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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

le Jour des Étoiles

Jérôme Leriel ouvrit le robinet d'eau chaude en s'adressant un sourire satisfait, légèrement énigmatique, dans la glace du lavabo. Il examina son image avec indulgence. Il avait une tête de quadragénaire sans gloire, une tête banale et, ma foi, c'était bien ainsi. Pour être tranquille, mieux vaut passer inaperçu, comme les espions et les saints. Grâce à Dieu, il n'était ni un espion ni un saint ; il se contentait des joies simples d'une vie ordinaire.

Il avança son index tendu sous le filet d'eau chaude qui s'écoulait avec un faible chuintement. Il attendit une minute entière. À peine tiède, pour ne pas changer. Mais, justement, tout allait changer puisqu'il avait enfin reçu un bon pour un chauffe-eau neuf ! Il se retourna, frappa dans ses mains et sortit de la poche de sa veste le précieux papier vert qu'il posa sur la table d'un geste de joueur de carte abattant son atout maître. Dommage qu'il n'y eut personne pour apprécier…

Geste imprudent aussi. La toile cirée, usée, pelée par endroits jusqu'à la trame piégeait dans ses fibres les reliefs graisseux de maints repas pris à la sauvette, sur une page de journal en guise d'assiette. Une tache translucide mordit aussitôt un coin du bon. Jérôme l'enleva en hâte pour le poser sur une étagère de son buffet en bois blanc, entre deux acquisitions récentes qu'il n'avait pas encore pris le temps de ranger : une pochette d'aiguilles à coudre et dix paquets de quatre rouleaux de papier hygiénique. Ces objets, échangés contre des cassettes vidéo, s'ajoutaient à un stock déjà considérable qu'il rassemblait maintenant pour une grosse affaire. Une parmi d'autres… Ses fonctions au ministère de la Culture lui permettaient de récupérer des monceaux de cassettes de propagande gouvernementale. Bien entendu, les bénéficiaires de l'échange s'empressaient de les effacer d'un coup de chiffon électronique. En leur rendant ainsi leur virginité, on multipliait leur valeur par dix ou par vingt.

Malheureusement, Jérôme ne pouvait pas le faire lui-même. Trop risqué. La possession de cassettes vierges était un délit qui pouvait briser sa carrière ; et l'effaçage, si l'on se faisait prendre à ce petit jeu, était un crime passible du camp de liberté (Arbeit macht frei, suivant la formule célèbre).

Jérôme caressa d'un geste à la fois distrait et voluptueux ses rouleaux de papier rose. Les rouleaux étaient beaucoup plus recherchés que les simples blocs de feuilles, à cause du petit cylindre de carton à l'intérieur. Une fille du ministère peignait ces cartons pour en faire des jouets appelés tout-tat-dou. Avec une demi-douzaine de tout-tat-doux, elle s'offrait un collant Hollywood.

Le téléphone sonna sa petite musique fêlée. Encore une réparation en vue. Jérôme ne put s'empêcher de sursauter. On l'appelait peu chez lui. Seuls ses amis de Mickey-Mouse avaient son numéro personnel. Quelqu'un du club pour une quelconque affaire d'“échange personnel”, se dit-il. À moins que la police… Dieu merci, c'était Paul-Louis, connu sous le pseudo commercial de La Sardine, un des Mickeys les plus efficaces du club.

« On se voit à la bibliothèque ? Je t'ai dégotté un mécanicien très sympa. Tu m'en diras des nouvelles !

— Sympa, ouais… Mais capable ?

— Un diéséliste de première. Aucune panne normale ne lui résiste. Si les paysans vous jettent pas un sort, ça ira ! Et il a sa filière personnelle pour les pièces. À demain matin ?

— OK. À la bibliothèque du Mouse, au rayon Libéralisme, comme d'habitude ? »

La destination première du Mouvement social pour les Étoiles (Mouse) était la collecte des fonds destinés à l'exploration spatiale, particulièrement, en cette année 2034, à l'implantation des Européens dans le système Lalande 21185, situé à deux parsecs et demi de la Terre. Un système de six planètes où la République de l'Union européenne (Roue) disputait aux Américains, aux Russes, aux Japonais, aux Chinois, aux Indiens, aux Brésiliens et à quelques autres une planète de type terrestre nommée Adam (que les Anglo-Saxons appelaient planète Smith). De l'argent, des écus, des francs, des marks, des livres, des dollars, des yens, il en fallait beaucoup, beaucoup. Pour en recueillir, tous les coups étaient permis. Le Mouse avait donc reçu l'autorisation d'organiser, moyennant une modeste dîme, la “bourse nationale des échanges rationnels” : le troc légal. Les Mickeys animaient de tout leur cœur la première entreprise commerciale de France, en se foutant pas mal des étoiles qui servaient de prétexte à leur fiévreuse activité. Les bureaux, les appartements, sans oublier les chambres à coucher, et aussi la rue, les champs, les transports en commun même leur servaient de locaux. Ils étaient partout. Et ils ne se cachaient, un peu, que pour être pris au sérieux.

Paul-Louis donna à Jérôme une tape sur l'estomac qui était sa façon de saluer.

