'au centre de la galaxie ? Jusqu'au centre de l'Univers peut-être, si l'Univers a un centre… et si c'est bien là qu'il nous attend ?

— Mais qui, il ? »

Vahanti haussa les épaules.

— « Il y en a ici qui croient savoir. Mais personne, à mon avis, ne revient jamais du voyage. On verra bien.

— Depuis combien de temps es-tu ici ?

— Moi ? Dix-sept jours de Mong, je crois. Mais ce sont des jours très courts. Vingt jours est la limite : je vais partir bientôt, aujourd'hui, demain… Tu m'assisteras ? Je t'assisterai pour ton baptême et tu m'assisteras quand je… à mon départ ? »

Ajmeri répondit : « Oui. », sans bien comprendre.

La lumière bleue s'assombrissait déjà : fin d'un jour d'Escale. Commençait la nuit violette, avec des traînées d'un vert obscur. Partout, l'éclairage artificiel s'allumait : bleu électrique, creusé de poches d'une blancheur éblouissante… Soudain, Ajmeri devint presque aveugle. Elle tendit les mains devant elle, tâtonna, sentit qu'on lui pressait les doigts, qu'on la soutenait par les épaules. Elle se mit à flotter dans une tache d'un blanc intense.

Puis ce fut le noir : un noir absolu. Elle perdit conscience graduellement, mais ne tomba pas. Elle crut se changer en une sorte de mannequin rigide, à peine autonome et obéissant, que l'on guidait et manipulait. Elle entendit expliquer son cas : « Fièvre de premier jour. » comprit-elle ou quelque chose de ce genre. Puis le silence. La nuit. Un vide mental complet.

Le monde extérieur reparut peu à peu. Ajmeri s'éveilla au contact soyeux d'une étoffe sur sa peau. Contact soyeux, incroyablement doux. On l'avait habillée d'une robe longue, de couleur pâle, qui se plaquait à son corps, sans coller ni serrer. Éveillée… nouvelle, réelle, chez elle. Lentement, elle prononça le nom de ce monde : « Sat-Mong. Escale… ». Son monde, mais pas pour longtemps. Puis elle appela : « Vahanti ! Vahanti ! ».

Vahanti n'était pas là. D'autres filles sans chevelure entouraient Ajmeri. Nouvelles vivantes comme elle-même, bien sûr. Leurs gestes semblaient amicaux, chaleureux, fraternels. À quelques exceptions près : il y eut des pinçons, assez mous, car les nouvelles vivantes n'avaient pour ainsi dire pas d'ongles. Et aussi quelques tentatives d'exploration sexuelle, plus curieuses que perverses…

C'était toujours la nuit, indigo, vert sombre, velours noir. Une nuit pleine de bruits, de cris, de halètements et d'odeurs. Parfums ténus, piquants, jamais âcres… Aucune puanteur dans cette promiscuité de chair neuve et fraîche. Une légère vapeur, aux fragrances de jasmin, s'élevait des corps et humectait les robes. L'eau corporelle s'évacuait ainsi.

Et la nourriture… Pas de nourriture solide. À cette seule pensée, Ajmeri eut un spasme de dégoût.

« Viens, viens. » dit une voix. « Je m'appelle Laheri. Je suis ici depuis onze jours. Je ne pars pas tout de suite. Si tu veux, je resterai avec toi encore longtemps, huit jours, neuf jours. Si tu veux… Tu as de beaux yeux !

— Tu as de beaux yeux. » dit une autre. « Je m'appelle Sihahu et je peux rester avec toi au moins sept jours.

— Je ne peux pas rester plus de trois jours avec toi. » dit une troisième. « Alors, peu importe mon nom. J'aime aussi tes yeux. Nous nous retrouverons peut-être à la prochaine escale… »

Cette idée suscita plus d'un rire. Idée folle, pensa Ajmeri. Aucune chance, jamais, de se retrouver à une autre escale. À moins que…

— « À moins que nous ne soyons convoquées ensemble là-bas ! » s'exclama Sihahu.

— « Là-bas ? » fit Ajmeri. « Au terme du voyage ? Mais le voyage a-t-il un terme ?

— Il a forcément un terme.

— Pour ce qu'on en sait. »

D'autres nouvelles vivantes se mêlèrent à la conversation.

— « Nos âmes s'en vont par étapes au centre de l'Univers.

