Non-nouvelle, non récit, réflexion interrompue, méditation sans suite sur peut-être une ou plusieurs histoires de Science-Fiction ou n'importe quoi sans importance.
Une histoire de Science-Fiction assez classique : nouvelle, simple épisode de roman. C'est un point de départ comme un autre. Pourquoi n'écrirait-on pas de la Science-Fiction classique ? J'ai envie de raconter des choses folles en ayant tellement l'air d'y croire qu'à la fin j'y croirais. Et puis relire Stendhal. Ce serait ça, le paradis : prendre six mois de vacances dans un pays perdu et lire, relire tout Stendhal. Maintenant, allons-y. Après avoir vécu tant d'années dans les gigantesques cités de la Terre du xxiie siècle, quelle joie de retrouver la trougle familière des Montagnes sanglantes ¡ L'ex-premier secrétaire Herman Dari Laguernahaut descendit du Nangoam, le cheval ailé d'Ask-Tar. Il adressa un geste d'amitié au puissant animal et marcha vers l'arbre sur lequel la trougle avait poussé. C'était une grosse boule flasque, devenue un peu grise en quarante années de sommeil, mais qui avait été autrefois d'un bleu ardent et magnifique. Elle s'accrochait par des centaines de tiges et de suçoirs à l'arbre qui la portait, un kovak géant à feuilles translucides. Oui, je suppose que ça ressemble un peu au roman de Vance les Maisons d'Izm, que je n'ai pas lu. Aucune importance. Je n'ai pas vraiment envie d'écrire une histoire sur une maison-végétal : je voudrais vivre — un moment — dans cette maison. Ah, il y aussi les noix-cabanes du Monde vert d'Aldiss. C'est un rêve d'enfance, un désir que je traîne depuis des siècles, mais je suppose que pour en faire une nouvelle de Science-Fiction il faudrait transposer transposer transposer davantage — et à quoi bon ? Au temps du “Rayon fantastique”, c'était possible, ç'aurait même été original. Peu importe. Un désir reste : qu'en faire ? La personnalité d'Herman Dari Laguernahaut (l'ex-premier secrétaire de quelque chose) m'intéresse finalement plus que l'histoire de la trougle. Enfin il me semble. H.D.L. ressemble beaucoup à mes personnages actuels. « Des figures issues du monde de l'enfance vivent une existence grotesque et merveilleuse. » écrit Michel Nuridsany dans le Figaro, à propos des Singes du temps. Peut-être peut-être. J'ai aussi très envie de faire habiter H.D.L. dans la trougle. En même temps, je voudrais écrire l'histoire de l'A-honve, qui n'a absolument rien à voir avec ça. Évidemment, je pourrais créer un lien. Par exemple en mêlant H.D.L. à l'incendie de l'A-honve. À quoi bon à quoi bon à quoi bon ? De toute façon, je ne crois pas pouvoir écrire avec des idées. J'écris avec des désirs. Voir Boris Eizykman pour plus de détails. Enfin pourquoi se lancer dans de vieilles histoires de ce genre, space opera, planètes bizarres, extraterrestres, au lieu de faire de la fiction spéculative qui m'intéresse cent fois plus ? D'accord d'accord mais la trougle et l'A-honve sont là là là, vieilles lunes peut-être, vieux désirs inassouvis, tout ça lié à l'enfance naturellement, mais aussi probablement à des frustrations d'adulte ou d'auteur et puis un côté expérience aussi, je ne sais pas, écrire avec ses tripes comme on le fait dans la bande à Moorcock ce n'est pas toujours facile on n'a pas toujours les tripes au bord des lèvres et il y a des moments où tout ça m'emmerde un peu. Je n'ai plus envie de faire de la théorie. De l'action de l'action de l'action ¡ Je suis un romancier d'action, un auteur de un auteur de un auteur de qui a manqué sa voie la vie l'aventure les folles chevauchées voilà pour quoi j'étais fait. Pourvu qu'elle s'éveille ¡ pensa Herman Dari Laguernahaut. Petit suspense : va-t-elle s'éveiller ? Je passe au présent pour augmenter la tension. H.D.L. a un moment d'angoisse — il a tort de s'en faire, on n'est pas dans “Galaxie/bis”, mais enfin c'est la vie. Et puis il sait bien qu'une trougle peut dormir plus d'un siècle sans dommage et s'éveiller alors pour accueillir son maître. Même si les gamins Grugs s'amusent parfois à la tourmenter — très envie d'écrire quelque chose sur les gamins Grugs, avec pas mal de sexualité pourquoi Dieu sait —, elle peut demeurer intacte et fidèle pendant des décennies. Là, je tiens un fil. J'en parlerai plus loin. Au fond, ça marche plutôt bien. Il s'approche de l'arbre, crie longuement « Ôhôhôhôhôhô ¡ » puis lance une série compliquée de coups de sifflet : sept courts, deux longs, deux très longs, deux longs, deux courts, un long, un court, un très long. Le désir d'enfance est assez clair ici… Mais ce n'est pas tout. Il y a un mot-clé qui n'est pas sans implications politiques ou sexuelles. Les centres de veille de la trougle réagissent tout de suite. Le végétal répond par une vibration sonore ; un long frémissement parcourt sa surface encore ridée mais qui se tend peu à peu tandis qu'apparaissent lentement des taches de couleur vive. « Ôhôhôhôhôhô ¡ » crie le voyageur. « Ta-Manaha, » (joli nom, je trouve) « c'est moi ton maître, moi Herman Dari Laguernahaut. Ta-Manaha, c'est moi qui suis revenu près de toi ¡ » Cette machine fait mal les points d'exclamation. J'en mets le moins possible. Dans un sens, l'histoire existe maintenant. Je veux dire l'histoire de la trougle et de H.D.L. Je pourrais l'abandonner, passer à l'A-honve ou à n'importe quoi, je ne pourrais pas faire qu'elle n'existe pas. Le réveil du monstrueux parasite commença. Des gerbes de tentacules flexibles jaillirent de son corps et entourèrent les branches du kovak. (Retour au passé pourquoi donc ?) Un épais réseau de fils tombe jusqu'au sol en une pluie serrée. La trougle tout entière a déjà doublé de volume. Plusieurs de ses protubérances viennent presque toucher la terre écarlate (pourquoi pas écarlate ?). Classique ou non, la Science-Fiction est une littérature de fantasmes. Dans la S.-F. classique, peut-être sont-ils tout simplement (les fantasmes) mieux déguisés. Peut-être n'aurais-je pas dû tout de même choisir une histoire comme celle de la trougle pour cette première infiction. Mais je l'ai fait parce que j'en avais envie. Pourquoi pas ? Désirs contradictoires. Écrire des récits merveilleux et y croire. Un. Et en même temps, désir de casser le récit en passant tout de suite au deuxième et au troisième degré, d'aller voir ce qui se cache derrière les fantasmes et les mythes. Deux. Les infictions — il y en aura peut-être beaucoup si tout va bien — ne sont pas forcément liées à la S.-F. J'avais envie de faire une infiction S.-F. pour commencer, c'est tout. J'ai proposé ce texte à Robert Le Gloanec pour Nyarlathotep. Les fanzines n'ont pas à copier servilement les revues professionnelles. Ils doivent aider la recherche — sans se prendre pour le C.N.R.S. ¡ — et accueillir des trucs dont les revues professionnelles ne voudraient pas. Si R. Le Gloanec ne prenait pas “Infiction 1”, il raterait sans doute sa plus grande chance d'entrer dans l'histoire de la littérature — mais il la prendra… Les infictions c'est simplement ce que j'ai envie d'écrire quand j'en ai marre du reste. Et, sans rigoler, je me demande si ça ne pourrait pas devenir un aspect de la Science-Fiction. Et même de la littérature de demain — oui monsieur, mec, groc —… de la Science-Fiction littérature expérimentale — et Dieu sait qu'elle l'est, de nos jours. Les méchants diront que j'essaie de faire mon petit Ballard, mais je m'en fous. J'ai vraiment très envie d'écrire de la fiction et en même temps de réfléchir à haute voix sur ce que j'écris, d'en parler comme ça, de me marrer un coup, de dire tout ce qui me passe par la tête pour revenir un peu plus loin à mon histoire si je ne l'ai pas perdue en route. Un roman ou une nouvelle dont on ne peut pas sortir pendant un certain nombre de pages, vingt ou trois cents, c'est tuant. C'est bien, c'est le jeu, mais c'est quand même artificiel. Considérez donc que je fais ici un retour à la nature. Sur quelques fils et tentacules, des cellules nouvelles (futures maisons) commencent à apparaître. Ta-Manaha reconnaît son maître et manifeste sa joie par de nombreux frémissements de sa surface, de