« Attends-toi à une surprise au sujet du mécanicien. Je ne te dis rien de plus, car je n'ai pas encore son acceptation définitive. Il faut que tu répondes à quelques questions sur ton projet. »

C'était un jeune homme tant soit peu rose et gras. Spécialisé dans le rationnel alimentaire, il était bien obligé de goûter parfois les échantillons. Jérôme loucha sur son blouson de daim.

— « Ce truc est neuf ?

— Presque. Il m'a coûté un jambon !

— De cochon ?

— De quoi serait un jambon s'il n'était de cochon, mon pauvre vieux ? Il faut que tu m'exposes ton affaire en détail. Pas pour moi, mais pour le mécano, qui ne veut pas prendre de risques sans être sûr du coup.

— Le coup est sûr » dit Jérôme, « et les risques négligeables. On est le 29 septembre. Le 10 octobre sera le Jour des Étoiles. Le pays tout entier sera pratiquement en congé pendant à peu près quarante-huit heures, surtout cette année, avec tout le bruit qu'on fait autour de la planète Adam. Même les services fiscaux seront réduits à dix pour cent de leurs effectifs.

» Le 9, je pars avec un camion du ministère de la Culture et tout un matériel vidéo hors d'usage que je foutrai en l'air en arrivant. Plus, naturellement, une cargaison d'échange : cassettes, produits d'hygiène et de toilette, petit outillage, sous-vêtements féminins, rien que des choses peu encombrantes. Direction le Sud-Ouest : c'est la meilleure région pour le rationnel alimentaire. Bien entendu, je suis en règle. J'ai un ordre de mission : je vais montrer aux paysans des films sur la conquête de l'espace le Jour des Étoiles. Mais les contrôles douaniers et fiscaux seront à peu près nuls. On pourra donc faire le voyage en une petite journée, au lieu de deux et demie à trois en temps ordinaire. Et personne ne vérifiera en détail le chargement du camion…

» Sur place, nous échangerons nos marchandises le plus vite possible contre du rationnel alimentaire. De qualité, naturellement, et en nous basant sur les listes que tu nous remettras. Si nous n'avons pas assez de monnaie d'échange, nous achèterons et…

— OK, OK, mais je voudrais voir ce que tu as prévu pour le retour.

— C'est le plus difficile. Note bien que ça se passera peu de temps après le Jour des Étoiles. Avec les distributions d'alcool gratuites, sur lesquelles on peut compter cette année encore plus que d'habitude, la moitié des gens seront saouls. Mais on ne peut quand même pas envisager un retour par la route.

— C'est plus sage. Et alors ?

— Alors, on met le camion en panne à proximité d'une gare. Là, il faudra que le mécano trouve quelque chose d'intelligent. J'emporte un certificat de non-dépannage pour véhicule administratif. On trouve quelqu'un qui veut bien nous le signer, moyennant des pièces détachées, des outils ou n'importe quoi. Et on n'a plus qu'à faire rapatrier le camion par fer !

— Ouais. C'est ingénieux.

— Il n'y aura qu'un contrôle au chargement. Nous trouverons bien un Mickey qui fermera les yeux pour un prix raisonnable en marchandises.

— Il y aura un contrôle à Paris, à la sortie de la gare.

— C'est là que tu interviens. Mais pense au nombre de taxes fiscales et douanières, nationales, régionales et européennes qu'on va escamoter !

— Oh ! une bonne quinzaine, ce qui fait entre deux cents et trois cents pour cent du prix départ. Mais il y a un problème que je connais bien. Le transport du camion par chemin de fer mettra entre dix jours et un mois. Tu ne peux donc pas prendre de la marchandise fraîche. Il te faudra trouver des conserves, en boîte de préférence. Et de la viande sous sel et sous graisse. La graisse, il y en a sur place. Mais je sais de source sûre que le sel est très rare en Aquitaine. Je t'en donnerai trois ou quatre cents kilos que tu emporteras. Tant pis pour la charge. Même chose pour les boîtes… Les gens n'accepteront ton échange à un cours normal que si tu fournis des boîtes vides, neuves de préférence. Sans oublier les couvercles… Les bocaux de verre sont trop lourds, mais les joints de caoutchouc ont une valeur inestimable. On va essayer d'en trouver. »

Jérôme éclata de rire et La Sardine prit un air de gros bébé en colère, au bord des larmes.

« Qu'est-ce que j'ai dit de si drôle ?

— Mais rien, rien du tout. » dit rêveusement Jérôme. « Il m'est venu une idée toute bête. Il y a dix-huit ans, quand on a institué le Jour des Étoiles, j'étais un gamin romantique. Peux-tu imaginer que j'ai déposé une demande pour émigrer sur un monde lointain..? quelque chose comme la planète Adam, qui n'était pas encore découverte. Et depuis je ne sais combien d'années, je passe le Jour des Étoiles à courir après le ravitaillement… enfin le rationnel alimentaire. Je vais récidiver une fois de plus. En oubliant mes rêves d'enfance ! »

Paul-Louis haussa les épaules. L'hilarité de Jérôme avait attiré l'attention de deux jeunes femmes qui faisaient mine de feuilleter des livres et discutaient de rationnel ferreux. Les deux hommes entendirent : « … sept tonnes de tôle ondulée neuve… cherche du sanitaire et de l'huile de moteur… ». Ils se regardèrent avec une grimace. Paul-Louis entraîna son ami jusqu'au rayon Marxisme-Léninisme-Keynésianisme.