— Ils parlent d'âmes, mais qu'est-ce que ça veut dire ?

— Pourquoi par étapes ?

— C'est sans doute un trop long voyage pour le faire d'une seule traite. »

Vahanti rejoignit le groupe et serra avec tendresse les mains d'Ajmeri, comme si beaucoup de temps avait passé depuis qu'elles s'étaient vues.

— « À mon avis, il y a une autre raison. Les escales ne sont pas seulement des escales. Ce sont aussi des lieux de méditation, de purification et de perfectionnement. À chaque étape, nous nous détachons un peu plus de nos anciennes vies. »

Une idée traversa l'esprit d'Ajmeri.

— « Vous toutes, vous rappelez-vous un peu votre mort, votre dernière mort ? »

Des exclamations diverses partirent et Ajmeri sentit qu'elle avait touché juste. Quelques-unes des nouvelles vivantes avaient oublié. Les dernières arrivées gardaient encore des souvenirs, plus ou moins précis, de leur précédente vie.

— « C'est un accident.

— …un accident et j'aurais pu vivre longtemps.

— …une maladie et j'étais encore presque une enfant.

— Moi, un adolescent !

— J'étais au quart de ma vie.

— Moi, peut-être au dixième. »

Ajmeri songea à Brice Farad, mort à moins de trente ans.

— « Nos vies successives seraient donc de plus en plus courtes.

— Mais pourquoi ?

— Être fauché en plein élan est peut-être une faveur.

— Après plusieurs vies, il suffit de quelques années pour accomplir une destinée.

— Et après, la première escale, encore plus courte.

— Sat-Mong serait notre première escale à toutes ? Ou bien y en a-t-il une que nous ayons oubliée ?

— C'est la première escale pour la plupart d'entre nous. Mais les suivantes sont peut-être plus longues.

— Comment sait-on qu'il y en a d'autres ?

— Les baptistes et les sacrificateurs l'affirment. »

Ajmeri se demanda ce qu'étaient les sacrificateurs.

Laheri ajouta une précision surprenante : « Il existe des passagères qui ont régressé vers la périphérie de l'Univers pour une raison inconnue et qui en sont à leur deuxième séjour ici.

— La tradition de la Voie et du Voyage court toutes les escales. » dit Vahanti.

— « Qui nous attend au bout du voyage ? »

Personne ne répondit. Ajmeri n'était pas très sûre d'avoir posé la question à haute voix.

Elle fut conduite au bain de lymphe par ses compagnes, qui la jetèrent tout habillée dans un bassin peu profond, où ruisselait un liquide épais et légèrement visqueux. D'autres parmi les nouvelles venues la rejoignirent et elles s'éclaboussèrent ensemble. On leur recommanda de se coucher et de se laisser couvrir la tête un instant. Ajmeri obéit avec docilité et quand elle se releva, elle ressentit un très vif bien-être. Sa robe collait maintenant à son corps et retenait le liquide nourricier contre sa peau.

Guidée par les autres qui étaient plusieurs dizaines auteur d'elle, Ajmeri arriva à la fosse de baptême. Le jour se levait. Elle regarda au loin, découvrit un horizon proche et tumultueux, et d'étranges nuages sculptés au plafond du ciel… Non, ce n'étaient pas des nuages, mais des collines et le sol boursouflé, de l'autre coté du cylindre-île. Sat-Mong était une ville de l'espace dans un tube géant. Les parois bleues coloraient la lumière d'un soleil invisible. Ainsi, ce monde minuscule n'était qu'une sorte d'hôtel pour les voyageurs de l'éternité.

Ajmeri se tenait au bord de la fosse, un bassin en forme de coquillage ovale, d'environ douze mètres de long, sur quatre ou cinq de large. Sans doute existait-il sur l'île plusieurs fosses du même genre. Les nouvelles vivantes se pressaient en silence tout autour du bassin. Quelques-unes étaient là pour recevoir le baptême ; mais les baptisées se montraient aussi sensibles à la solennité de la cérémonie de l'aube. Le baptiste de service se fraya un chemin dans la foule. Ajmeri se souvint. Les baptistes et les sacrificateurs étaient les seuls mâles de Sat-Mong. Ils descendaient de leur séjour volant, sorte de maison aérienne suspendue dans l'axe du cylindre, pour officier les premiers au point du jour et les seconds au crépuscule.