ses fils et tentacules. En faisceaux de plus en plus serrés, ils entourent Herman qui sourit, les mains tremblantes d'émotion tendues vers la trougle. À première vue, ça manque un peu de sexe, bien qu'on soit en plein symbole sexuel. C'est un conte de fées. J'aimerais bien écrire des contes de fées mais de très érotiques contes de fées pour les petites filles qui n'oublient pas de prendre la pilule sous prétexte que qu'il y a un oiseau de toutes les couleurs dans le jardin où que Miquette a attrapé un lézard. « Ôhôhôhôhô ¡ » crie H.D.L., puis il lance des syllabes complexes et rythmées, avec dominantes en â et û. C'est un code, bien sûr. Importance des codes. Dans les tout premiers trucs que je me souviens d'avoir écrits sur mes cahiers d'écolier, il y avait des codes et le décodage était une de mes distractions préférées. La plante met quelque temps à comprendre. Ce n'est pas à proprement parler un être intelligent, mais elle possède un système de réflexes très complet ainsi qu'une mémoire fabuleuse. Enfin voici qu'elle paraît se souvenir de ce qu'on lui demande. Elle noue des centaines de fils pour former un confortable hamac sur lequel Herman s'étend pour être aussitôt soulevé, emporté vers le sommet de la trougle qui s'ouvre comme une coque. L'homme est déposé dans une pièce informe qu'il reconnut pourtant car elle avait à peine changé en vingt ans — ou quarante. Seule la couleur des parois avait un peu pali. Herman se souvenait d'un brun clair, marbré de traînées rousses. Il retrouvait maintenant un jaune paille presque uniforme. Il n'aurait su dire si cela tenait au vieillissement de la trougle ou simplement à son sommeil. Dans le premier cas la décoloration des parois devait être irréversible. Il fit quelques pas dans la salle ronde. Divers objets se trouvaient là où il les avait laissés, dans un état de conservation impeccable : ses papillons épinglés sur un morceau de cuir, sa collection de poupées, ses os de seiche, ses peaux de rat, les fruits qu'il avait disposés dans les creux du tissu végétal pour que la trougle les momifie. Ici se pose la question de savoir qui est H.D.L. Je sais peu de choses sur lui. Il a un nom de héros conçu tout exprès pour le space opera ou l'heroic fantasy. Plutôt l'heroic fantasy. Peut-être me servirai-je de lui plus tard si je me décide à écrire un récit du genre. Je n'ai pas très envie d'écrire de l'heroic fantasy. Seulement de rêver à des personnages et des scènes du type de ceux qu'on rencontre dans les récits de Leiber, de Moorcock ou de Daniel Walther. Si je fais de l'heroic fantasy à mon tour, ce sera quelque chose d'assez particulier. Avec ou sans Herman Dari. Ce qui me plaît dans ce personnage, pour le moment du moins, c'est un certain contraste entre ce que son nom évoque d'aventure épique, le passé exaltant que je lui prête et son retour à la maison végétale, cette retraite quasi-fœtale dans la trougle où il a passé son enfance et sa jeunesse. Je pourrais imaginer toutes sortes d'événements qui viendraient perturber sa tranquillité et relancer l'action. Mais je n'en ai plus envie. Je veux lui donner la paix et la sécurité. L'arbre qui porte la trougle et la trougle elle-même sont munis de défenses formidables — dont Van Vogt ne rougirait pas. Herman est en sécurité. Mais je ne souhaite pas lui offrir dans l'immédiat l'occasion d'éprouver la valeur de ces défenses. Je me mets à sa place. Ou bien je le mets à ma place. Cette maison vivante à peu près inviolable, c'est celle que j'aurais voulu avoir quand j'étais enfant. Un peu l'équivalent du camion rouge des Singes du temps. Mes parents allaient de maison en maison, de ferme en ferme, toujours à la merci d'un congé du propriétaire. Posséder une maison était pour moi un désir obsessionnel. Je l'aurais voulue absolument sûre, à l'abri des incendies, de la foudre, des inondations, de tout ce qui faisait trembler mes parents, et en outre presque invisible — pour vivre heureux vivons cachés ¡ Mais une maison ne me suffisait pas. J'aurais voulu qu'elle soit aussi un