— « Le coup du certificat de non-dépannage est génial. Il ne faut pas l'ébruiter. Je me demande si ces filles ne sont pas tout simplement à la pêche aux informations. Sept tonnes de tôle ondulée neuve, ça ne s'est jamais vu ! »

Elle s'appelait Amanda : brune et jolie, solide et gaie, elle avait un diplôme d'État de diéséliste, et un autre, beaucoup plus sérieux, de dépannage auto-camion du Syndicat de la Voirie urbaine. C'était donc la surprise annoncée par La Sardine… Surprise qui n'étonna Jérôme qu'à moitié. C'était tout à fait le genre de son ami Paul-Louis. Lui-même n'aimait pas trop mélanger le plaisir et les affaires ; mais il avait bien l'intention de fêter le Jour des Étoiles d'une façon ou d'une autre. En outre, il ne connaissait pas les intentions de son associée. Peut-être ne souhaitait-elle pas non plus le mélange ? Ce fut elle qui aborda la question, dès qu'ils furent sur l'autoroute déclassée, en direction d'Orléans, la voie la moins contrôlée pour sortir de Paris.

« C'est bon, je marche au tiers net. »

Jérôme, qui conduisait, hocha la tête en signe d'approbation. Il s'attendait à ce pourcentage. Un mécanicien homme aurait demandé le quart, mais aurait été selon toute vraisemblance à moitié moins compétent. Elle le regarda sous le nez d'un air un peu provoquant. Elle portait un short très court et ses cuisses dorées valaient bien six tubes de dentifrice ou une boîte de tournevis au rationnel.

« Vous trouvez ça cher ? Mais je serai très coopérative. »

Jérôme entreprit de dépasser une charrette à cheval, qui zigzaguait un peu trop habilement entre les nids-de-poule. Il se rabattit d'un coup de volant un peu sec et, voyant devant lui une longue ligne de chaussée presque intacte, il écrasa l'accélérateur, oubliant de ménager la précieuse machine qui avait encore plus de cinq cents kilomètres à faire.

— « D'accord. Vous savez, je suis une sorte d'idéaliste. J'ai monté l'opération Jour des Étoiles pour l'amour de l'art. Je me moque du bénéfice.

— Pas moi. » dit-elle. « J'en aurai besoin. Je compte l'investir. Au fait, c'est La Sardine qui s'occupe de mes intérêts.

— Merci pour votre coopération.

— Dans les affaires de rationnel, il y a toujours un peu d'irrationnel en prime. J'en ai tenu compte en fixant mes conditions. Vu ?

— Je ne suis pas sûr de vous suivre.

— Nous économiserons une chambre d'hôtel. Ça va ?

— Ça va. »

Le ciel fumait de publicités pour le Jour des Étoiles et la planète Adam. Un dirigeable au ventre orné d'une comète arrosa le camion d'une pluie de confetti en forme d'étoiles : les festivités commençaient. Plus loin, une banderole lancée au-dessus de la chaussée proclamait : Longue vie au soleil Lalande 21185 !

Amanda tourna le bouton de la radio, avec un geste d'excuse.

Une speakerine débita sur un ton lyrique, comme si elle avait attendu ce moment toute sa vie : « “La planète sur laquelle nous descendîmes après notre long vol parmi les étoiles fut la première d'un lot nombreux…” Cette merveilleuse citation est extraite d'un livre admirable écrit il y a un siècle par un écrivain génial : Créateurs d'étoiles d'Olaf Stapledon. Bien sûr, nous ne sommes pas encore des créateurs d'étoiles. Mais voyez comme cette phrase s'applique bien à notre planète Adam. La planète Adam est un monde en cours de création. Je dis : “un monde”, car… »

Amanda poussa le curseur et tomba sur une radio locale reconnaissable à sa netteté et à sa puissance : « Vous êtes bien d'accord ? » demanda une voix masculine, sur un ton péremptoire. « Très bien. Alors, la question est de savoir comment nous, citoyens de La Villeneuse-de-Vénus, Eure-et-Loir, pouvons aider à la conquête de l'espace et en particulier à la terraformation de la planète Adam… ».

« Ces braves gens ne sont pas trop dans le coup. » dit Jérôme. « La planète Adam n'a pas besoin d'être terraformée puisqu'elle est de type terrestre. »

Amanda changea de poste : « Quant au moyen d'aider, je le connais : il leur suffit de donner beaucoup d'écus ! ».

« Je pense qu'on va leur expliquer. » dit Jérôme. « Le Jour des Étoiles est fait pour ça. »

Un quart d'heure plus tard, le bégaiement d'un signal mal réglé les arrêta au poste de douane régional de La Villeneuse-de-Vénus. Un employé glissa le laissez-passer de Jérôme dans un lecteur qui refusa de fonctionner.

« C'est le Jour des Étoiles, hein ? » fit Jérôme d'un air idiot.