Les plus anciennes des nouvelles vivantes chuchotèrent un nom : « Ekar. ». C'était un homme de haute taille, au visage un peu carré, à la crinière épaisse et sombre, au torse puissant et glabre, planté sur deux jambes musclées. Ses yeux, dans la lueur pâle de l'aube, semblaient presque blancs, presque vides, presque aveugles.

Il se plaça au milieu de la fosse et leva les bras en marmonnant au ciel.

« Maître de l'Univers, voici des voyageuses que nous allons baptiser pour te les envoyer, afin que tu les recueilles éternellement en ta divine substance. À chaque étape… à chaque étape nouvelle… »

Ses lèvres lourdes et sanguinolentes butaient parfois sur les mots. C'était un homme fruste, à l'odeur âcre et fauve.

« À chaque nouvelle étape, elles seront de nouveau baptisées car le nom est le visa de l'immortalité. »

Il poursuivit et son homélie devint plus obscure. Il parlait les yeux fermés et les mains brandies. Ajmeri cessa de l'écouter. La première, elle fut poussée doucement dans la fosse où scintillaient des serpents lumineux. L'eau lui montait aux genoux. D'autres suivirent. Ekar, les yeux toujours fermés, s'approcha d'elle, posa en tâtonnant les mains sur ses épaules, fit glisser sa robe, la dénuda complètement.

« Nouvelle vivante, quel est ton nom d'escale ?

— Ajmeri. » répondit Ajmeri.

Ekar trempa ses mains dans l'eau, lui toucha la tête avec ses gros doigts durs, puis la bouche, les seins, le ventre.

— « Ajmeri, es-tu prête à oublier tes anciennes vies et tes anciens noms ?

— Je le suis.

— Ne souhaites-tu pas revenir en arrière et goûter à nouveau la vie ordinaire ? »

Ajmeri ne s'attendait à cette question. Elle hésita.

— « Non, je ne le souhaite pas. » dit-elle enfin.

— « Souhaites-tu donc poursuivre ton voyage au centre de l'Univers ?

— Oui.

— Sache que le Maître t'attend. Je te déclare baptisée au nom du Cosmos et prête à partir quand tu voudras. Mais je t'engage à rester au moins dix jours sur Sat-Mong pour renouer avec ton être profond et éternel, et te préparer à la prochaine escale. »

Il souleva ses grosses paupières rougeâtres, se pencha sur Ajmeri, scruta son visage.

« Tu as de beaux yeux, toi ! »

Plus tard, Ajmeri se rendit avec Vahanti au lieu des naissances, qui était aussi celui des sacrifices. Un énorme bourgeon de chair palpitait au milieu d'une esplanade légèrement creuse, d'environ trois cents mètres de côté, bordée d'alvéoles bleues qui devaient être les chambres de naissance. Il affectait des formes changeantes. Son sommet s'affaissait par instant. Des pulsations et des remous agitaient sa surface à intervalles réguliers. De loin en loin, de grandes bouches sans lèvres s'ouvraient à sa base.

Ajmeri et sa compagne n'eurent pas à attendre longtemps pour voir la bouche la plus proche bâiller soudain et vomir une sorte de sac, pareil à un œuf géant, sans coquille, de couleur pâle, à l'intérieur duquel on devinait une forme confuse.

Yeruha, qui guettait à proximité, se retourna et appela Ajmeri et Vahanti : « Vous deux, aidez-moi, vite ! ».

Le sac, encore gluant de liquide nourricier, contenait, bien sûr, une nouvelle vivante qui avait commencé à déplier son corps, à la peau foncée, presque noire, de sorte qu'on le voyait nettement dans son enveloppe translucide. Fardeau léger mais glissant. Il faillit échapper à Yeruha et à ses compagnes, au moment où elles entraient dans la chambre de naissance. Le sac, déjà fendu par places, fut déposé en hâte dans un baquet surélevé, à demi plein de lymphe. Dans les naisseries, la lumière d'un bleu glauque, épais, créait une pénombre calmante. Yeruha déchira le sac avec ses ongles et ce bruit donna un long frisson à Ajmeri, comme si on lui décollait la peau du dos. Une jeune et jolie noire sortit encore endormie de l'enveloppe lacérée. Yeruha se lava les mains à une fontaine et s'approcha d'Ajmeri.