être capable de nous aider, de nous défendre, de faire le jour et la nuit, la pluie et le beau temps. Il faut croire à la trougle. Elle existe. Tout ce que j'écris est vrai. Tout ce que je décris existe. Je le crée de mes désirs. Je vous demande de croire à la trougle comme si vous l'aviez rencontrée dans un récit classique et non distancié. Maintenant qu'est-ce qui va arriver ? Dans une nouvelle, des incidents devraient survenir et l'action se développer. Je devrais même songer à un dénouement. Mais j'ai envie de laisser mon héros tranquille, de le regarder vivre dans la trougle, de penser à lui, de m'identifier à lui, non dans l'aventure et l'action mais dans la paix et la solitude. Et je me suis pris une fois de plus au piège de mes désirs contradictoires. Non seulement Herman Dari ne me ressemble pas mais il n'est pas vrai — seule la trougle est vraie. C'est un héros au nom brillant et pompeux, un personnage de Science-Fiction à l'ancienne mode. J'avais envie d'écrire une histoire sur ce personnage. Au départ il m'intéressait plus que la trougle. Et maintenant si je tenais encore à écrire une nouvelle de Science-Fiction il m'offrirait pas mal de ressources. Je pourrais même imaginer avec lui un récit new wave. Mais pour une fois, par le biais de l'infiction, j'ai échappé à la règle contraignante du récit. Je suis libre. Qu'est-ce que je vais faire ? J'aimerais raconter avec un luxe de détails extraordinaires les longues soirées passées par Herman dans la trougle, ses nuits, ses jours, ses rapports avec le végétal, toute sa petite vie tranquille. Et puis il y a le cheval ailé que j'ai oublié dehors et les gamins Grugs dont je ne sais pas grand-chose. Et toujours pas de sexe. Je pourrais amener une femme dans l'arbre, une voisine, une visiteuse, n'importe qui. C'est peut-être ce que je ferai. Mais j'aurais préféré que la trougle intervienne plus directement, peut-être en suscitant des fantasmes érotiques ou un truc comme ça. Attendons qu'elle soit tout à fait réveillée. Reste à savoir si les fantasmes seront suffisants ou s'il faut quand même faire venir la femme. Par contre je ne sais pas identifier les symboles impliqués dans l'histoire de l'A-honve — s'il y en a. Je vois à peu près où je veux en venir mais sans savoir vraiment pourquoi. Le spectacle qu'offrait l'A-honve incendiée, se liquéfiant peu à peu, était splendide, répugnant et bouleversant. Mais l'apparition du petit personnage (il s'appelait Liki ou quelque chose comme ça) me frappa plus encore car il avait, malgré ou à cause de sa petite taille, Dieu sait, un air serein, une silhouette harmonieuse, une grâce physique éblouissante. Je n'avais jamais vu aucun être de cette sorte et les nains me fascinent. Et le voyant venir de loin vers moi je crus que c'était une fille. Mais lorsqu'il fut plus près — marchant toujours vers moi —, je sus que c'était un mâle et je le regrettai. Il avait des membres longs et fins — ai-je dit qu'il s'appelait Liki ou un nom comme ça ? —, la peau très rose, un peu luisante, d'immenses yeux bleus, ombragés de cils clairs. Une poupée germanique. Il avait de petits pieds mais de grandes mains. Il portait une sorte de costume d'arlequin, fait de carreaux rouges, blancs et noirs, qui laissaient nus son dos et ses membres. Au sommet de sa tête un peu ronde se dressait une grosse touffe de cheveux cendrés qui retombaient sur sa nuque. « Liki ¡ » dit-il en s'approchant de moi. Je joignis ma main à la sienne pour répondre à son geste. Puis il m'adressa la parole dans la langue du pays que je comprenais un peu et parlais tant bien que mal. Je saisis qu'il avait quelque chose de très important à me dire ou à me demander. Il m'entraîna jusqu'à la sortie d'un tunnel rocheux où soufflait un vent frais venu de la mer tournante. De là nous pouvions suivre le spectacle de plus en plus prodigieux (les essaims se regroupaient au-dessus de l'A-honve en feu pour un combat de masse) sans être incommodés par la chaleur et l'odeur écœurante. Liki était volubile et j'avais beaucoup de mal à