L'homme jeta à la carte un coup d'œil dégoûté et la rendit sans un mot. Un autre employé tira la porte latérale du camion et souleva en ricanant la bâche étoilée qui recouvrait le matériel. Il fit une réflexion dénuée de sens sur Castor et Pollux. Un troisième douanier sortit de la guérite, la casquette de travers, une bouteille à la main.

— « Eh, la Culture, venez donc boire un coup ! »

Jérôme hésita. C'était le milieu de la matinée. La seule pensée du schnaps lui révulsait l'estomac. « Je conduis, hein, les gars… »

Mais déjà Amanda s'avançait en riant : « c'est pas de refus. J'ai la gorge sèche !

— Vous avez déjà touché votre schnaps ? » demanda Jérôme en feignant la surprise.

— « Le camion est passé il y a une heure. Vous n'avez pas eu le vôtre avant de partir ? J'aurais cru que le ministère de la Culture était servi avant tous les autres ! » ajouta l'homme avec un gros rire.

— « On a été bien servis. » dit un second. « On a même quelques bouteilles pour le rationnel. Est-ce que ça vous intéresse ? »

Jérôme soupira. C'était un racket poli mais il ne pouvait refuser.

Amanda répondit pour lui : « Et comment !

— Je suppose que vous avez des cassettes prop cachées derrière, vous, les gens de la Culture ? Cinq cassettes pour une bouteille de schnaps, ça va ? »

C'était du vol ; mais Jérôme acquiesça. Ils avaient deux cents kilos de cassettes prop dans le camion.

Ils durent stopper une dizaine de fois au cours de la journée, ce qui représentait environ quatre ou cinq heures d'arrêt, durée raisonnable pour le Jour des Étoiles. En temps normal, on comptait sur Paris-Bordeaux six heures d'arrêt pour une voiture particulière, douze à quinze heures pour un camion de l'Administration, vingt-cinq à trente heures pour un véhicule de transport… Jérôme et Amanda n'eurent en fait que deux semblants de contrôle. Mais quatre fois au moins, ils furent obligés de partager les agapes des douaniers : schnaps, vin chaud, biscuits à la farine blanche, tout cela en l'honneur de la planète Adam et des autres mondes du ciel.

Au poste de Châtillon-d'Éridan, ils arrivèrent avant le camion de distribution d'alcool. Comme ils avaient entre-temps récupéré trois bouteilles de schnaps au rationnel, ils les échangèrent contre de la marchandise saisie par les douaniers : un gros tube de dentifrice d'État, qui valait à peine deux boîtes de cent vingt-cinq grammes de pâté de porc, une paire de lunettes de soleil cassée mais réparable et deux carnets de papier à cigarette… Amanda fit honneur au vin chaud mélangé à du vrai café noir. En repartant, elle riait comme une folle et dut s'accrocher au bras de Jérôme.

« C'est pas tous les jours le Jour des Étoiles, hein ? »

Jérôme approuva. Il se sentait un peu coupable. N'avait-il pas trahi le jeune garçon qui rêvait de Tau Ceti (trois parsecs et demi) ? Il entreprit de coller sur le camion les affiches qu'il avait jusqu'ici négligé de mettre en place : Vive le Jour des ÉtoilesVive Lalande 21185Gloire aux cosmonautes européens

Aux environs de La Ferrière-Le Centaure, il fallut changer le câble d'embrayage. Jérôme craignit un instant que sa mécano, déjà un peu grise, n'eut des difficultés pour réparer. Mais elle s'en tira avec une habileté “cosmique”, selon l'expression à la mode, et se moqua gentiment de lui… À Saint-Benoît-Compagnons-de-Sirius, ils rencontrèrent une bande de Mickeys en panne sèche avec leur camionnette diesel. Ces confrères rentraient sur Paris avec un chargement de champignons frais.

Jérôme avait pris la précaution d'emporter trois bidons de trente litres de gazole. Il ne pouvait pas abandonner une équipe du Mouse sur la route ; mais il ne voulait pas non plus prêter un bidon de carburant sur une vague promesse. Il laissa Amanda négocier le rationnel. La jeune femme ne travaillait pas pour le Mouse, elle, ce qui lui permit de se montrer très dure. Contre trente litres de gazole, les Mickeys durent donner vingt kilos de champignons, quatre rouleaux de papier hygiénique, une clef anglaise, un calendrier porno, douze piles de poche, un collier anti-puces pour chat, deux cartes routières, un coupe-ongles et un seau de peinture entamé. C'est à partir de ce moment que Jérôme commença à se sentir mal dans sa peau. Il se mit à raconter à Amanda des Histoires de planètes qu'il avait lues dans son enfance, en mélangeant les récits de voyages contemporains et les romans de Science-Fiction du siècle dernier.

« Si tu me parlais plutôt d'amour, chéri ? » suggéra la jeune femme.

— « J'ai raté ma vie. Je comprends que tu me méprises ! »

Elle haussa les épaules.