« Montre-moi tes yeux, Aj. »

D'un autre côté, une pyramide bleue, tronquée, se dressait contre le bourgeon de chair géant. Un triple escalier, de soixante ou soixante-dix marches, assez rude, menait à une plate-forme longue et étroite, où officiaient les sacrificateurs, trois mâles entièrement nus, armés d'un fleuret ou plutôt d'une longue aiguille à poignée. Les candidates au départ jetaient leur robe et leur collier de baptême devant l'escalier, qu'elles montaient bravement. Arrivées en haut, elles criaient leur nom. Un sacrificateur s'avançait et leur perçait le cœur en leur souhaitant bon voyage d'une voix machinale et morne. Il les précipitait ensuite dans une vaste poche digestive, bouillonnante et chuintante, ouverte en entonnoir cinq ou six mètres au-dessous de la plate-forme. Les sucs acides commençaient une seconde après à ronger les chairs sanglantes qui rejoignaient ainsi la masse du protoplasme. Le cycle était rapide : aucun corps ne restait plus de vingt jours séparé de l'être-mère.

Vahanti raconta qu'une dizaine de ces machines biologiques recyclaient sans fin les corps des nouvelles vivantes. Elle-même, chaque soir, venait assister aux sacrifices, en attendant le sien.

— « Ce n'est qu'un mauvais moment à passer. » dit-elle. « Je m'habitue peu à peu. »

Mais sa main tremblait dans celle d'Ajmeri.

— « Vahanti, j'ai peur.

— Je crois » dit Vahanti sur un ton pensif, « que nous ferons encore beaucoup d'escales. Nous sommes ici pour réfléchir et nous habituer à la mort. J'ai beaucoup réfléchi et je suis presque sûre que ce voyage vers le centre de l'Univers doit nous apprendre à vaincre absolument la peur. C'est pourquoi, à mon avis, il sera long. Combien de fois nous faudra-t-il mourir avant d'être tout à fait délivrées de la peur ?

— Et tout à fait détachées de nos corps ? Combien de fois ?

— Cent fois ? Mille fois ?

— Beaucoup plus ?

— Alors, c'est l'enfer ?

— Seulement le long voyage.

— Pourquoi ce système barbare ? Pourquoi pas le poison ? Une piqûre indolore ? »

Ajmeri était terrifiée.

— « C'est la loi. » répondit Vahanti. « Il doit bien y avoir une raison. »

Quelques passagères — comme disait souvent Yeruha — montaient au sacrifice sans attendre le délai minimum de dix jours. Pour en finir vite… L'expérience semblait montrer que l'épreuve était d'autant plus cruelle qu'on attendait plus longtemps… D'autres restaient des jours entiers assises, à genoux, couchées même sur les marches de l'autel, se hissant parfois d'un degré ou deux, reculant peu après d'autant. Quelques-unes allaient d'une station-bourgeon à l'autre, espérant trouver des sacrificateurs à la main plus douce.

Ajmeri et Vahanti erraient dans le labyrinthe bleu, où il n'existait ni cellules personnelles, ni lieux de repos. Les nouvelles vivantes n'avaient pas besoin de repos. Elles fermaient les yeux quelques secondes, figées dans une encoignure molle et cette pause leur tenait lieu de sommeil. Elles se baignaient de temps en temps dans un bac à lymphe et se lavaient aux fontaines. La fatigue disparaissait dès la fin du premier jour. Le sommeil revenait au dix-huitième jour.

Les assistantes des sacrificateurs traquaient les récalcitrantes du vingtième jour, souvent plus qu'à moitié endormies et incapables de tenir sur leurs pieds. Elles les tiraient, les poussaient, les portaient plus qu'à demi et les jetaient au pied de l'escalier. Quelques-unes se réveillaient assez pour grimper, seules, à quatre pattes, les soixante marches. Il fallait hisser les autres jusqu'à la plate-forme du supplice.

Les sacrificateurs se mettaient à deux pour percer le cœur des dormeuses : soulevées par l'un, elles se faisaient embrocher par l'autre. Certains bourreaux plantaient leur aiguille loin des centres vitaux et s'amusaient à tirer des spasmes et des sursauts de ces corps inertes. Les dormeuses s'éveillaient parfois et réinventaient la douleur à l'article de la mort. « Lève-toi. À genoux ! » Le cœur ferré, elles basculaient dans la panse avide du bourgeon.