comprendre le quart de ce qu'il me racontait. Il me posait aussi des questions — sans me laisser le temps de répondre. Cependant, j'étais fort intrigué et je ne souhaitais nullement écourter l'entretien. Je filmai la scène sans qu'il s'en aperçoive mais les films pris à la lueur de l'incendie étaient flous et à peu près indéchiffrables. Liki voulait savoir, me sembla-t-il, ce que nous comptions faire des hommes-abeilles survivants après le combat. Je répondis que je n'appartenais pas au commandement de la base ni d'ailleurs à un commandement quelconque. J'ignorais absolument ce que les militaires allaient décider. Je crus bon d'ajouter que je n'avais aucune sympathie pour ces gens-là (les militaires, pas les hommes-abeilles) et que s'ils étaient restés chez eux, c'est-à-dire chez nous, rien ne serait peut-être arrivé. À mon avis, il fallait rendre tout de suite leur liberté aux hommes-abeilles. Mais Liki m'affirma qu'ils ne pourraient pas connaître la liberté. Avec force gestes, dans un mélange savoureux de basique solarien et de sabir piouf-piouf, il m'expliqua que les esclaves de l'A-honve avaient eu le cerveau enlevé à leur naissance et qu'ils ne pouvaient se livrer à aucune activité non végétative sans être commandés par le super-cerveau de l'essaim. « Le mieux serait de les manger. » Et comme je paraissais horrifié, il ajouta : « Ils sont gorgés du suc de l'A-honve. On enlève la peau et les viscères et on a un régal divin. C'est sans doute pour ça que les essaims-maîtres vous les ont donnés en compensation de l'homme blanc qui a été tué. ». Le sommet de l'A-honve brûlait toujours. Sa base commençait à verdir et bientôt plus rien ne différencierait ce rocher des autres rochers verts de Dompal. Liki me toucha le bras en riant. « Dis-moi, ami, sur ta part d'esclaves, tu voudrais pas m'en vendre un. — Qu'est-ce que tu veux en faire ? — Le manger, naturellement. Comme je ne suis pas gros, j'en aurai au moins pour trois lunes. » Un peu lourd ? Un peu poussif ? En réalité, il n'y a pas dans cette petite miette de récit la moindre tentative d'humour. Ce qu'il y a je n'en sais rien. Ce pain de sucre gigantesque que j'ai baptisé A-honve et ces hommes-abeilles sans cerveau et éminemment comestibles me trottaient dans la tête au début des années cinquante, à l'époque où je m'étais amusé à écrire mon premier roman de Science-Fiction. Ils sont toujours là. Je n'ai jamais osé les utiliser, ils correspondent à un désir encore vivace mais que je n'ai jamais pu identifier exactement. Il me faudrait une A-honve à proximité de ma trougle. J'arriverais bien à me procurer de temps en temps un morceau de sucre brun-vert. Je n'ai aucune envie de manger un homme-abeille. Mais peut-être y a-t-il aussi des femmes-abeilles. Je vois très bien Herman Dari Laguernahaut en trouver une d'une façon ou d'une autre, faire l'amour avec elle et un peu plus que l'amour jusqu'à ce que l'envie le prenne de la dévorer après un coït plus ou moins frustrant. Je le vois très bien résister à ce désir quelques heures ou quelques jours puis, excité par la trougle, puissante ordonnatrice des fantasmes sexuels qui le hantent, tuer la femme-abeille et manger ses seins, ses cuisses et son sexe bourrés du suc de l'A-honve. Après ce festin, le voici pris d'une sorte d'ivresse mêlée de remords et d'horreur et de Dieu sait quoi, quittant la trougle, errant dans la campagne. Je me fous complètement de ce qu'il va faire maintenant. Mettons qu'il va accompagner son ami le Arpop qui partait justement pour une randonnée aux confins de la planète, vers le pays des roches-serpents, afin de rapporter pour ses filles qui attendent le mariage les os sacrés des bibicombs préhistoriques en matière de dot, enfin n'importe quoi. Herman ne m'intéresse plus, mais je le récupérerai peut-être si je me décide à écrire un récit d'heroic fantasy. Cela dit, je m'installe à sa place dans la trougle. Le cadavre de la femme-abeille — ou ce qui en restait — s'est changé en un gros tas de sucre que je vais mettre en pot pour mes provisions