— « À ce soir ! »

Ils franchirent la dernière douane de région à Neuville-Jupiter. Ils décidèrent de s'arrêter pour passer la nuit au premier hôtel qu'ils trouveraient sur leur chemin. Ils comptaient se lever tôt et consacrer la journée entière du lendemain à visiter les marchés “derrière l'église” qui abondaient dans le Sud-Ouest. Et puis il leur faudrait mettre sous sel, le plus vite possible, les champignons récupérés un peu plus tôt.

Ils trouvèrent finalement une chambre au rationnel, dans un hôtel du syndicat agricole, à La Chapelle-Washington 5584. Le repas était payable en écus ; pour la chambre à un lit, ils firent affaire avec six paquets de papier hygiénique, trois tubes de produits d'entretien divers et deux savonnettes.

En mangeant les escargots à la crème et l'omelette aux cèpes qui étaient les principales spécialités locales, ils regardèrent vaguement un reportage en holovision sur l'arrivée des colons au cosmoport de La Nouvelle-Luxembourg, capitale de la zone européenne de la planète Adam. On distinguait nettement deux catégories de gens : un petit nombre de comédiens payés pour manifester leur enthousiasme et les vrais engagés qui avaient en général payé cher pour être là et commençaient à regretter leurs écus.

Quant au ciel d'Adam, il était bleu ; ses mers allaient du bleu au vert sale, en passant par toutes les nuances de gris. Le sol prenait tour à tour la couleur du sable, du roc, de l'argile et de la végétation… On pouvait se dire, au choix : À quoi bon faire quatre-vingt mille milliards de kilomètres pour retrouver à peu près les paysages terrestres ? Ou bien : Ça ne peut quand même pas être un hasard si Dieu ou l'Univers a mis une autre Terre à la portée de l'Homme. Bien entendu, la propagande gouvernementale privilégiait la seconde conception.

À côté de Jérôme et d'Amanda, quatre jeunes géomètres venus de Paris pour refaire le cadastre de la région menaient grand tapage, après avoir vidé une bouteille de schnaps gratuit. Ils se moquaient de l'un d'entre eux, nommé Léon et affublé du sobriquet de Regulus (Alpha Leonis), qui avait déposé une demande d'émigration pour Adam. Les autres disaient en riant qu'il demandait la lune sans un rond, car il lui manquait le premier écu pour payer le prix de son voyage.

Mais Regulus s'insurgea : « Je suis un spécialiste ! ».

Les autres s'esclaffèrent : « Le gouvernement de la Roue a encore plus besoin d'écus que de spécialistes. Surtout de spécialistes dans ton genre… Si tu étais ingénieur de première catégorie, je ne dis pas. ».

Jérôme et Amanda lièrent connaissance avec la joyeuse bande et découvrirent que les géomètres occupaient leurs loisirs au rationnel. Ils avaient un stock d'alimentaire frais qu'ils étaient prêts à céder contre des cassettes, de l'hygiène et du bazar, ou même des écus. Jérôme et Amanda prirent soixante kilos de viande et de champignons qu'ils décidèrent de mettre au sel tout de suite, de sorte qu'ils montèrent dans leur chambre très tard.

« Tu me plais. » dit Amanda en souriant.

— « Quoi ? » fit Jérôme qui pensait aux étoiles.

— « Ce n'est pas le premier voyage de ce genre que je fais. Tous les Mickeys avec qui j'ai travaillé accordaient une priorité absolue au lit. Ce n'est pas comme ça que je vois la vie. Figure-toi que j'envisage de me mettre à mon compte. Je ne te dirai pas que je cherche un associé… mais je ne te dirai pas non plus le contraire ! Excuse-moi. » ajouta-t-elle en commençant à se déshabiller. « Je crois que je suis un peu saoule !

— L'opération Jour des Étoiles s'annonce plutôt bien. » dit Jérôme. « Mais je suis un peu nostalgique.

— Regarde-moi. J'ai un truc contre la nostalgie. »

Elle lui administra une forte dose du vieux remède qu'elle but avec lui. Leurs deux cœurs battirent ensemble la chamade. Ils mêlèrent leur souffle, le perdirent chacun son tour puis ensemble. Jérôme oublia les étoiles.

S'il avait eu dix-huit ans, il aurait dit à sa compagne : « Un jour, je découvrirai une planète superbe dans l'immensité de l'espace et je lui donnerai ton nom. Amanda : un monde où toutes les filles seront belles comme toi… ». Enfin, des âneries de ce genre. Mais il avait deux fois dix-huit ans. Il lui demanda quels étaient au juste ses projets.

« Tu rentreras à Paris sans moi. » dit-elle. « Je vais me fixer dans cette région qui est la meilleure pour l'alimentaire. J'installerai un atelier de dépannage indépendant et je continuerai le rationnel, bien sûr. La Sardine sera mon correspondant à Paris. Il a de l'étoffe, ce garçon tout rose, avec son enseigne au milieu de la figure. Et toi… Mais, bah, je crois que tu n'es pas trop porté sur l'alimentaire ? »

Jérôme réfléchissait. Pourquoi pas, après tout ? Il avait gagné pas mal d'argent au rationnel. Il s'ennuyait à la Culture où il devait continuer à faire acte de présence car son activité au Mouse devait garder l'apparence du bénévolat. D'un autre côté, ses relations au ministère devaient lui permettre de se procurer une licence d'indépendant à un prix raisonnable. Il pourrait peut-être même s'offrir en prime une carte du parti social-libéral, ce qui faciliterait énormément ses allées et venues entre Paris et la campagne… car lui non plus n'avait pas l'intention d'abandonner le rationnel…

Il s'endormit dans les bras d'Amanda et rêva œufs, cochons, jambons, et jeux tendres.