Les dernières heures, Vahanti dodelinait la tête, battait des paupières, trébuchait à chaque pas.

« J'ai fait exprès » balbutiait-elle, « d'attendre… le dernier moment… Comme ça… je serai si fatiguée… que je ne… sentirai pas l'aiguille… du tueur… »

Ajmeri l'aida à monter l'escalier pour la dernière fois. L'ascension leur prit une heure — mais il n'y avait pas de montres ni de pendules sur Escale.

Vahanti marmonnait des réflexions harassées et des plaintes larmoyantes : « La vie, la mort, qu'est-ce que c'est ? Dire qu'on ne se reverra jamais, jamais… ».

Ajmeri trouvait que son amie n'avait pas beaucoup progressé spirituellement pendant son séjour sur Sat-Mong. Dans le froid de l'angoisse, elle se demandait si elle n'aurait pas moins peur de la mort quand son tour serait venu. Et la prochaine fois ? Et les cent ou mille fois à venir ?

Vahanti était la dernière sacrifiée du jour. Et le dernier sacrificateur se campait, gigantesque et sombre, tout en haut de l'escalier. Il tenait la poignée de son aiguille pincée entre les doigts de sa main droite et chatouillait sa paume gauche avec la pointe. Sa mâchoire semblait plus carrée, son regard plus impitoyable. D'agacement, il frappait du pied le rebord de la plate-forme. Enfin, il se pencha pour saisir Vahanti par le haut du bras et l'arracher à sa compagne d'un geste brutal. Il voulut pêcher Ajmeri de l'autre main, mais elle se déroba en se laissant glisser de quelques marches. Son temps n'était pas venu.

Un peu plus tard, elle fut tentée de rappeler le sacrificateur pour s'offrir à son aiguille, car elle se sentait soudain le courage de mourir. Mais elle n'était pas prête. Il lui restait plus de dix jours pour méditer et trouver peut-être le sens de la vie ou de l'éternité.

Sur le point d'avoir le cœur percé, Vahanti se retourna vers elle et cria un mot qu'elle ne comprit pas. Fini. La nouvelle morte battit des bras, tomba à genoux, et le sacrificateur la poussa d'un coup de pied dans la panse du bourgeon qui l'engloutit avec un bruit mou.

Ajmeri chercha la solitude. Après Vahanti, elle ne souhaitait pas renouer une autre amitié.

Vahanti morte, déjà sans doute à moitié digérée par la machine de chair. Et bientôt de nouvelles vivantes, jaillies des bouches basses, porteraient dans leurs cellules quelques éléments du corps de Vahanti. Mais elles auraient une autre âme et un autre nom. Pendant ce temps, Vahanti voguait vers une prochaine incarnation, à travers l'espace et le temps. Peut-être même était-elle déjà nouvelle vivante d'une nouvelle escale. Et Ajmeri pensait sans cesse, avec une infinie tristesse, qu'elle ne la reverrait jamais.

Jamais peut-être…

Elle jura de ne plus se lier aux escales suivantes. La leçon était bonne. Il lui en faudrait beaucoup d'autres avant d'être prête pour la destination finale.

Elle bougeait peu. On ne visitait pas Sat-Mong : les bourgeons de chair étaient la seule curiosité de l'île. Elle se trempait une fois par jour dans une fosse à lymphe ; elle se lavait et buvait de temps en temps aux fontaines. Elle assistait rarement aux naissances et aux baptêmes, jamais aux sacrifices. Mais où qu'elle se cache, Yeruha savait la retrouver pour lui dire qu'elle avait de beaux yeux.

Elle voyait avec angoisse les jours fuir et, en même temps, une sorte d'impatience la tourmentait. Elle partit plus d'une fois pour se livrer au bourreau, mais rebroussa chemin au dernier moment. Ou bien elle tardait tant qu'elle arriva à l'escalier la nuit tombée et après le départ des sacrificateurs.

« Si tu veux rester plus longtemps sur Sat-Mong, » lui dit Yeruha, « si tu veux rester très longtemps, tu le peux.

— Non, non, sûrement pas ! » fit Ajmeri. Puis aussitôt, elle demanda : « Comment serait-ce possible ?

— Je te cacherai. Tes cheveux pousseront.

— Mais au dix-neuvième jour, je m'endormirai : ça arrive à toutes celles qui n'ont pas voulu partir.

