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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Grand-mère du jour

« Je te cède la place dans dix minutes, ma vieille. Bonne journée ! »

Annelise Goethe-Sorel finissait de se démaquiller dans sa cuisine en surveillant son chef robot. Elle effaçait ses dernières fausses rides et ses mèches aile de corbeau pissaient encore la teinture blanche.

— « Merci de tes vœux. » ricana Madia Shakespeare, future grand-mère du jour. Bien qu'elle ne fût pas encore coiffée, elle paraissait vraiment ses cent dix-sept ans. Elle avait choisi le modèle conventionnel, très populaire auprès des enfants du premier collège électoral.

La Goethe-Sorel ne put s'empêcher de lancer une dernière pointe : « Tu vas sûrement plaire au pépé d'en face !

— Pépé Joseph Tolstoï t'emmerde et moi aussi ! » répondit Madia en coupant la communication d'un bref claquement de langue codé. Elle prit le miroir-écran posé sur le fauteuil Directoire ou Mitterand, ou quelque chose comme ça, et le posa sur le buffet Napoléon III ou IV, juste devant le portrait en trois dimensions de Pépé Paul. Pépé Paul était son cinquième mari. Le relief ne l'avantageait pas. Elle recula pour juger de l'effet d'ensemble. Les cinq miroirs-écrans s'alignaient sur le buffet de la salle de séjour, transformé en console télémat par Bayard, un des plus jeunes et des plus habiles de ses arrière-petits-enfants. Et, derrière les écrans, trônaient symboliquement ses cinq maris. Elle adressa un clin d'œil à Pépé Harry, son préféré, et appela le countdown avec le code désirée. L'écran de Pépé Werner égrena les chiffres : 9 minutes 17 secondes… 16 secondes… 15 secondes… Le meilleur, se dit la future grand-mère du jour, c'est quand on écoute le compte à rebours !

Elle redressa légèrement le portrait de Jeune Alpha-Soleil, son second mari. Jeune Alpha-Soleil avait eu la bonne idée de mourir à la fleur de l'âge — à peine cinquante ans —, à une époque où les hommes adultes ne restaient pas rivés toute la vie à leur console de jeu électronique. Neuf minutes… La petite Meg qui devait la coiffer était en retard. Ah, les gosses… Elle jugea qu'elle avait le temps de jeter un coup d'œil à la chambre rose, celle du couple Adler-Améria.

Son arrière-petit-fils Adler était branché. Elle vérifia les divers cadrans car elle ne faisait jamais confiance à cent pour cent à l'ordinateur de ménage. Un des chiffres de l'âge était en train de bouger. C'est demain son anniversaire, au fait. Ce cher petit aura quarante-deux ans… Elle étudia les indicateurs de perfusion et de dialyse. Température : 37° 6. Tout était normal. Les yeux d'Adler clignaient à peine, mais des images ultra-rapides défilaient sur son écran : il était bien en action de jeu.

Assise sur son lit, la tête casquée et le regard halluciné, Améria vivait en rêve le cinq ou dix millième épisode de son grand amour au Moyen Âge ou Dieu sait quand. Madia vérifia également l'appareillage de contrôle. La jeune femme était enceinte d'un garçon, modèle Garry 28. Tout allait bien, comme toujours. Tout allait toujours bien. Sans la politique, la vie n'eût pas été très drôle.

La grand-mère revint à la salle de séjour. Elle s'installa devant le buffet tandis que Meg, onze ans et douée, s'occupait de ses boucles et lui vaporisait un peu plus de blanc sur les cheveux. Un gamin d'à peine huit ans l'appela sur l'écran de Pépé Harry.

« Grand-mère du jour, pouvez-vous nous dire pour la chaîne Mercurama s'il est vrai que vous voulez vraiment donner le droit de vote aux grands-pères, à partir de cent dix ans, pour faire plaisir aux pépés de l'Est ? »

Madia regard le countdown sur l'écran de Pépé Werner.

— « Je ne suis pas encore grand-mère du jour. Rappelle dans trois minutes.

— Madia Shakespeare, » demanda une fillette de neuf ou dix ans sur Pépé Paul, « quel effet ça fait d'accéder pour vingt-quatre heures au pouvoir suprême de l'Ouest uni ? Chaîne King Royal. »

Madia Shakespeare croisa les deux index, puis toucha le buffet et cracha sur la moquette.

— « Un jour, c'est bien court. Je ne peux pas m'empêcher de rêver à un coup d'État qui me donnerait le pouvoir pour une semaine entière ! »

Première publication

"la Grand-mère du jour"
››› le Matin de Paris 2122, 29 décembre 1983, sous le titre de "Tolstoï t'emmerde"