Le lendemain était le Jour des Étoiles proprement dit. Dès l'aube, les cloches des églises sonnaient à toute volée. À peine ouvert, l'hôtel était envahi par des gamins qui vendaient des badges Adam et Ève, Vive Lalande, Poussière d'étoiles, Rendez-vous sur Rama, Mon village et les astres, L'autre Terre est une bonne idée… et bien d'autres. Des dirigeables et des avions barbouillaient le ciel de slogans du même genre. Une chaîne de télévision locale présentait les pionniers d'Adam originaires de la région. Le correspondant avait retrouvé à La Nouvelle-Luxembourg un jeune pâtissier né natif de La Chapelle-Washington 5584 et… passionné de rationnel. On lui demanda inévitablement si les affaires marchaient bien sur un monde neuf comme Adam. « C'est encore un peu limité. » avoua le pâtissier. « Mais près de la zone russe, il y a de grosses possibilités, à condition d'être prudent… »

Jérôme et Amanda se renseignèrent sur les sites pittoresques de la région. Ils n'avaient pas l'intention de faire du touriste ; mais ils cherchaient une gorge profonde pour larguer tout le matériel qu'ils trimballaient depuis Paris en guise de couverture. Le brave camion partit au premier coup de démarreur et ne manifesta pas la moindre velléité de tomber en panne. Amanda en était frustrée. Jérôme riait.

« Tu te rattraperas en le sabotant intelligemment quand on aura fini.

— Ouais, ça me fait mal. »

Aussitôt déchargés, ils se mirent en campagne et arrivèrent à un petit bourg du Périgord appelé Saint-Pierre-de-Tau-Ceti. Le nom plut à Jérôme. Tau de la Baleine était une de ces étoiles qui dansaient avec leur cortège de planètes dans les rêves flamboyants de son adolescence. Maintenant, se dit-il avec une pointe de regret, je ne pense plus qu'au rationnel. Je suis un homme, quoi !

Tout en discutant avec les paysans qui avaient déballé leur marchandise dans le vieux cimetière, il songeait à ce curieux mot. Autrefois, "rationnel" qualifiait ce qui était conforme à la raison. Le rationnel s'opposait à l'irrationnel, à l'absurde, à l'anormal… Plus tard, l'adjectif s'était appliqué aux échanges organisés, calculés, par opposition au troc sauvage. Puis l'idée de “ration” s'était introduite d'une façon ou d'une autre dans le substantif pour en faire un mot à part entière, un des plus typiques de la société actuelle. Désormais, le rationnel ne désignait plus seulement l'échange systématique de biens et de produits, mais aussi un mode de vie et une philosophie.

Jérôme s'aperçut tout à coup qu'il n'avait plus le cœur à marchander avec les paysans. Deux vieilles femmes qui débitaient du saucisson et du lard profitèrent habilement de sa lassitude. Il ne leur en voulut pas. L'alimentaire ne l'inspirait plus. Amanda prit le relais et réussit sur-le-champ une bonne affaire. Elle n'hésita pas à faire ouvrir une boîte de conserve prise au hasard dans un lot. Jérôme dut admettre qu'il n'aurait pas osé, mais il ne fit aucune remarque. Il admira en silence Amanda, sa verve de camelot, son sens de la négociation et sa connaissance des cours.

Son désir de s'associer avec elle pour le bon et pour le meilleur, pour le jour et pour la nuit, sortit renforcé de cet épisode. Mais elle le regardait d'un air un peu narquois et il se demanda si elle n'avait pas changé d'avis à son sujet.

« Je ne suis pas sûr d'être fait pour ce travail et cette vie. » dit-il sur un ton amer. « Mais, Dieu des Étoiles, pour quoi suis-je donc fait ?

— C'est seulement que tu as bu trop de schnaps et de vin au café depuis vingt-quatre heures. » dit Amanda presque tendrement. « Moi, ça me convient. Je n'aime pas que mes partenaires se réservent de plein droit le premier rôle, sous prétexte qu'ils sont des mâles !

— Nous avons tout pour nous entendre. » conclut Jérôme et il s'en alla boire un verre d'eau bouillie surtaxé au café de l'Église et d'Antarès réunis.

À Montagnac-Mizar, ils trouvèrent une coopérative rationnelle organisée par les producteurs d'alimentaire, ce qui facilitait beaucoup les échanges, mais naturellement les cours étaient moins avantageux qu'au marché derrière l'église. Amanda et Jérôme firent quelques allées et venues entre le marché, qui se tenait en réalité dans le jardin du presbytère, et la coopérative installée dans les douches publiques. Jérôme était d'avis de traiter avec cette coopérative pour la totalité du chargement. Cela permettrait d'embarquer le camion dès le lendemain… qui serait encore un peu le Jour des Étoiles.