d'hiver. Il reste aussi les ailes, translucides, vaguement bleutées. Ces ailes mises à part, la femme-abeille vivante ressemble à la plus belle call-girl d'Archeville. Je vais donc m'installer à la place d'Herman et, comme la trougle n'est pas tout à fait d'accord, je suis obligé de me servir d'un acide spécial pour l'obliger à ouvrir ses portes et à retirer ses cloisons porte-graines. Je prends possession de la salle centrale. Là, au cœur du système nerveux réflexe de la trougle, se trouve la chambre du maître de maison. Je me couche en disposant autour de moi les ailes de l'esclave. La trougle m'aidera à cultiver un joli fétichisme sur ces attributs. C'est comme ça que nous ferons connaissance. Elle aura vite oublié Herman parce que je suis beaucoup plus réceptif que lui aux suggestions perverses. J'avais dit qu'elle était absolument fidèle à son maître. Mais puisque les choses ont tourné ainsi, je reviens sur cette affirmation pour la tempérer un peu. Disons qu'Herman a foutu le camp comme un salaud, que la trougle était encore mal réveillée et que les conditions optimums pour un changement de propriétaire étaient réunies. L'être végétal n'avait aucune envie de s'endormir pour quarante ans de plus et je suis arrivé juste au bon moment. Si j'écrivais un récit de Science-Fiction, je saurais expliquer ça de façon très convaincante. Il y a sans doute là le point de départ d'une nouvelle ou d'un roman, un peu dans le ton de Farmer à l'époque d'“Ouvre-moi, ô ma sœur…”. Je n'écrirai pour cette fois ni roman ni nouvelle, car je n'ai plus envie d'inventer une intrigue plus ou moins artificielle avec une action et un dénouement pour enrober un désir que j'ai mis à nu. En tout cas, si après cette infiction j'écris une histoire sur les thèmes de la maison vivante et du cannibalisme sexuel, je ne les transposerai pas dans un cadre extra-planétaire avec l'attirail du space opera. J'essaierai plutôt de trouver un biais onirique pour rester plus près de mon désir. En fait, l'infiction — qui est entre autres choses une sorte d'auto-psychanalyse à partir d'un thème de fiction — est peut-être dangereuse, stérilisante et anti-S.-F. Je m'aperçois que je n'ai même pas cité la phrase de Boris qui sous-tend cette réflexion : « Toute réalité est réalité de désir », page 197 de son livre Science-Fiction et capitalisme. Cette affirmation qui paraît osée dans une perspective réaliste et ne doit pas être prise à la lettre pourrait servir de sous-titre à toute la série des Infiction. Celle-ci — la première — était une expérience. J'aurais bien voulu commencer par la deuxième, qui sera peut-être très différente. Je ne sais pas. On va voir. La bouteille est jetée à la mer. Les messages suivants dépendront peut-être des réponses faites au premier. Non que j'aie vraiment besoin de réponse puisque je me parle à moi-même ; mais s'il y en a ça peut tout changer. En ce moment, le langage est mis en question dans un certain nombre de romans de Science-Fiction : Babel 17, l'Enchâssement, Autobiographie d'une machine ktistèque. Mais j'ai quand même l'impression qu'on se sert peu et mal du langage tel qu'il est, à cause de la rigidité des moyens d'expression dans lesquels il s'insère : romans, nouvelles, articles, essais, etc. Je crois qu'à la limite chacun devrait inventer son propre “véhicule” sinon son propre langage. La seule originalité des infictions, c'est qu'elles partent de la Science-Fiction en essayant d'aller un peu plus loin — bien qu'elles ne soient pas forcément, je le répète, liées à la Science-Fiction et tributaires d'elle. Mais elles n'auraient probablement jamais existé sans la S.-F. Un des traits essentiels de l'infiction, c'est d'être n'importe quoi, selon l'humeur du moment, de commencer n'importe comment et de s'arrêter quand j'aurai envie de lire un bouquin, d'aller me promener avec mon chien ou d'écrire autre chose, par exemple un récit de Science-Fiction, sans être obligé de conclure et de trouver une chute ou un dénouement comme dans un article ou une nouvelle. Et justement, je