— Tu pourras devenir gardienne ou assistante. Nous sommes si peu nombreuses et le bourgeon produit toujours plus de nouvelles vivantes. Quand tu voudras partir, rien ne t'en empêchera. Il suffira de couper tes cheveux.

— Mais le sommeil du vingtième jour ?

— Tu dormiras cinq jours, dix jours. Puis je viendrai te réveiller et tu seras des nôtres. »

Ajmeri réfléchit. Elle se représenta l'escalier de la mort et le sacrificateur avec son aiguille à percer les cœurs. Elle accepta.

Yeruha lui répéta qu'elle avait les plus beaux yeux du monde — mais c'était un très petit monde — : bleu d'un bleu intérieur et propre, non par le simple reflet de la lumière.

« Bois ça et suis-moi ! »

C'était un liquide sucré. Ajmeri n'avait encore rien goûté de sucré depuis le début de son escale. La langue collée, elle ne prononça de longtemps un seul mot. D'ailleurs, elle n'avait pas envie de parler. Elle suivit Yeruha à travers un labyrinthe de couloirs, d'escaliers, de passages tortueux, où la lumière buissonnait. Elle ne pouvait s'empêcher de penser que ces escaliers étaient des escaliers de vie et non de mort — mais avait-elle encore envie de vivre ?

Elle avait peur et honte de la vie plus que de la mort. Si elle avait possédé une aiguille de sacrificateur, elle se la serait plantée dans le cœur.

Elle ferma les yeux pour ne pas savoir où Yeruha l'emmenait et ne pouvoir s'échapper si l'envie lui en prenait. Sa compagne lui tenait la main avec de douces pressions de temps en temps. Ainsi conduite, elle tourna jusqu'au vertige dans le dédale bleu.

Fuir le sacrifice n'était-il pas une faute affreuse ? Un crime ? Un péché ? Bien qu'elle ne fût sur Escale que depuis douze jours, elle se sentait gagnée par le sommeil de la fin. Ce liquide sucré que Yeruha lui avait fait boire, au juste qu'était-ce ? Un somnifère ? Quelque chose de pire ?

Elles s'arrêtèrent. Un nid enfin, humide et doux. La lymphe nourricière baignait son corps, infiltrait sa peau. Elle se laissait pénétrer par un immense bien-être. Oubli, oubli.

Oubli.

Elle dormit, s'éveilla, ou rêva qu'elle s'éveillait. Yeruha se penchait sur elle, lui donnait à boire. De l'eau, encore un liquide sucré. Elle balbutia des remerciements.

« Tout va bien, repose-toi ? » dit Yeruha.

Ajmeri essaya de se relever.

— « C'est un crime de vouloir échapper au sacrifice, n'est-ce pas ?

— Dors, tout est bien. »

Ajmeri toucha sa tête, caressa le plumetis soyeux de sa naissante chevelure. Un crime, un crime…

« Dors ! »

Elle dormit, s'éveilla ou crut s'éveiller, dormit encore, rêva de la Terre. Mais la Terre avait-elle jamais existé ? Et Brice Farad ? Combien ce nom lui semblait étranger ! Un rire creva dans sa gorge comme une bulle fétide. Brice Farad, ah, ah. Un homme… Mais qu'était-ce qu'un homme ? La Porsche rouge… Qu'était-ce qu'une Porsche rouge ? Natacha… Mais Natacha était-elle une nouvelle vivante ou une ancienne morte ?

Oubli.

Ajmeri s'endormit, s'éveilla encore, rêva peut-être qu'elle s'éveillait et qu'elle renaissait.

Il lui sembla soudain qu'elle n'avait plus de vie, qu'elle n'avait jamais vécu. Elle appela de tout cœur le bourreau avec l'aiguille du sacrifice. Mais l'escalier de la mort était loin. Elle n'aurait jamais su le retrouver. Et puis elle n'avait même pas la force de se lever. Elle dormit.

Plus tard, dans un demi-sommeil lourd et nauséeux, elle soupçonna que deux femmes aux cheveux longs, peut-être trois, la transportaient à un autre refuge. Elle devina qu'elle était poursuivie par les sacrificateurs ou leurs sbires. Elle pria le Centre de l'Univers mais sa prière n'avait pas de sens, puisqu'elle voulait à la fois rester et partir, vivre et mourir.