« On aura toute la nuit pour mettre les produits frais sous sel et sous graisse. De plus, je pense que les gens de la coopérative pourront nous trouver une bonne signature pour le certificat de non-dépannage.

— Peut-être, mais nous allons payer cinq à dix pour cent de plus qu'au marché libre. »

Jérôme réfléchit un moment.

— « Si nous devions nous fixer par ici, » dit-il enfin, « je sais bien ce qu'il faudrait faire. Face à la coopérative des vendeurs d'alimentaire, il faudrait fonder une coopérative tous produits… Une sorte de supermarché rationnel qui… »

Amanda posa la main sur son poignet.

— « Tu as bien dit : “Nous” ? »

Il la regarda en souriant.

— « J'ai bien dit : “Nous” ! »

Trois jours plus tard, le camion bourré d'alimentaire était embarqué pour Paris sur un wagon prioritaire, avec un volet du certificat de non-dépannage collé sur le pare-brise et l'autre sur le capot. Les douaniers et les employés de la Société européenne du Rail s'étaient partagé une dîme raisonnable. La Sardine pouvait espérer prendre livraison de la marchandise dans une douzaine de jours.

Le patron de la coopérative de Montagnac-Mizar avait mis Jérôme en relation avec un fonctionnaire du gouvernement régional qui travaillait pour le Mouse.

« Qu'est-ce que vous faisiez, camarade Mickey, avant d'être à la Culture et au rationnel ? » demanda à Jérôme cet intéressant personnage.

— « J'étais dessinateur, camarade Mickey.

— Bon. »

L'homme réfléchit un moment.

« On est en train de refaire le cadastre. » Il baissa la voix… « Je suppose que le rationnel immobilier vous intéresse. Mais vous ne voyez pas ce que c'est au juste ? Eh bien, en traçant la nouvelle carte et en établissant les nouvelles matrices, nous arrivons à faire disparaître des surfaces importantes. Peut-être un jour pourra-t-on faire disparaître des communes entières. En attendant… »

Jérôme écouta d'une oreille distraite les explications de ce Mickey de haut vol. Il était prêt à accepter n'importe quel emploi pour rester avec Amanda et quitter le ministère de la Culture… Deux jours de plus et le projet prit corps. Il appela le ministère pour demander une prolongation de son ordre de mission. On lui répondit qu'il devait rentrer sans délai pour une affaire extrêmement grave et urgente. Il ne put obtenir aucune explication et se perdit en conjectures. Il fut tenté de déserter, mais rejeta cette idée folle. L'Administration pourrait bloquer son compte au moment où il aurait besoin de tout son argent. Il devait se mettre en règle autant avec le ministère qu'avec le Mouse. D'ailleurs il avait encore de nombreux problèmes à régler. Il décida de se rendre à Paris aussi vite que possible. Par le train, il lui faudrait deux jours et demi. Trop long. Il choisit donc l'avion. Pour obtenir une place assise dans le premier vol en partance de Périgueux-Draconis, à destination de Paris, il dut faire appel au rationnel. Outre le prix du billet en écus, il remit à un agent d'assurance qui faisait le courtier pour ce genre de choses un gigot de mouton, six cassettes prop, huit rouleaux de papier hygiénique, six savonnettes, deux tubes de dentifrice de luxe et la boîte de peinture qu'Amanda avait récupérée sur la route et qu'ils avaient gardée dans leurs bagages. La jeune femme l'aida beaucoup à réunir ces marchandises. Son inquiétude montra à Jérôme combien elle tenait à lui et à leur future association.

Il crut d'abord à une farce que ses collègues auraient imaginée pour le Jour des Étoiles. Il lut une dizaine de fois la note-courrier inscrite sur son terminal personnel.

Cher Européen Jérôme Leriel,

Vous avez adressé à nos services il y a quelques années une demande d'émigration sur une planète nouvelle. En raison du grand nombre de candidats, il n'a pas été possible de donner suite à votre demande plus tôt. D'autre part, nous avons été informés que votre compte à la Banque générale franco-luxembourgeoise atteint un montant suffisant pour couvrir vos frais de voyage jusqu'au système Lalande 21185 et vos dépenses d'installation sur la planète Adam. Votre candidature a donc été retenue, bien que vous soyez près de la limite d'âge. Faites-nous connaître rapidement votre décision.

Ma candidature ? Il alla examiner dans la glace du lavabo la tête d'un candidat à l'émigration stellaire. Il éclata de rire. Eh bien, franchement, tu n'en as pas l'air, mon vieux.

Son œil accrocha un morceau de papier vert oublié sur le buffet, à côté d'une pochette d'aiguilles. Le bon pour un chauffe-eau neuf, payable en écus au marché officiel. Bien entendu, l'installation se ferait au rationnel. À moins que… Une idée folle lui traversa l'esprit ; mais il la chassa d'un geste, comme une mouche importune.

Qui a bien pu me faire cette farce ? Sûrement un camarade Mickey… Par acquis de confiance, il appela le Centre européen d'Émigration spatiale. Contre toute attente, la lettre qu'il venait de lire était authentique. Jérôme Leriel, trente-six ans (mais en paraissant quarante), figurait en bonne place sur la liste des passagers pour la planète Adam !

Au moment précis où son compte en banque atteignait la somme minimale calculée par les financiers, un ordinateur vigilant et doté d'une mémoire très sûre inscrivait son nom et son numéro sur une liste bleu ciel, avec la mention marginale Pigeon de troisième catégorie, à ne pas négliger… Il avait déjà tant ri qu'il se dérida à peine. Il avait mis vingt ans pour accumuler ces quelques centaines de milliers d'écus. Il n'allait pas jeter sa fortune dans le panier percé de la conquête spatiale, même pour un séjour enchanteur sur la planète Adam. D'autant que cette sacrée planète n'avait peut-être rien d'enchanteur et que le billet de retour n'était pas prévu.

Non, non, non ! se dit-il. C'est grotesque. C'est à pleurer. Ils prennent vraiment les gens pour des imbéciles. Comment peut-il exister un ordinateur assez borné pour croire que je marcherai dans l'arnaque ? Ah, ah, ah !

Il tenait le bon dans une main et la copie de la lettre tirée par son imprimante dans l'autre. Il les regardait tour à tour. Ces deux morceaux de papier étaient aussi dérisoires l'un que l'autre.

Le Jérôme Leriel quadragénaire — ou presque — considérait la lettre du Centre d'Émigration avec un sourire fat et supérieur. Un autre Jérôme, tapi dans le cœur du premier et plus jeune de dix-huit ans, posait sur le papier vert du bon un regard incrédule.

Alors, tu es en là, mon vieux ?

Vieux ou pas, il ne pouvait que décliner cette offre cousue de fil blanc. Et puis les étoiles étaient trop loin, alors qu'Amanda l'attendait tout près. Il se vit marcher avec elle le long de la vie, les deux pieds sur la Terre et le cœur au chaud. Il ne pouvait pas l'abandonner — quoiqu'elle fût très capable de se débrouiller seule. Est-ce qu'il l'aimait ? Elle lui plaisait. Il avait pour elle de l'affection, de l'estime et du désir. C'était bien ça, l'amour ? En tout cas, c'était assez pour mener en sa compagnie une vie parfaite : la vie qu'il souhaitait secrètement depuis toujours.

Non, pas depuis toujours. Depuis… qu'il avait cessé d'être ce jeune garçon romantique qui rêvait de Tau Ceti : ça faisait quand même une bonne douzaine d'années, quinze peut-être. Mais le jeune garçon romantique avait la vie dure. Il bougeait encore.

Tu es adulte, Jérôme Leriel. Il faut oublier tes rêves d'enfance. À jamais.

Est-ce si difficile ?

Oui, c'était difficile. Et à cause de ce stupide bon vert qui avait sur le jeune homme romantique l'effet d'un chiffon rouge devant le nez d'un taureau. Le vert et le rouge sont des couleurs complémentaires.

Un chauffe-eau électrique, c'est ça qui fait rêver, hein, à notre époque de pénurie !

Il ne pouvait plus se parler à lui-même sans se décocher des : Hein mon vieux ? Ou : N'est-ce pas, mon vieux ? Mais il n'avait pas quarante ans. Il approchait la limite d'âge. Il ne l'avait pas encore dépassée.

Il dormit mal. Une sorte de patache interstellaire, en forme de chauffe-eau et peinte en vert, bondissait moqueusement autour de lui comme un dauphin dans sa piscine. Au matin, le jeune homme romantique l'attendait devant un œuf sur le plat.

Jérôme Leriel, pense au nombre de chauffe-eau que tu pourrais t'offrir avec le prix d'un billet à destination de Lalande 21185… À condition que tu aies assez de bons et que l'industrie européenne soit capable de produire tous ces appareils, ce qui est douteux.

Est-ce qu'on a de l'eau chaude au robinet sur la planète Adam ?

Qui sait ? Les héros de Jack London ne l'avaient pas. Mais les temps changent.

Il se sentait ridicule et malheureux en face de ses collègues du ministère et des camarades Mickeys. « Personne, » disaient-ils, « n'avait jamais entendu parler d'une chose aussi drôle. ».

« Qu'est-ce que tu ferais sur Adam, camarade Mickey ? » lui demanda La Sardine sur un ton de pitié. « Du relationnel ?

— Il n'y a pas que le relationnel, dans la vie. » dit Jérôme.

— « Bon. Et qu'est-ce qu'il y a, en particulier ?

— Je ne sais pas, moi. Le rêve, l'idéal…

— Jérôme ! » fit La Sardine sur un ton de reproche. « Tu n'as plus dix-huit ans !

— Ça se voit tant que ça ? » demanda Jérôme.

Il n'eut pas le courage d'appeler Amanda pour l'informer de sa décision. Il lui écrivit un mot très bref du cosmoport européen de Rome.

Les rêves d'enfance sont terribles : on ne peut jamais les oublier. Pardonne-moi… Je continuerai le rationnel sur la planète Adam. L'alimentaire m'intéresse de plus en plus et le jambon est très demandé dans les étoiles. Pense à moi.

P.-S. : Ci-joint un bon pour un chauffe-eau électrique neuf.

Première publication

"le Jour des Étoiles"
››› Science-Fiction 5, octobre 1985