Elle oublia Sat-Mong et la Terre, la mort et la vie.

Des cris furieux lui rendirent un semblant de conscience. Elle essaya de cacher sa tête entre ses bras. Elle entendit Yeruha hurler des imprécations, des menaces. Une voix sourde et mâle répondait. Une seconde l'appuya. Ajmeri comprit qu'elle était prise. Elle fut presque soulagée, tant la honte de sa faute la torturait.

« Pardonne-moi ! » gémit Yeruha.

Elle pardonna à Yeruha, dans l'espoir d'obtenir son propre pardon. Elle se rappela une seconde Brice Farad, la Porsche rouge et le chat. Le chat qui traversait la route… Brice donna un coup de frein sauvage. Sauvé. Le chat ne s'était même pas aperçu qu'il avait échappé de justesse à la mort.

À tout hasard, elle ajouta le coup de frein de Brice au pardon de Yeruha et offrit le tout au Centre de l'Univers pour apaiser sa colère. Elle perdit de nouveau conscience.

Quand elle revint à elle, Yeruha n'était plus là. Elle sentit qu'une aide lui coupait ses fraîches boucles. Le froid brûlant d'un rayon lui toucha le crâne. Rasée pour le sacrifice. Les cheveux gênaient sans doute la digestion du bourgeon. On la souleva par les aisselles, mais elle ne put se tenir debout. Les aides la traînèrent, puis l'emportèrent sur leurs épaules, moins qu'à demi consciente. Elle eut un moment de lucidité.

Elle s'évanouit de nouveau en voyant devant elle l'escalier du sacrifice. Elle sentit l'aiguille entrer lentement dans sa poitrine. Imagination. Elle était encore tout en bas de l'escalier. Un sacrificateur descendit quelques marches et lança une corde que les aides passèrent autour de sa taille après lui avoir ôté brutalement sa robe.

L'aiguille de mort… la Porsche rouge… Ajmeri hurla de douleur et de terreur quand elle se vit hâlée vers la plate-forme par les bras puissants du bourreau. Elle porta la main à sa poitrine comme si l'aiguille, déjà, lui piquait le cœur.

« Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas mourir ! »

Mais elle aurait voulu être déjà morte et en route vers une nouvelle escale. Puis sa tête cogna sur l'angle d'une arche et elle perdit connaissance pour de bon.

Brice respira avec effort et regarda longuement, fixement, la jeune femme en blouse blanche, debout au pied de son lit. Il lui fallut plusieurs secondes pour reconnaître sa coiffe. Il arrivait d'un monde où les infirmières n'existaient pas et où les chirurgiens étaient des sacrificateurs. Elle semblait attentive à certains signes qu'elle devait lire sur son visage.

Elle se détourna soudain en rougissant. Brice s'étonna un peu de cette réaction ; puis il se souvint qu'il était sur ce monde, dans cette vie, le célèbre Brice Farad, jeune premier à la mode. Une quinte de rire lui pinça les amygdales.

« Je ne veux pas mourir. » dit-il d'un ton pensif.

— « Vous êtes sauvé, monsieur Farad, » répondit vivement l'infirmière, « mais vous revenez de loin ! »

Brice s'aperçut de son erreur et il en eut froid au fond du ventre. Il avait pensé : Je ne veux pas vivre… Et le mot contraire était venu sur sa langue malhabile. Il demanda s'il pourrait marcher. L'infirmière s'approcha de lui, prit son poignet avec douceur.

— « Comme avant. Mieux qu'avant, qui sait. Et même… » Elle pouffa, prit le drap de Brice et le tira jusqu'à ses pieds. « Aussi bien qu'avant pour tout ! »

Brice Farad se sut alors condamné à vivre cette existence jusqu'à son terme lointain. Un jour, il renaîtrait le crâne nu sur Escale et…

À chaque minute de sa vie, il se souviendrait de Sat-Mong et des sacrificateurs. En attendant la mort : dix ans, vingt ans ou un siècle.

Première publication

"Escale"
››› Escales 2002 (anthologie sous la responsabilité de : André François Ruaud ; France › Paris : Fleuve noir, 2001, non paru). Publication abandonnée en raison du changement de direction littéraire chez l'éditeur.
››› Icares 2004 (anthologie sous la responsabilité de : Richard Comballot ; France › Paris : Mnémos • Icares, novembre 2003)